1688e kilomètre, aube, 24’39’’00

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Résignée et contrainte, l’obscurité délivre enfin les cris de ceux qui, captifs de son voile, ne peuvent plus se réjouir de l’aube nouvelle ; aujourd’hui, elle ne se lève que pour nous, pour les quatre encore debout.

 Élevé au rang de ces bienheureux, je toise l’embrasement matinal, la poitrine bombée de fierté, puisant en celle-ci une énergie libératrice. La piste défile à toute vitesse ; je file à tout rompre, ionisant les kilomètres comme poussière dans l’atmosphère. Et pour la première fois, j’ai le sentiment que la trinité de tête est à ma portée, qu’une énième ruée sur la voie de la souffrance m’ouvrirait les portes de l’Élysée.

   Accepteront-ils de m’y faire une place ? Que leur en coûterait-il de laisser, sur la vaste plaine cosmique, briller à leurs côtés un destin qu’exalte un souffle nouveau ? Peu de choses, je m’en convaincs ; la Course ayant éteint la plupart de ceux qui les avoisinaient jusqu’alors. À l’or de l’astre du jour, j’enflamme ce noyau gelé, amorçant un palpitant insensé, qui me tambourine l’air cadencé d’un espoir brûlant.

Je m’enfièvre.

Je me consume.

Je renais.

Et comme tous ceux qui ouvrent les yeux pour la première fois, j’arpente, insouciant, la crête de l’existence, acceptant sans mal les deux versants qui en dévalent. Mes indicateurs ne se donnent plus la peine de fluctuer désormais ; entêtés, ils s’acharnent à vouloir percer le plafond algorithmique sous lequel on les a enfermés : les voilà condamnés à l’obsolescence, incompatibles avec l’ampleur de mon audace.

   Je suis au bord de l’effondrement. Un faux pas et je m’évanouis dans les bras de quelques mânes de l’oubli. Et pourtant, je souris ; je gagne, je gagne du terrain.

   Surgissant de l’ombre olympienne, je m’en suis avisé. Il ne s’agissait que de quelques centimètres alors, recueillis à grande peine : comme l’ivraie à défaut de blé. La certitude d’une erreur s’impose à moi d’emblée : euphorique d’en être encore, je ne veux pas prêter le flanc à une possible déception, qui pourrait rompre, sans aucun mal, l’équilibre précaire qui me porte plus que mes jambes. Cependant, à mesure que l’espace qui nous sépare se réduit, je me rends à l’évidence : il faudra à Niké, pour son aubade, chanter un nom de plus.

   Comment ai-je pu, ne serait-ce qu’un instant, refuser à Elpis et Apaté leur parenté ? Aveuglé, peut-être, par la créance que trouvait mon exploit en mon esprit, j’avais omis qu’elles sont sœurs et que sur toutes les voies connues des hommes, elles se meuvent toujours de pair, partageant la même ombre. Un spectre qui me rattrape à présent d’une main glaciale, figeant mes illusions, pétrifiant mon reflet défait dans le miroir de la véracité : je n’ai jamais rien gagné sur mes adversaires ; ils se sont, tout simplement, arrêtés.


Denis d’Europe,        Théodore d’Io,

et



Atalante de Pélion.

Ils sont tous là.

 Immobiles au centre de la piste, ces prodigieuses statures se guettent, avides du moindre mouvement. Entièrement dévoués à cette attente fébrile, de celles qui embrasent les foyers belliqueux, c’est à peine s’ils font cas de mon arrivé. Pourtant, Atalante m’a vu, nul doute n’est possible : nous opposant, à tous les trois à présent, son intense regard d’airain. Mais elle ne laisse rien paraître, restant de marbre, solide, inébranlable.

 À mes côtés, l’impatience érode inexorablement l’appréhension. Les prétendants s’observent comme pour se convaincre d’agir et déjà leurs poses sculpturales s’ébrèchent, faisant place à une terrifiante tension martiale : l’affrontement se profile et je reste interdit, sidéré par la fureur en gestation. Je parviens, malgré tout, à bredouiller, comme pour moi-même, des mots de paix, des paroles que je sais vaines : que peut le rameau d’olivier lorsque brûle le cœur des hommes ?

 Un cri s’élève, m’arrachant à mes pensées : Denis d’Europe, convoquant à témoin sa patrie toute entière, déferle sur sa rivale au nom de Jupiter. Emporté lui aussi par son tourbillonnant compatriote, Théodore d’Io s’élance à son tour, brûlant d’envie d’éclipser celle qui lui fait tant d’ombres. Et déjà l’orage gronde, fait tomber en trombe ces coups éclairs, qui me soufflent à chaque impact. Des fulgurances électriques aveuglantes, m’empêchant de voir qui, dans cette lutte tempétueuse, écume de la rage la plus féroce.

Cet ouragan emporte tout, et je sens qu’il me ravit à mon tour.

Mais qu’y ferais-je ?

Quel rôle pourrais-je tenir dans cette titanomachie ?

Le premier m’est refusé, dévolu, selon toute vraisemblance, à Atalante. Mais peut-être pourrais-je, dans sa conquête du pouvoir, être le corps qui émousse la lame de ses ennemis ?

Je m’élance.

Je me heurte.

Je m’effondre : les cieux se sont éclaircis, sans que je n’y fasse rien.

Atalante, dominant les vaincus, coiffée des lauriers du combat, rutile d’une gloire parfaite.

Je n’ose la regarder, craignant que mes yeux ne fondent à sa vue. Tête basse, je la devine me faisant front, hésitant sur le sort qu’elle me réserve.

Elle s’approche lentement.

Je voudrais fuir.

Elle est là.

Pourquoi y suis-je aussi ?

Elle est ici.

Je relève le regard, suivant mon menton, guidé par une main clémente.

Elle me sourit.

   Sans dire un mot, elle prend place à mes côtés, se figurant une ligne dont j’ai déjà oublié la blancheur. Je l’imite, me sentant l’envie de lui plaire.

Son avatar !

Son avatar s’anime !

Son avatar s’anime et je ne vois plus !

Je ne vois plus que lui !

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À tes marques, prêt, suis-moi !

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