Le Polopette à vibrures contrariées
Chapitre 10 - Le Polopette à vibrures contrariées
Le Judas des Epinettes, échoué sur la rive, repose légèrement gité avec l’étrave au milieu de la forêt. La poupe baigne encore dans le cours du fleuve.
Le commandant Le Merlec qui a perdu sa casquette dans la bataille a posé sur sa tête un grand mouchoir à carreaux avec un nœud à chaque coin. Pour lors il est affalé sur un tronc, les jambes allongées et soupire comme un malheureux en songeant avec détresse à sa prochaine campagne de pêche sur une morutier.
L’ensemble des passagers et les hommes d’équipage, sur la plage, se tiennent à l’ombre du navire où ils vaquent à diverses occupations.
Une flotte de plusieurs pirogues, surgie de nulle part, est venue aborder près du bateau. De sympathiques Indiens en ont débarqué en jacassant et sont venus se mêler aux naufragés. Ces derniers, quelque peu inquiets au premier abord, ont vite compris que les intentions de ces naturels étaient pacifiques.
Elzéard Pectoraux, négociant en bretelle et qui ne perd pas le nord, s’est empressé d’entamer une discussion commerciale avec un grand lascar avec un os dans le nez. Il lui vante les avantages de la bretelle à système pour retenir par fort vent son petit calfouette rouge. Le client n’a pas l’air convaincu par l’aspect vestimentaire de la chose. Par contre il semble très intéressé par les propriétés élastiques de cet accessoire pour équiper une fronde. Notre honnête commerçant se désespère ne voulant à aucun prix être versé dans la catégorie honteuse des trafiquants d’armes.
Un gros indien tousse comme un malheureux après avoir fumé dans son calumet un bout d’encens que Grigor Bellamou tentait de lui fourguer pour démoustiquer sa cabane.
À l’intérieur du Judas on entend de grands coups dans la coque et la voix lointaine de Raoul qui gueule :
– Bande de vaches, me laissez pas là dedans, y fait une chaleur à crever !
– Toi mon bonhomme tu peux te brosser, grince le commissaire du bord qui est très occupé à écrire des messages de détresse qu’il glisse dans des bouteilles avant de les jeter dans le courant.
Un spectacle étonnant se déroule à l’orée de la forêt : le cuistot assisté de ses fidèles marmitons vient d’entamer une course poursuite avec une autruche. L’infortunée bestiole s’est échappée depuis trois jours du cirque de Moscou en tournée amphibie sur le fleuve. Après avoir erré dans la jungle voici que le malheureux volatile vfait irruption sur le lieu du naufrage. Le gros oiseau qui n’entend pas finir à la broche tente d’échapper au cuistot et multiplie les crochets. Les passagers tentent de faire barrage et se joignent à la chasse. C’est Pamela Mac Gregor qui parvient à l’immobiliser en lui glissant la canne de son parapluie autour du cou. L’infortunée autruche émet un gloup pitoyable et s’effondre le nez dans le sable. Les marmitons lui saute sur le râble et en un instant la bête est terrassée.
Les Indiens n’en reviennent pas, d’abord cette très énorme pirogue qui vient de s’échouer, ces individus qui veulent leur refourguer à tout prix des bretelles et maintenant cette espèce de très gros perroquet de métal posé sur l’eau.
Le cuisinier se frotte les mains, il a en tête une recette d’Autruche au chorizo et aux abricots qu’il a découpée dans la gazette des cuisiniers Cap Horniers et qui devrait faire le régal de ses pensionnaires.
Mais voici que Couic, Lady Rochester, le colonel Gouinov et le reste des Cosaques motocyclistes du Don reviennent après avoir expédié la doublure de Mussolini vers son destin. Yvon ferme la marche en tirant le cochon par l’oreille. Ce dernier ne semble pas très chaud de retrouver le navire, d’autant qu’il aperçoit avec inquiétude le cuisinier qui l’attend, les bras croisés, avec un regard torve.
Le professeur Tutu s’exclame en voyant arriver son fidèle assistant au bras de Lady Rochester :
– Ah mais te voilà enfin sacripant, tu vas finir par me faire cailler le sang mais où étais tu bien passé ?
Mais en même temps le vieux saligaud n’a d’yeux que pour la plantureuse Anglaise et sa colère se tarit comme par miracle…
– Regardez commandant ! s’écrie le commissaire du bord qui finit de lancer à la mer sa dernière bouteille, voici nos passagers qui reviennent !
– Oh ! M’en fous, mais si savais comme je m’en fous, soupire le capitaine…
Paf ! Le mousse vient de se prendre une mornifle.
- Mais tu vas lâcher ce cochon ! gueule le cuisinier.
– Non, non, couine Yvon, c’est pô juste, y nous a bien sauvé c’te bestiau, j’veux point qu’on l’zigouille !
- Ça vrrrrai ! confirme le major Gouinov
– Pourrrr dédommager vous, moi donner caisse de Chbouirr en échange svynia !
Notre malheureux cuistot n’est pas au bout de ses peines, voilà Juanita qui, au nom de la solidarité des artistes de cirque, se met à exiger haut et fort qu’on libère l’autruche.
Un brouhaha approbateur monte de la foule des passagers qui viennent d’apprendre les évènements qui se sont déroulés dans la forêt.
– À vingt diou, d’vingt diou ! le cuistot de rage, arrache son tablier et le piétine en hurlant :
– Bande de cons, puisque c’est ça, vous boufferez des conserves et vous plaignez pas si vous attrapez la colique avec ce Chbouir à la mords-moi-le-nœud !
Un nouveau bruit de moteur attire l’attention de l’assemblée et vient clore cet incident. Voici qu’un hydravion survole le lieu du naufrage et entame un virage pour se poser dans le cours du fleuve.
– Ah zut ils reviennent ! s’exclame Couic dépité,
– Mais non ! rétorque l’expert en aéronautique (et articles religieux pour clergé orthodoxe) Grigor Bellamaou, cette fois c’est bien un Latécoère !
Et en effet le gros appareil des Bolcheviks Airlines vient s’immobiliser au ras de la plage.
Les Indiens sont médusés. Un deuxième gros perroquet qui semble aimer l’eau dans la même journée soulève de leur part des interrogations extrêmes.
Les KGbistes lancent leurs toques d’astrakan en l’air pour signifier leur joie.
Un vieux singe atteint de myopie aiguë, voyant s’élever devant ses yeux ce qui lui semble être un de ses congénères en difficulté, se saisit au vol d’un couvre-chef. Très surpris de ce qu’il vient d’attraper, de dépit, il urine abondamment dans la toque qui retombe sur la tête de son propriétaire avec le bruit mou d’un fromage blanc quittant sa faisselle pour une assiette à dessert.
La foule entoure l’aéronef. Une porte s’ouvre et l’équipage apparait. Les valeureux aviateurs soviétiques suent à grosses gouttes. Il est vrai que leurs tenues de ski de fond ne sont pas adaptées au climat équatorial et illustrent la désorganisation de l’Armée rouge.
Toujours est-il que l’on débarque deux grosses malles ce qui suscite de la part de Couic des cris de joie :
– Professeur nos bagages !
Dans la confusion personne ne remarque un homme qui descend discrètement par la porte arrière et s’éclipse dans la forêt toute proche.
Le pilote demande à parler au capitaine du navire mais Le Merlec semble très affecté par les évènements. Il a coupé une liane et saute à la corde, son mouchoir sur la tête en fredonnant « dansons la capucine, y’a plus de pain chez nous, y’en a chez la voisine » d’un air absent, les yeux dans le vague.
L’aviateur annonce au second du bâtiment que les autorités de Belém ont dépêché le Commande Fracasso, remorqueur à vapeur de grande puissance, chargé de secourir et de remettre à flot le navire. Les sauveteurs devraient arriver sur zone dans la soirée. À ces mots les passagers et l’équipage exultent !
Les cosaques motocyclistes du Don et Lady Rochester embarquent alors à leur tour dans l’hydravion et celui décolle aussitôt direction Moscou sous les vivats des naufragés.
Tandis que l’assemblée s’installe à l’ombre pour casser la croûte avec les sandwichs de Chbouir que leur a préparé avec un rictus mauvais le cuistot.
Le professeur Tutu qui a retrouvé tout son matériel décide d’entamer illico son expédition. Durant ces dernières heures il a pu recruter un indien qui leur servira de guide.
Les adieux sont émouvants, on échange des adresses en promettant de s’écrire pour la bonne année.
Les malles sont laissées sur la plage et constituent la base arrière de l’expédition.
Couic le Professeur et leur pisteur s’enfoncent alors dans la forêt.
Après plusieurs heures de progression difficile, dans une chaleur étouffante et dans une presque obscurité tant est dense la végétation, la petite troupe débouche dans une clairière.
Florimont Tutu, tous ses sens en alerte, hume le vent, scrute les fourrés.
Et là tout à coup, le professeur la gorge nouée, tombe en arrêt. Là sur la grande feuille d’une sorte de bananier : un Polopette à vibrures contrariées, une variété extrêmement rare de papillons. Le Graal de tout chasseur de lépidoptères qui relègue le Yéti et le monstre du Loch Ness aux chiens-chiens à leur mémère. Une espèce aux mœurs sardanapalesques qui ne se reproduit que dans des conditions périlleuses que la décence et l’honnête ne permettent pas de décrire ici.
Le professeur a fait stopper sa colonne, il sue à grosses gouttes. Il sait que la bestiole est craintive, il n’a droit qu’à une seule tentative. Fasciné Couic et l’indien l’observent en retenant leur souffle. Avec une infinie lenteur le filet se lève, doucement, doucement, doucement…
Prooooottttt schuifffffff une énorme caisse, un pet abject, chuintant et crapoteux déchire le silence de la forêt.
Le Polopette à vibrures contrariées s’envole.
Le professeur, Couic et l’indien se retournent les yeux exorbités. Devant eux se tient, confus, un grand gaillard avec de grosses moustaches, vêtu d’une blouse de moujik et qui bredouille :
– Parrrdon, moi cherrrrcher sorrrcier Zarrrrouflogrrrololo…
C’est Joseph Staline.
FIN
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