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26 septembre 2022 – 22h00
Val-de-Rueil (29)
Bauroix avait remercié le bistrotier avant de regagner sa voiture. Derrière son volant, il examina une nouvelle fois le cliché. Il devait faire erreur, forcément. Il ne pouvait pas en être autrement. L’homme avait la trentaine, ses traits étaient moins marqués que la dernière fois qu’il l’avait croisé. Les cheveux ébouriffés, la barbe de 3 jours, un tombeur qui pouvait obtenir ce qu’il désirait avec un simple sourire.
Au dos, un semblant de liste des personnes capturées par l’objectif. Le temps avait effacé la plupart de l’encre. Son doigt parcourut chacune des lettres composant l’identité de celui qu’il n’avait pas réussi à mettre derrière les barreaux. Aujourd’hui, il revenait le narguer dans une enquête aussi mal embarquée qu’à l’époque.
Il n’arrivait plus à restituer les tenants et aboutissant de l’enquête qui l’avait mené sur la route de cet homme. Le temps avait fait son oeuvre et les dossiers s’étaient succédés sans relâche sur son bureau. Mais son cerveau lui chuchotait à l’oreille qu’il avait face à lui la crème de la roublardise. Le haut du panier en matière d’entourloupe.
Le téléphone du flic sonna à nouveau. Il décrocha et posa le téléphone sur son support.
- Bauroix, j’écoute.
- T’es à combien de temps de Val de Rueil ?
La timbre de voix d’Olivio suggérait qu’un événement grave s’était produit. La fatigue serpentait dangereusement dans ses veines, il avait beaucoup roulé depuis le début de journée et ses nerfs n’avaient pas été ménagés. La nuit ne faisait que commencer, il le présentait.
- Environ 1h30 en pilonnant avec le gyrophare, pourquoi ?
- Les collègues de la gendarmerie nationale nous ont contacté pour un feu de bâtiment. Il est maîtrisé, mais semble d’origine criminel selon les premières constatations.
- Ça n’est pas dans notre périmètre, pourquoi il se tourne vers nous ? On ne va pas ramasser la misère du monde parce qu’il y a des fous partout dans ce pays.
- Non, c’est sûr. Mais deux éléments les ont fait tiquer : le nom du propriétaire et un objet présent sur place. Georges Radonic, un pote de notre très cher Chiquito. Les mecs des stups ont fait le rapprochement très vite, il l’avait dans la ligne de mire. Ils deviennent fous les collègues. Deux suspects qui tombent en moins d’une semaine, ça gueule de partout ici.
La satisfaction se lut sur le visage de Bauroix. Pas qu’un travail de plusieurs mois soit foutu en l’air, il l’avait vécu et ne le digérerait toujours pas aujourd’hui. Mais pour une fois que cela frappait cet imbécile et prétentieux de Morvier, il ne pouvait pas bouder son plaisir.
Adresse dans le GPS, la petite voix lui indiqua de prendre la prochaine à droite pour quitter la D77 et s’engager sur l’autoroute A13. Coup d’embrayage, cinquième sans attendre. La voiture grogna et libéra sa puissance.
- Et l’autre chose ?
- Ils n’ont pas su me dire avec certitude de quoi il s’agissait, l’endroit a été fragilisé. Les flammes, la fumée noire et épaisse. Tu peux avoir vu tout et n’importe quoi. Ils attendent le feu vert pour pénétrer dans la structure.
- Edouard est au courant ?
- Pas encore.
- Tiens-le au jus que je m’y rends. Je vous débrieferai dès que possible, sinon demain matin.
Gabriel raccrocha s’en attendre et enfonça la pédale d’accélération, sa curiosité piquée à vive et hurlant pour être satisfaite sans délai.
La luciole bleutée sur le toit de la Peugeot tournoya dans la nuit, attirant irrémédiablement les regards des voyageurs un court instant avant qu’ils ne replongent sur leur écran. Bauroix profita du calme dans l’habitacle. L’agitation et l’adrénaline d’une enquête lui avait manqué. Cette drogue qui l’avait alimenté durant des années, jour et nuit. Et pourtant, il rêvait aussi d’un cadre plus reposant, baigné de ce que l’homme pouvait donner de meilleur en lui.
Les tâches oranges défilaient sur son pare-brise, les bandes blanches avalées par son parechoc. Combien de kilomètres avaient-ils engorgé aujourd’hui ? Combien demain ? La vie de flic était trépidante, mais le revers de la médaille était tout aussi intense. Tout le monde finissait par craquer un jour ou l’autre. Combien de temps tiendrait-il encore ?
Au loin se dégageait dans l’ombre de la nuit un épais amas de fumée noire, une longue langue toxique ondulante, prête à s’engouffrer dans les poumons du premier venu pour lui asséner un baiser mortel. Bauroix s’arrêta à une cinquantaine de mètres de la rubalise et présenta sa carte pour franchir le périmètre de sécurité.
- Vous devez être le capitaine de police Bauroix. Enchanté, Adjudant-chef Depraviel.
Gabriel lui tendit la main et reçu une poignée rugueuse, témoin des années passer sur le terrain à remuer Dieu seul sait quoi.
- J’espère que la route n’a pas été trop longue.
- Non, merci.
- Je vous file une tenue et on pourra rentrer dans le bâtiment. Pour les grandes lignes, un passant à contacté le 15 aux alentours de (heure) suite à la constatation de fumées s’échappant d’une lucarne. Il connaît le propriétaire, un peu comme tout le monde ici, un dénommé Georges Radonic. Lorsqu’on a entendu le nom au central, on a sauté dans la voiture pour se rendre sur place. Le gars est connu pour participer à des trafics en tout genre, des contrats, etc. La justice n’a jamais réussi à attraper cet enfoiré.
- Visiblement, quelqu’un s’en est chargé.
- En arrivant sur place, les pompiers étaient en train de maîtriser le feu. Le chef d’unité doit être à l’intérieur pour formaliser l’origine de l’incendie. Pas de témoin oculaire.
Bauroix céda la priorité à son homologue qui prit soin de poser les pieds aux endroits marqués. Tout le garage n’avait pas été avalé par les flammes, mais la structure avait été rongé par la langue du diable sur une bonne moitié. A l’odeur de brûlé se mélangeait d’autres produits que le nez du flic captait sans parvenir à les identifier.
L’identité judiciaire s’installa dans une mécanique rodée et les premiers flashs crépitèrent dans la deuxième partie du bâtiment. Au milieu de la fourmilière, un homme d’une cinquantaine d’années distribuait les ordres, orientait et coordonnait les différents intervenants.
L’adjudant-chef se présenta à lui et fit le lien avec le capitaine.
- Un beau merdier qu’on a là. On commence par la victime ou l’incendie ? Le moins pire ?
- Y’a-t-il réellement un moins pire ?
- Non. La victime, un homme de forte corpulence, retrouvé attaché par les poignets à un crochet au bout d’une chaine et en sous-vêtements, la peau complètement cloquée. Brûlure au troisième degré sur plus de cinquante pourcent de la peau. On l’a retrouvé inconscient, coma profond. Les gars l’on emmenait en urgence absolue, je ne vous apprendrai rien en vous précisant que son pronostic vital est engagé.
- Un barbecue géant qui n’a pas cuit à point sa victime, en somme.
L’image de Bauroix laissa de marbre ses deux interlocuteurs. Le flic gratta une page blanche de son carnet et souligna deux mots : qui et pourquoi. Nouveau flash dans l’entrepôt. Le capitaine fit quelques pas pour se rapprocher et apercevoir la trace dessinait sur le sol.
- Il y a des points de rupture ici et là, fit-il remarquer.
- Oui, nous avons dû dégager un peu l’endroit pour porter assistance à la victime.
- Et qu’avez-vous déplacé ?
- Des socles et des coupelles. Tout était éparpillé sur le sol à notre arrivée, certaines coupelles brisées en morceau. Plus aucun contenu. On pense qu’il s’agit de réceptacles pour le produit ayant lancé le feu, mais une analyse plus poussé permettra de le confirmer.
- Plausible, effectivement.
L’adjudant-chef Depraviel continua son point alors que Bauroix dérivait lentement, observant les lieux, s’imprégnant de l’atmosphère. Les questions se bousculèrent au portique. Pourquoi attaquer cet homme ici ? Le lieu était isolé, mais resté visible au loin. Pourquoi à ce moment ? L’auteur aurait pu taper au levée du soleil ou plus profondément dans le nuit. Peut-être souhait-il que sa victime survive et finisse ses jours dans un état déplorable, envoyer un message au milieu. Pourquoi utiliser le feu ? Outre sa symbolique de purifier, existait-il un sens caché à ce choix cruel ?
Le capitaine se déporta vers les deux voitures dont l’un avait subi des dommages irréparables avec la chaleur. De beaux modèles pour un homme qui vivait uniquement de son activité de garagiste. De quoi accréditer les thèses échafaudées un instant plus tôt par le gendarme. S’agissait-il simplement d’un vulgaire règlement de compte ? Le doute se faisait de plus en plus pressant.
Son œil scanna à nouveau l’environnement. Un escalier en fer se cachait derrière des étagères de pièces détachées en tout genre. L’accès menait à une salle, probablement le bureau de la victime. Bauroix voulut en avoir le cœur net.
- Et là-haut, on a quoi ?
- Nous n’y sommes pas encore allés, confessa le pompier. La structure reste solide sur cette partie à première vue, vous pouvez monter sans crainte. Limitez seulement l’agitation, on ne sait jamais.
Ni une, ni deux, Bauroix attaqua la montée des marches. La chaleur se faisait plus oppressante à chaque pas, le peu d’ouverture sur le toit ne chassait pas la fumée toxique. Gabriel rentra sa main dans la manche de sa veste et se servit du tissu pour se protéger le nez et la bouche. Au sommet, il se dépêcha de franchir la porte et la referma derrière lui.
Le calme l’enveloppa. Une coupure avec le monde qui tombait à point.
L’endroit était désorganisé, un foutoir sans nom. Comment pouvait-on mener ses affaires dans de telles conditions ? Il y en avait pour des heures à tout consulter, une fois de plus. Bauroix fit le vide dans sa tête et sonda la pièce. Son instinct s’activa immédiatement. Le chasseur se réveillait, flairait la piste à suivre.
Un coffre-fort était ouvert, vidé de son contenu. Inutile de s’y attarder. D’un pas déterminé, il s’orienta vers le bureau et souleva les piles de feuilles disposées en tas de fortune. Sa trouvaille le ravit. Un sourire se glissa sur son visage.
Sous ses yeux, une plume blanche maculée de sang à moitié séché au-dessus d’une dizaine de carnets rongés par le temps.
Son intuition initiale était la bonne.
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