Chapitre 5 : Insurrection de la multitude (3/3) (Corrigé)

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Le temple tant convoité triomphait au cœur de la forêt. D’ambre et d’azur s’accordaient sa structure bâtie au sommet d’une kyrielle de larges marches. En sus des murs hauts et épais, étoffée de courbes et glyphes entremêlées, des colonnes en cipolin soutenaient la structure et lui conféraient davantage de grandeur. D’ici nous ressentions toute la magie qui émanait du lieu de culte. Elle s’insinuait dans nos corps depuis son entrée, inscrite dans un arc festonné.

Shimri se tenait juste en face.

D’une prestesse inégalée nous parcourûmes les escaliers, entamés mais pas éreintés. Alors nous contemplâmes notre amie en symbiose avec son environnement. Des lignes de flux émergeaient de ses pieds jusqu’à la porte creusée en son centre par une forme de main. Shimri en réduisit petit à petit sa distance.

— J’ai perçu votre venue et j’ai ouvert une étroite brèche, dit-elle. Merci de m’avoir rejoint pour cette épreuve… Ici se jouera ma destinée.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquit Vandoraï. Tu parles de façon bizarre…

— La voix s’amplifie dans ma tête ! Je réalise combien je me suis trompée... Je n’aurais pas dû tuer des opposants en employant leurs méthodes. Heureusement, ils m’estiment toujours dignes.

Ce faisant, Shimri déposa sa main sur le creux. Un vrombissement nous déstabilisa aussitôt ! Je me rattrapai à temps sur une colonne, libre d’appréhender le phénomène, témoin d’événements qui me dépassaient. La magie s’ancra dans la porte, s’incrusta dans chacune de ses nervures et effaça chaque volute de poussière piégée dans la compacité.

La porte s’ouvrit et se referma une fois le seuil traversé. Nous restâmes face à cet intérieur d’incomparable constitution… Immergés dans un immense portique, nous cheminions sous une croisée d’ogives de nuance ébène entre lesquelles s’alternaient des piliers dorés et mordorés. D’autres symboles sibyllins décoraient les liernes tandis qu’une fresque joignant ciel et nature s’incurvait sur les coupoles. En parallèle éclairaient les lustres qui complétaient la lumière magique, tantôt smaragdine, tantôt amarante.

Mais cette salle abritait aussi une population réfugiée. Sanglots et chuchotements nous rappelèrent nos origines. Nos actions. Nos erreurs. Chaque murmure heurtait mon âme, fût-il dans une autre langue ! Derrière les colonnes se tapissaient des Ridilanais en quête de paix. Je le lisais dans leurs yeux… Chez ces personnes âgées, recroquevillées au pied du mur. Chez ces enfants hoquetant dans les bras de leurs parents. Chez ces jeunes adultes, premiers à être envoyés au massacre, désormais parmi les survivants traumatisés. Hommes et femmes vêtus de houppelande au symbole de leur patrie essayaient de les rassurer, par susurrements, par bénédictions. En vain. Ils devaient être des prêtres de Deibomon.

— Ce ne sont pas eux, n’est-ce pas ? demandai-je. Les envahisseurs tant décriés dans nos contrées… Ils ne sont pas des barbares, bon sang ! Pourquoi ne l’avons-nous pas réalisé plus tôt ?

— Parce les grandes puissances ont toujours soif de conquête, répondit une voix familière.

Nous faillîmes bondir en appréhendant cet homme ! Bouche bée, yeux écarquillés, nous aperçûmes pleinement cette silhouette émergeant de la pénombre… Denhay Restel lui-même ! Maedon lui avait pourtant infligé une blessure mortelle ! Aucune plaie ne maculait son armure sur laquelle tout écusson avait été effacé.

Vandoraï faillit s’étrangler avant de se reprendre.

— C’est impossible ! s’écria-t-il. Vous êtes mort, je l’ai vu de mes propres yeux !

— Qu’as-tu réellement vu, jeune homme ? Cet imbécile de Maedon m’a transpercé, oui, après quoi j’ai disparu dans les chutes. Personne n’a retrouvé mon corps, n’est-ce pas ?

— Ça ne veut rien dire ! Vous ne pouvez pas survivre à une blessure pareille !

— Quelle naïveté… Carônien, Tordwalais, Dunshamonais, chaque peuple de chaque nation nourrit des préjugés similaires. Les possibilités de la magie sont pourtant infinies, même si elle n’est pas entièrement responsable de mon sort.

Shimri se mit alors en évidence. Un éclair de lucidité fendit ses yeux.

— Souviens-toi, Denna ! lança-t-elle. Je t’avais dit qu’un immortel se cachait parmi nos troupes. Jamais je n’aurais imaginé qu’il aurait atteint le grade de commandant. Denhay Restel, est-ce votre vrai nom ?

Le commandant éclata de rire avant de croiser ses bras derrière son dos. Moi qui pensais bien le connaître… Un tout autre portrait se dessinait devant moi !

— Pour être honnête, oui ! répondit-il. Je n’ai atteint ce statut d’immortalité seulement une demi-décennie plus tôt. J’étais déjà commandant à ce moment-là, et j’avais été envoyé sur les îles Marône. J’y jouais le rôle de négociateur afin d’éviter que les tensions montent de nouveau. C’est là que j’ai découvert un clan se réfugiant dans les grottes des plus petites îles… Des gens qui ne peuvent pas mourir, ou presque.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là, commandant ? s’impatienta Vandoraï. On dirait un récit tout droit sorti des fables !

— Crois-moi ou non, je me dresse devant toi, bien vivant. N’as-tu jamais entendu parler de nécromancie ? Beaucoup de mortels ont essayé de combattre leur destin, mais la résurrection par la magie a rarement pris la voie escomptée… Des individus dépourvus de volonté. Ce sont les nécromanciens qui, involontairement, ont surpassé la mort. En pompant l’existence des vivants… Pas très moral, je l’admets.

— Quel rapport avec vous ?

— J’y viens ! Ces types de mages sont extrêmement rares, mais ils possèdent tant de puissance en eux qu’ils sont capables de transmettre leur immortalité. Grâce à leur cœur dans lequel circule un sang couplé de magie. Il suffit donc de l’arracher et de se l’approprier pour l’acquérir à son tour. Autant dire que sans son cœur, un immortel ne vit plus.

Certains récits outrepassaient nos conceptions. Denhay débitait son histoire avec un ton si monocorde, et vu comment Shimri lui prêtait l’oreille, ce devait être la vérité ! Et il n’avait pas fini de nous la narrer…

— L’immortalité m’a permis de prendre un peu de recul, poursuivit-il. Tout comme vous, j’ai été jeune et naïf, enclin à croire tout idéal un minimum glorifié. Puis je me suis renseigné sur l’histoire de Carône, surtout ses conquêtes… Je me suis aperçu avant tout le monde que l’invasion du Ridilan était une absurdité. Toi aussi, tu as eu cette lucidité dès le départ, Shimri.

— Mais j’ai été impuissante, déplora ma consœur. Je me suis battue si longtemps pour une cause absurde !

— Comme nous tous. Ma faute est bien pire puisque j’étais commandant. J’ai dû faire semblant de soutenir ma générale pour ne pas être repéré, et j’ai donc massacré beaucoup d’innocents. J’ai essayé à plusieurs reprises de négocier, de proposer une paix, mais Jalode ne voulait rien entendre. Et elle était trop protégée pour l’éliminer, surtout que je me mettais en danger au même moment. Alors j’ai insufflé quelques idées de rébellion aux soldats : si je levais les armes moi-même, mon immortalité aurait été révélée au grand jour. J’ai attendu le moment pour pouvoir déguiser ma mort sans que ce soit aperçu. J’ai exploité la faiblesse émotionnelle de Maedon pour le tuer… Et j’ai aussi échoué, pas vrai ?

Nous hochâmes du chef sans savoir quoi répondre. Denhay gardait une expression impassible lorsqu’il tournait autour de nous. Il pointa même les Ridilanais du doigt.

— Votre insurrection pourrait être une réussite, nuança-t-il. Mais je crains que le temple soit vulnérable même s’il est protégé par la magie. Il leur faut un lieu où ils seront nourris et préservés de nos intentions belliqueuses. Le Ridilan n’a jamais été dangereux ! Est-ce barbare de privilégier les intérêts collectifs aux individuels ? Est-ce barbare si la magie a une importance cruciale ? Est-ce barbare si quelques habitants vénèrent un prophète ayant sauvé leur patrie ? Est-ce barbare d’autoriser les gens de même sexe à se marier ? Nous qui nous prétendons éclairés, nous sommes si mal placés pour juger !

— Que pouvons-nous faire, alors ? questionnai-je.

— Continuez sur votre lancée. Sauvez la vie de ces Ridilanais et vous prouverez que l’armée n’est pas composée que d’envahisseurs.

Tel était notre credo. Peut-être m’engageais-je sur une voie risquée, devant laquelle toute lancée entraînerait d’obscures répercussions. Tant pis, j’assumerais ! Nos chances de réussite augmentaient avec un ancien commandant !

Mais Shimri s’effondra par terre en se bouchant les oreilles. Vandoraï et moi la soutînmes aussitôt, enroulant nos bras autour de son corps. Il lui fallut une bonne dizaine de secondes pour vaincre sa douleur. Une attaque dont elle n’était pas extraite indemne, si toutefois il en s’agissait vraiment d’une…

— La voix s’est amplifiée ! signala-t-elle. Elle est plus nette, plus proche… Je crois qu’elle se situe en face de nous.

Des bruits de pas, à peine perceptibles, confirmèrent ces soupçons.. C’était une femme pâle, entre la maigreur et la minceur, dont la tunique fendue de blanc et de bleu ne révélaient aucune allégeance. Ciel, ses cheveux bruns se déroulaient jusqu’en bas de son dos, il m’était ardu de discerner son nez relevé et ses yeux luisants sur son visage rond ! Tant de sillons l’assombrissaient…

— Qui êtes-vous ? questionnai-je.

— Moi ? fit-elle d’une voix distante. Quelqu’un qui n’aurait pas dû survivre aussi longtemps… Une personne au-delà de toute description. Une mage qui a créé sa vie en privant les autres de la leur. Je suis Kalida Lorak.

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