Chapitre 10 : Préparation de la bataille (2/2) (Corrigé)

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— T’as bien réagi, commenta-t-elle. C’est pas la géante qui va faire la morale, mais t’aurais pas pu raisonner avec un gars comme lui. J’ai plus besoin de te protéger face à eux.

— Mais vous me surveillez encore, constatai-je. À ce propos… Comment va votre jambe ?

Rohda contempla sa jambière avant de se fendre d’un rire gras.

— Te fais pas de bile, Denna, rassura-t-elle. Juste une blessure de guerre en plus. Faut juste éviter qu’on cause trop, vu que t’es censée avoir été mon ennemie.

— Pourquoi m’avoir protégée, ce jour-là ? questionnai-je.

— Tu ressasses le passé ? C’est pour toi que ça doit être le plus dur… T’as encore perdu des proches, dont Shimri avec qui tu t’entendais bien. Sans parler de Vando, un des meilleurs guerriers de l’unité, emmené comme prisonnier. On n’est plus beaucoup, comme tu peux le voir. Donc j’ai pas de conseil à te donner.

— Nous y sommes, n’est-ce pas ?

— Ouais. Mes poils se hérissent, si c’est ce qu’il faut dire. Je vais encore dégommer des Ridilanais, je vais encore passer pour un monstre à leurs yeux. Et franchement, ils auront pas tort. Bon courage, Denna. Je suis quand même curieuse de voir ce que tu vas devenir.

Quand l’appel de la guerre tonitruait, chaque conversation ressemblait à un adieu. La sergente, en l’occurrence, conversait davantage avec sa hache qu’avec sa bouche, et avait préféré s’éloigner de la plupart des troupes. Elle nous jaugeait depuis sa position, forte de son expérience, toujours aussi ambigüe sur son allégeance.

D’autres adieux m’impacteraient alors. Lisime… Nous avions traversé des épreuves même après son amputation. Préservée mais pas indemne, souriante mais pas heureuse, mon amie me repéra d’une bonne distance que je réduisis à preste allure. Encore une fois nous nous perdîmes dans le regard de l’autre. Elle portait une sacoche en cuir dans lequel étaient disposées ses affaires… et pas seulement.

— Nos chemins se séparent ici, regretta Lisime.

— Tu pars pour de bon ? craignis-je.

Lisime détourna d’abord le regard, puis elle me fixa derechef, coupant court à tout déni.

— Il le faut, affirma-t-elle. Après la… pendaison de Nalionne, Jalode désirait me garder auprès d’elle pour que je narre la fin de la guerre. Mais avec quelle force pourrais-je décrire de telles horreurs ? Je n’ai pas la conviction de la précédente scribe, aussi controversée soit-elle ! Alors je rentre en Orône avec les généraux Rafon et Herianne. Le voyage sera plus difficile avec ma jambe en bois… Pas grave !

D’un doigté fort et précis elle révéla un objet contenu à l’intérieur de son sac. Il était aisé d’en déceler sa nature suite à ce que nous avions vécu…

— J’ai été naïve un long moment, déplora-t-elle. Soutenir aveuglément une guerre comme celle-là ! Mais j’ai finalement pris conscience de son inhumanité. Et je pense que la meilleure manière d’honorer la mémoire de Nalionne est d’exposer son livre secret au bon moment. Après tout, nous sommes les seules à être informées de son existence. C’est triste mais c’est ainsi…

— Ton rôle n’est donc pas terminé ! constatai-je. Lisime, je suis si contente que tu aies su reprendre ta vie en mains !

— Je ne serai jamais allée aussi loin sans toi, Denna. Dès le début, j’ai discerné ce potentiel que tu refusais d’extérioriser. Beaucoup se seraient effondrés après tout ce que tu as subi… Mais tu t’es toujours relevée.

— Tout comme toi. Je me souviens combien tu étais déchirée lorsque Kolan agonisait… Il n’aurait pas dû mourir ! Chaque fois que j’y repense, je…

— Il ne sera pas sacrifié en vain, je te le promets. Ni lui, ni tous les morts de cette lutte. Et j’espère de tout cœur que tu ne figureras pas parmi eux.

Dans un dernier contact nous renforçâmes notre rapprochement. Dans une ultime étreinte nous scellâmes notre inébranlable amitié. Pas une caresse, pas un murmure ne serait effacé de ma mémoire, ce malgré la distance qui nous séparerait à l’avenir. Lisime m’ébouriffa même mon chignon en guise de conclusion.

— Nous nous retrouverons, partenaire, promit-elle.

Son sourire, fidèle à notre première rencontre, marqua une étape. Ce fut le symbole d’un départ moult fois repoussé mais toujours envisagé, la nécessité d’une militaire privée de sa jambe. Lisime était toutefois bien plus que cela. Elle m’avait relevée là où d’autres m’avaient dénigrée. J’avais ri et pleuré avec elle. Par déductions, par confidences, elle m’avait ouvert à d’insoupçonnées parties de mon être, tandis qu’elle s’était révélée au-delà de son enthousiasme. Oh… Je devais essuyer quelques pleurs. Mais rien ne contiendrait la scission de mon cœur.

Le mutisme ne s’éternisa guère : de nouveaux hurlements retentirent ! À l’écart du campement s’apprêtaient à partir des dizaines de militaires, suivant les généraux Herianne et Rafon. Jalode s’opposait fermement à cette décision, vu la hargne avec laquelle elle défourailla !

— Encore des traîtres ? vociféra-t-elle. Vous récidivez ! Je ne m’attendais pas à une telle fourberie de votre part ! Vous êtes généraux, bon sang !

Au début les concernés ne se retournèrent pas. D’une part des chevaux avaient déjà été sellés, d’autre part ils savaient la générale bornée. Sauf qu’aucun soldat, même les gradés, ne parvenait à arrêter ma tante ! Ce pourquoi Herianne dut s’interposer entre elle et ses subordonnés, Burat et Sarine devant interrompre leur indiscret baiser.

— Lâche-nous, lança Herianne. Ce n’est pas ton problème.

— Bien sûr que si ! riposta Jalode. Chaque militaire disponible doit prendre part à la phase finale de ce conflit ! Ne l’avez-vous point compris ?

— Cette mascarade n’a plus de raison d’être, argumenta Rafon. On s’est assez battu pour ta conquête. Maintenant, on rentre en Orône, et on se coltine toute la politique pour expliquer pourquoi l’intervention était une mauvaise idée. Dire qu’on n’a pas écouté les détracteurs à l’époque…

— Je te reconnais bien là, Rafon. Toujours prompt à te soumettre à ta femme. Ainsi vous abandonnez vos commandants, vos sergents, et tous les soldats refusant de vous suivre pour des raisons égoïstes. Vous devriez avoir honte. Cela ne vous a pas suffit de sauver des Ridilanais ?

— Nous avons déjà des milliers de morts sur la conscience ! s’écria Herianne. On s’en épargnera d’autres… Un cœur bat encore en nous, figure-toi.

— Espèce de lâche ! Où est la soldate d’antan, loyale envers Carône ?

— J’agis par amour pour ma patrie. Je ne dis pas que toutes les précédentes guerres auxquelles j’ai participé étaient justifiées. Mais celle-ci, je m’en suis aperçue avant la fin. Peut-être trop tard. Des vies peuvent encore être sauvées. Que la rébellion n’ait pas été vaine !

— Restez ici, c’est un ordre !

— Jalode… Redescends de ton piédestal. Tu es une générale, et je suis ton égale. Tu n’as aucun ordre à me donner.

Un rugissement impulsa ma tante. Elle se rua sur son ancienne amie et lui porta un coup d’épée qu’elle bloqua aussitôt de sa lame. D’un croche-pied, Herianne la fit chuter à même ses ambitions, la pointe de son nouveau bras frôlant la gorge de Jalode.

— Je pourrais te tuer ici et maintenant, se vanta-t-elle. Ça, ce serait de la trahison, sans preuve en tout cas. Je reste fidèle aux valeurs de ma patrie et t’abattrai par des méthodes légales. Si tu n’es pas emportée par la bataille finale, bien entendu.

Sur cette réplique, Herianne infligea un clin d’œil dédaigneux à son homologue, puis se hissa sur son cheval. Bientôt Rafon la rejoignit, flanqué de Sarine et Burat, et toute la troupe disparut dans l’horizon. Aux confins de l’ouest… Vers les contrées familières et pourtant oubliées.

Alors que kyrielles de murmures se glissaient d’une oreille à l’autre, alors que Jalode planta ses phalanges au sol pour se maîtriser, je restais paralysée. Je n’aurais pas dû… Car dès que ma tante me repéra, elle se redressa à brûle-pourpoint et s’accrocha bien trop fortement à moi…

— Nous y sommes ! s’époumona-t-elle, proche du rire nerveux. Tous m’ont abandonnée, sauf toi, Denna ! Tu étais la plus réticente à mes idéaux, pourtant tu t’y es conformée, et tu les as illustrés à merveille ! C’est notre guerre, ma fille. Nous l’avons débutée ensemble, nous la terminerons ensemble.

De l’intensité de ses paroles se transmit la lueur dans ses yeux. Elle représentait l’effigie d’un tableau aux prémices de son esquisse.

Derrière elle s’étendait le panorama d’une conquête à finir.

Derrière elle se déployait le cercueil des morts à venir.

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