14/10/1991
Mes jambes flageolent. Entre la fatigue et l’émotion, cela a été une rude épreuve. L’impression d’être bourré de coton des pieds à la tête, surtout à la tête. Je n’ose pas imaginer pour elle, avec le boulot et la douleur en plus. Je serre doucement ses épaules, un gros câlin, un pas sur le côté et je me penche vers lui. Il est là, enfin, posé sur son ventre, la tête tournée vers moi. Petite grenouille sanguinolente aux yeux globuleux. Une merveille.
- Greumeblenememgreucordon ?
- Pardon ?
- Voulez-vous couper le cordon ?
- Heuuu… oui.
On me donne une paire de gros ciseaux à bouts ronds, comme à la maternelle. Je jette un œil sur les mains du toubib dont les doigts me tendent une section de tube sanguinolent. Encore un regard vers le bébé. Les bras écartés, il embrasse le ventre de sa Maman, une oreille posée contre sa peau, à l’écoute de son cœur. Je comprends la perte qu’il vient de subir, le besoin de prolonger ce contact, l’envie de revenir là, tout dedans, bien au chaud. Je me décide enfin et appuie sur les ciseaux, le cri me fait sursauter.
- Héé, le cordon, pas mon doigt !
- Oh, pardon.
Penaud, je corrige la trajectoire et je coupe. Curieuse sensation, j’imaginais quelque chose de souple, genre caoutchouc, au contraire, c’est dur, il me faut forcer pour sectionner ce qui ressemble à un… cou de poulet. Pas très agréable. C’est fait.
Je peux me concentrer sur le bébé et sa Maman… pas longtemps.
- Vous voulez lui donner le bain ?
- Euh… Euh... oui, bien sûr.
Je fais tout mon possible pour ne pas ressembler aux précédentes générations de pères. Atrophiés de l’affection par une éducation patriarcale, ils ont tendance à tenir les bébés du bout des doigts, comme une bombe prête à exploser… Rude épreuve. Cela ne pèse rien, c’est tout petit, c’est tout vivant et ça n’a pas l’air bien solide.
À voir le sourire de la puéricultrice, restée juste à côté, sur ses gardes tout du long, je m’en suis bien sorti. Elle reprend le bébé et m’explique qu’elle doit aller le peser, lui mettre une bande sur le nombril, le maquiller et plein d’autres trucs encore...
Avant qu’elle disparaisse dans une autre pièce, je me faufile façon égyptien de bas-relief dans l’entrebâillement de la porte. Elle se retourne et sursaute en me voyant juste derrière elle.
- Euh… vous… vous pouvez venir aussi, si vous le désirez ?
La bonne blague, tu crois pas que tu vas emmener mon fils quelque part sans que je garde un œil sur lui… non mais des fois, par hasard, puis quoi aussi, hein ?!
De retour dans la salle d’accouchement, je le pose dans les bras de sa Maman. Cinq minutes plus tard, une infirmière entre dans la pièce. Elle nous annonce qu’il n’y a plus de place en chambres, on va devoir passer la nuit là. Je regarde le lit, immense, à côté la baignoire, énorme, la fresque florale décorant le mur du fond. Maintenant que le monitoring est parti sur son petit chariot en inox, la chambre prend des allures d’hôtel de luxe. Je m’allonge de l’autre côté du bébé. Nous sommes enfin tranquilles, deux parents en contemplation, béats.
Pour que la scène soit complète, manque plus qu’un âne et une vache au pied du lit.

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