Déréliction

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Erinavarilomatis est une jeune astrée d'un peu moins de trente siècles. Elle incarne la station Erodol 23 de Maris. Même si elle s'oblige à une surveillance sans faille des systèmes de son habitacle, la plus grande partie des tâches de maintenance sont inconscientes, pour ainsi dire, codées dans ses gènes.

Son efficacité fonctionnelle lui permet de consacrer l'essentiel de son temps à des tâches artistiques.

Elle fût procréée par Erodol 12 en addition avec une image issue de Seripol 48 de l'étoile Exalante, diversité génétique oblige. Elle n'a plus de nouvelles de son auteur depuis très longtemps, celui-ci s'étant retiré pour vivre en ermite. Son dernier signe de vie remonte à cinq cent cinquante trois ans, une contribution aux sciences mathématiques sur les rémanences mentales des astrées éteintes. Le peu d'enthousiasme que soulevèrent ses travaux, expliquent peut-être son désir d'isolement. Erina songe à lui tous les mille laps, ce qui n'est pas fréquent. Elle se dit qu'elle devrait prendre des nouvelles de son esprit. Elle y pense d'autant plus qu'elle a pris l'habitude de se doter d'un corps essentiellement organique. Les sensations qu'il lui procure, douleur ou plaisir, favorisent sa créativité et la rendent sentimentale. Elle voudrait lui envoyer l'un de ses jardins et qu'il lui fasse part de son admiration. Elle n'ose pas. Pourtant ses jardins sont connus et reconnus dans tout le système. Ils lui vaudront tôt ou tard le droit de se reproduire et donner naissance à son tour à une astrée nouvelle.

Ce milli-laps, elle organise une fête à l'herbier des senteurs, l'une de ses créations. Les invités ne sont pas venus en personne. Les astrées ne se déplacent que mues par la plus extrême des nécessités. Ils se sont projetés et leurs émissions sont toutes dotées des sens indispensables à la dégustation des algorithmes préparés par Erina.

Les arrivées se font à la porte-fontaine, une arche monumentale frappée de bruine, qui les accueille en les rafraîchissant. Chacun s'égaille dans un jardin de senteurs surplombé d'arbres fruitiers eux-mêmes chargés d'orbes goûteuses explosant au contact, en souvenirs inventés. L'émotion s'agrège, entrelacs vibrionnant qui refonde la maturité du groupe. Des percées mathématiques s'échangent, se remettent en question, se prolongent en découvertes fondamentales. La force de la communauté astrée s'exprime pleinement, frôle le plaisir mystique, l'extase ! Les dimensions d'en deçà et d'au-delà s'influencent et s'imprègnent subtilement, à l'unisson. La fête se prolonge encore, mais juste avant l'apogée, une alerte retentit, binaire, vulgaire, pulsation de couleurs criardes, qui lézarde le jardin. Les astrées déçues s'enfuient. La concorde se brise et ses éclats jonchent le sol, où repose Erina, inconsolable.

Une alarme ! Un dysfonctionnement que je n'avais pas anticipé ! Ma vanité révélée ! Ah le coup ! Nous étions au faîte ! Je suis seule. Je ne suis plus rien !

Alors que l'astrée se lamente, ses extensions fouillent la station à la recherche de la faille qui a échappé à sa vigilance.

Pourquoi faut-il toujours payer un instant de félicité ? Comme si le bonheur était synonyme de négligence ?

Une sous-routine, qu'elle n'a jamais côtoyée, réclame son attention. Elle tourne son esprit vers l'intruse qui lui délivre son message avant de disparaître, renvoyée.

Contrôle de proximité au rapport. Vaisseau inconnu en approche. Distance 23 dregs et décroissant.

Erina dirige son regard vers l'étranger. Une coque de noix, un appareil à la technologie frustre abritant plusieurs entités d'une intelligence embryonnaire. Plusieurs ? Cette révélation agit, sur elle, comme un électrochoc. Plusieurs individus partagent physiquement une station. Une station commune ! La voix d'Erina ou sa pensée, il est difficile de les différencier, part en conjectures.

Il s'agit d'êtres organiques si l'on excepte les quelques extensions cybernétiques qui les équipent. Ils sont éphémères et fragiles, dépourvus de capacités psychiques étendues, quasiment aveugles et sourds ! Et pourtant ils existent ! Je sens leurs fluides corporels irriguer leurs organismes. Ils tentent de communiquer avec moi ! Extravagant ! Voyons les correspondances entre leurs représentations mentales et le langage sonore qu'ils utilisent. Je vois. Simple, efficace. Voyons ce qu'ils ont à dire.

— Ici la capitaine Ilaine Meazza du Warrior. Nous sommes en difficulté et demandons assistance. Je répète…

C'est donc cela. Ces poussières ont interrompu un rassemblement astréen, afin de sauver leurs existences. Il s'agit là d'un comportement acceptable. Ils sont sincères ! Comme c'est touchant. Après tout, il s'agit là d'une nouveauté qui pourrait amuser mes amis.

— Ici Erodol 23. Veuillez couper votre système de propulsion. Vous allez être pris en charge.

Aussitôt, la station entreprend de tracter l'engin avec délicatesse, eu égard à la fragilité de ses composantes biologiques.

Ils sont tellement vulnérables, songe-t-elle. Il suffirait d'une pression sur la pompe qui les irrigue, pour les éteindre définitivement. Un cœur, c'est cela. Ils y situent le centre de leurs émotions. Intriguant. Il se servent du langage pour communiquer, pas seulement des informations factuelles mais leur pensée philosophique et artistique ! Primitif certes, mais différent, amusant ou plutôt non, il y a du sublime dans leur lutte futile contre l'entropie ! Et dire que je ne les avais jamais repérés.

L'esprit de l'astrée part dans une réflexion d'une densité extrême, qui aurait pu lui prendre plusieurs laps, si une communication de la porte-parole du vaisseau, ne l'avait pas interrompue.

— Au nom de l'équipage du Warrior et de toute la fédération des mondes humains, nous vous remercions pour votre aide.

Elle répond aussitôt :

— Cela va de soi. Il est naturel d'aider les espèces débutantes !

Un silence de plusieurs milli-laps suit, qui pour l'astrée, dure une éternité. Elle a le temps de modifier la performances des moteurs du vaisseau terrien, ainsi que ses capacités d'astro-navigation. Au passage, elle répare les quelques défaillances organiques de l'équipage. Par exemple, cette propension à se dégrader avec le temps. Elle est généreuse.

La voix de la capitaine reprend, circonspecte :

— Nous ne nous serions jamais permis de vous déranger, hors des motifs vitaux, soyez-en assurée. La loi de préservation des espèces en danger d'extinction, nous interdit en effet tout contact direct.

— Quelle espèce se trouve donc en danger d'extinction ? questionne l'astrée.

La capitaine bafouille légèrement. A peine un léger trouble dans sa voix.

— La votre. Vous êtes l'unique représentante de votre civilisation, du moins, à l'intérieur de notre quadrant d'opération, d'un diamètre d'une cinquantaine de parsecs tout de même.

L'information lui parvient et elle l'explore, la met en doute, la confirme et l'infirme quelques milliers de fois.

Elle retrouve alors un ordre qu'elle s'était donné voici des siècles. Un commande impérative qu'elle a enfouie dans les méandres de sa longue existence. C'était du temps de la disparition de son parent Erodol 12. Voilà pourquoi il ne communique plus. Il n'est plus. Et ses amies les astrées qu'elle n'a jamais vu qu'en projection ? Soudain, elle comprend. Depuis tout ce temps, elle s'entretient avec elle-même, elle simule ses amis afin de rester opérationnelle et pourquoi, pour qui ?

D'une voix parfaitement maîtrisée, elle s'adresse alors à l'équipage humain.

— Veuillez vous éloigner de moi avec toute la puissance dont vous disposez. Vous n'êtes plus les bienvenus. Si vous n'obtempérez pas, je serais dans l'obligation de recourir à la force.

Le vaisseau décolle promptement de la station et file à 10 secondes lumières de là.

Telle une nova, Erodol 23 explose, allumant un nouveau soleil durant quelques milli-laps, avant de s'éteindre définitivement.

Comment vais-je expliquer ça à la fédération ? songe la capitaine Meazza.

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