Chapitre 7 : Récompense de la dévotion (2/2) (Corrigé)

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Sans s’avancer, sans se cambrer, Jalode esquissait sa propre effigie au centre de cet ensemble de fresques. Tel était son portrait, tracé mais pas figé, à jamais assujettie sous ses propres convoitises. Elle m’examina de long en large, sa tête trop inclinée pour paraître naturelle.

— Tout se déroulait à merveille, au début ! reprit-elle. Certes je devais obéir aux instructions sans discuter, me conformer à un nouvel horaire avec des règles rigides, mais je m’étais déjà préparée à cela. Je me sentais dans mon environnement, entourée de compagnons dont les idéaux rejoignaient les miens. Mais j’avais un défaut principal.

— Lequel ? m’enquis-je. Il est rare que vous admettiez un défaut chez vous…

— J’étais jeune et j’ai succombé à cette faiblesse que l’on nomme amou . Tu l’auras deviné : j’ai rencontré Markley dès mes premiers mois de formation. Ses qualités superficielles étaient indéniables. Outre sa beauté et sa musculature développée, il était adroit à l’épée et disposait d’un charisme non négligeable. Je ne me serais jamais abaissée aux pareilles apparences s’il ne m’avait pas dupée. Il m’avait prouvée que la culture et l’intelligence n’étaient pas réservées aux nobles et bourgeois, contrairement à ce que certains prétendaient. Il était attentionné, altruiste, et il semblait m’aimer de tout son cœur. J’y croyais, Denna… J’y croyais ! Je l’ai même pris pour époux, ce alors que le mariage est déconseillé dans l’armée, voire interdit dans certaines divisions !

— Ce n’était pas le cas ? Herianne me disait qu’il dissimulait sa véritable personnalité sous son apparence extérieure, est-ce vrai ? Hormis elle, on ne m’a jamais parlé en détail de votre relation avec mon oncle…

— Ne le qualifie plus jamais ainsi. Il m’avait fallu plus d’un an avant de réaliser ce qu’il était vraiment. Je n’étais pas sa partenaire, j’étais un objet tout juste bon à assouvir ses pulsions. Markley se complaisait dans la violence, voilà pourquoi l’armée lui convenait. Mais comment pouvait-il combattre sa frustration, lui qui ne savait passer un jour sans cogner quelqu’un ? Heureusement que j’étais présente !

— Vous voulez dire… qu’il vous battait ?

— Plusieurs fois par semaine, en effet. Plus il se hissait dans la hiérarchie et mieux elle le protégeait. En conséquence ? Ses coups s’amplifiaient et devenaient plus fréquents. Je me suis défendue, pourtant !

Sa mine s’assombrit outre mesure quand son index glissa sur sa figure… Il suivit le tracé de sa plus illustre cicatrice. Mon cœur rata un battement : j’avais compris.

— Pourquoi se serait-il arrêté aux poings ? s’appesantit-elle. Il possédait des armes donc il les exploitait. Certes j’ai menti sur l’origine de cette balafre, mais il valait mieux me targuer d’un souvenir du champ de bataille plutôt que de violence conjugale. Il aurait dû se limiter à cela, d’ailleurs… Au lit, soumis à ses instincts primaires, un homme est capable des pires atrocités.

— De quoi parlez-vous ?

Des frissons remontèrent mon échine tandis que ma tante s’approchait de moi. Ses sillons s’étaient creusés en complétude de ses tressaillements. Ciel, elle était si brusque, elle me secoua toute entière, m’arracha de mes dernières illusions et billevesées !

— Il m’a souillée ! vociféra-t-elle. Chaque fois que j’essayais de le repousser, il me rudoyait pour m’immobiliser, et il me bâillonnait pour que personne ne perçoive mes cris ! Quelle honte d’être ainsi salie… Peu rivalisaient avec moi au combat, pourtant j’étais coincée avec le seul militaire apte à me dompter ! Tu as bien entendu : ton cousin Kelast est né d’un viol ! — Non… Cela ne peut être vrai…

— Pourquoi donc ? Ne fais pas ton étonnée, surtout en étant issue d’un milieu où les mariages forcés abondent. Toutes les relations ne sont pas saines, loin de là ! Oh, pour te rassurer, Markley a eu la décence de se calmer pendant que j’étais enceinte. Écartée de l’armée, forcée d’assister à ses exploits, obligée de me taire au risque d’être radiée, j’ai patienté. Et sa frénésie instinctive a repris dès qu’il est retourné auprès de moi. Il devait me garder en forme, après tout !

— Vous ne l’avez dénoncé à personne ?

— Qui m’aurait crue ? J’étais encore en marge de la société, figure-toi ! J’en ai appris une importante leçon : pour survivre dans ce monde, il faut savoir se débrouiller soi-même. Être impitoyable. Alors j’ai mémorisé ses gestes et j’ai répliqué. Je lui ai planté son propre poignard dans son thorax.

— Mais… Markley n’est pas mort sur le champ de bataille ?

— Si, bien sûr ! Je me suis assurée de ne pas l’enfoncer trop profondément, histoire qu’il survive un peu. Avouer qu’il avait été transpercé par sa propre épouse aurait entaché sa dignité, ce pourquoi il a essayé de se soigner lui-même avec ses compétences médiocres en médecine. Sa plaie s’est rouverte à la bataille qui eut lieu le lendemain… Quel plaisir de le voir s’effondrer devant moi ! Il m’aura fallu du temps pour me débarrasser de lui.

Devant moi se dressait une image unique. Vulnérable puis indomptable, ainsi s’était bâtie ma tante, désormais à la tête d’une incessante guerre ! Son sourire ne cessait de s’élargir, comme si le meurtre de mon oncle représentait sa plus grande fierté. Elle semblait pourtant s’orienter vers une autre… Ce pourquoi elle me fixa de nouveau.

— Vous êtes montée en grade par après ? éludai-je.

— Précisément ! se vanta Jalode. Je fus d’abord nommée sergente pour le remplacer, et parce que j’avais bataillé à ses côtés avec vaillance. J’ai ensuite voué mon corps et mon âme dans l’armée, jusqu’à devenir commandante, puis générale. J’apercevais alors le monde sous un nouvel angle, et j’ai mieux saisi sa cruauté. Comment répliquer ? En étant soi-même implacable. Porte le jugement sur toi-même, Denna : tu ne peux point me reprocher d’avoir tué car tu l’as fait également. Pour lutter contre ces corrompus, ces hypocrites, il faut être sévère, surtout envers les hommes.

— Vous détestez les hommes… à cause d’une personne ?

— Les autres ne se sont pas montrés exemplaires. Toi aussi, tu le réaliseras, une fois que tu auras gagné en maturité.

Je ne savais pas la générale si ébranlable… Elle qui m’avait réservée la hargne et le blâme à maintes reprises, voilà que son faciès se détendait comme son teint rosissait ! Jamais elle n’avait autant souri en me regardant, encore moins après avoir narré d’âpres épreuves. Elle se… voyait en moi ?

— Je t’ai mal jugée pendant si longtemps…, murmura-t-elle. Mais tu as oublié ton absurde carrière de peintre pour te dévouer à l’armée. Tu m’as sauvée la vie, même… Mes rêves sont réalisés, maintenant que je suis débarrassé de mon crétin de fils et de nombre de mes rivaux.

J’aurais voulu être frappée. J’aurais souhaité être invectivée. Au lieu de quoi Jalode m’étreignit avec douceur, me cajola, me caressa la nuque comme mes joues. Toujours son sourire dévoilait toute sa dentition, plus guillerette qu’à toute accoutumée.

— Tu n’es pas ma nièce, dit-elle. Tu es ma fille. La seule, l’unique, la véritable ! Et tu représentes mon héritage.

Suspendue à ses paroles, je restai enfermée dedans, si mélodieuses qu’elles s’imprégnèrent dans mon esprit. C’était comme un rêve… Plus rien n’avait d’importance, sinon le sourire de ma tante, le renforcement de notre lien, elle qui prolongea ses câlins et caresses avec excessif prolongement. Et elle s’en alla, triomphante. Et elle m’abandonna à mon repos, radieuse.

Elle m’avait dépossédée de mon être.

Je n’étais plus Denna Vilagui.

L’honorable soldate se remettait d’aplomb. Rien n’était en mesure d’endiguer sa soif combattive, pas même l’insignifiante plaie sur son épaule ! La jeune femme, si elle se ressaisissait bien, oublierait ses fourvoiements du passé. Encore qu’elle se souvenait de cette époque où, claquemurée dans l’opulence, elle aspirait salir la toile de quelques esquisses de pinceaux ! Plus jamais elle n’en porterait un, seule l’épée était digne de sa main ! Bientôt elle enfilerait l’uniforme, rejetant à jamais ce stupide tablier !

Denna observait les témoins de ces erreurs. Sur chaque mur dominaient les fresques de paysage aux richesses infinies, héritage d’un de ces félons de Ridilanais ! Cet art se prétendait invincible, survivant aux pillages et incendies ? C’était omettre la présence de cette enfant de la guerre, cette ancienne privilégiée qui réalisait enfin combien le monde avait besoin de notre armée !

La fille de la générale accomplit encore son rôle. Pas un glacis ni embu ne survivrait ! Ainsi elle saisit les châssis, écrasant l’artifice de ses pieds, plantant ses ongles à même l’empâtement ! Cette fichue peinture, aussi sèche fût-elle, résisterait peu à l’intrépidité de cette soldate ! Et c’était valable pour toutes les autres : aucun tableau ne dresserait l’histoire de ce pays à envahir !

Denna ne ressentait aucune honte ! Sur quoi marchait-elle, au juste ? Pas question de les qualifier d’œuvres d’art, plutôt le produit d’une fuite de la pensée. Il s’agissait du travail d’un peintre ayant jugé judicieux d’y consacrer du temps au lieu de protéger sa patrie ! Alors que la militaire, quant à elle… Si jeune et pourtant au succès de moult batailles, ce malgré d’infimes erreurs de parcours !

Dénaturée, dénantie, Denna était une personne nouvelle ! Elle s’incarnait comme militaire parfaite, bientôt démunie de toute empathie, bientôt rompue à tout absolu. Quitte à profaner quelque culture d’autrui, autant garder la tête haute. Parce que la petite Denna, de noble à soldate, d’adolescente à adulte, faisait la fierté de la générale ! Ainsi elle prendrait du galon, ainsi résonnerait son nom, ainsi s’affirmerait son abnégation.

Oui… Oui ! Un rire nerveux pour guider ses pas. Un large sourire pour crier son exploit. Que ce fût son âme de peintre ou rebelle, toutes s’étaient éteintes, il ne subsistait plus que sa loyauté infaillible ! Il lui était inconcevable de se retourner, aussi embrassa-t-elle son destin, pleinement, langoureusement. Puis un jour, son nom retentirait comme le symbole d’une conquérante !

Non… Non ! Que m’arrivait-il ? Lisime venait d’ouvrir la porte, mais elle gardait une certaine distance, comme si je n’étais plus moi-même...

— J’ai entendu du remue-ménage et on m’a dit que tu étais ici…, s’inquiéta-t-elle. Denna… Est-ce toi qui as détruit ces peintures ?

Derrière moi s’éparpillaient les résultats de mes ravages... Lisime me découvrait dans cet état, les cheveux ébouriffés, le visage ravagé, empourprée jusqu’au bout de ma chair !

— Moi ? lançai-je. Jamais ! Je suis Denna Vilagui, peintre en devenir, je n’abîmerais en aucun cas de telles fresques !

— Denna…, murmura Lisime, réduisant la distance entre nous. Tout va bien ? On m’a racontée ce que tu viens de traverser.

— Bien sûr que je me sens bien ! Qu’est-ce qui aurait pu mal se passer ? D’accord, mon cousin Kelast est mort, mais je m’en remettrai ! J’ai aussi eu une petite dispute de famille avec ma tante, qui voulait m’enrôler de force dans l’armée. Heureusement, ses mensonges ont vite été perçus à jour : après tout, qui aurait trouvé crédible qu’un pays comme le Ridilan cherche à nous envahir ? Eux qui n’ont pas été en guerre depuis près de deux siècles ! Mais nous avons été malins, nous ne nous sommes pas basés sur la parole d’une seule personne, subjective de surcroît ! Tout va bien, oui, tout va bien !

— Tu me fais peur…

— Pourquoi donc ? Je baigne dans le bonheur, maintenant ! J’ai enfin pu accomplir mes rêves d’artiste ! J’ai terminé ma formation auprès de ma mère et je commence à me faire un nom parmi les peintres Vauvordiens. Je dois encore peaufiner mon style, tout en gardant une certaine modestie, mais les progrès sont présents. Et toi, Lisime ? Tu navigues toujours de taverne en taverne ?

— Pourquoi es-tu dans le…

— Chaque civilisation prospèrera ! Un terrible bain de sang a été évité. Quel pays aurait la cruauté d’envoyer ses jeunes périr au nom de quelques valeurs ? Enfin ils réalisent leurs ambitions, enfin ils font ce qu’ils aiment. Tout le monde est heureux, oui.

— Ça suffit !

Sa voix avait porté. Son cri m’avait rassérénée. Et dans l’autorité apparente se terrait le lien qui nous unissait.

— Tu étais là au moment où je déclinais…, rappela-t-elle. Alors je dois te rendre la pareille. Je sais que c’est difficile. Shimri était une amie formidable et elle ne méritait pas de mourir! Mais si tu te morfonds, si tu t’enfermes dans un déni semblable au mien, tu ne pourras jamais remonter la pente… Sois forte, Denna.

— Lisime, tu es la seule en vie parmi les morts… Je t’en supplie, je t’en conjure… Donne-moi la force de croire en tes idéaux !

Ce ne fut pas l’optimiste par moments qui m’accueillit. Ce fut l’amie de toujours. Je m’écroulai sur elle et elle me rattrapa. Je sanglotai sur sa poitrine et elle me cajola. Je pleurai en son être et elle me consola.

« Papa, maman,

Voilà la sinistre vérité : le pouvoir l’a emporté. Nous avons aussi tenté de nous rebeller, mais je n’ai gagné qu’à perdre des proches. Jalode possède le soutien de la reine, de ses conseillers, de la plupart de ses généraux, et la soif de conquête ne s’arrêtera pas tant qu’un esprit dissident respirera encore.

Et je ne le suis plus. Rebelle un jour, loyale le lendemain, tel est le portrait qu’elle esquisse de ma personne. J’aimerais tellement essayer de vous libérer. Si seulement j’étais assez forte pour cesser la mascarade, après des dizaines de milliers de morts ! Mais j’en suis incapable.

La soldate qui vous écrit ne ressemble plus en rien à votre fille,

Denna Vilagui »

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