Une autre issue

10 minutes de lecture

Cette nuit me semble bien insipide. Pourtant, nous sommes le 20 octobre 2023, date de mon anniversaire. Le jour de mes vingt ans. Je viens d’atteindre ton âge, celui de ta mort. Je soupire de fatigue et de déception. Je suis fatiguée de ma journée de travail.

Tous les jours, je traverse la 7th avenue, passant par Times Square.

Tous les jours, je me consume à petit feu.

Je stoppe devant cette grande tour aux panneaux lumineux. Les images défilent. Le bruit et le scintillement des écrans me donnent mal à la tête. Je lève les yeux vers le ciel. Les New-Yorkais vont me prendre pour une touriste. Personne ne regarde vers le haut, tous rivés sur leur téléphone portable, marchant d’un pas rapide, pressé et stressé. Je me fais bousculer par des passants impolis et indifférents. Ce jour devrait être heureux. Mais ça ne l’est pas. Car tu n’es pas là.

Depuis mes quatorze ans, je travaille dur pour me nourrir, me payer un toit, me donner tout simplement une vie plus agréable. J’ai accepté les tâches les plus insignifiantes et les plus ingrates, allant du nettoyage des toilettes pour hommes au toilettage du bichon frisé de la femme du PDG.

Aujourd’hui c’est mon anniversaire, et j’ai décidé de m’offrir la robe rouge que maman déteste tant. Une robe rouge écarlate qui fait tourner la tête des hommes, d’après elle. J’ai bien le droit de me faire plaisir, non ? Je l’ai mérité. Je suis entrée dans cette boutique de la 7th avenue, aux allures vintage des années 20 pour m’acheter cette robe tant convoitée. Je l’ai enfilée sur place, ravie sur le moment. Puis une fois dehors, mon coeur s’est serré. J’ai fermé mon trench couleur crème pour cacher ce tissu rouge. Je suis incapable d’apprécier ce vêtement à sa juste valeur. Car tu n’es pas là.

Pas là pour me voir, pas là pour me gronder ou pour en rire. Les larmes me montent aux yeux. Pourquoi nous as-tu abandonnées, maman et moi ? Pourquoi nous as-tu laissées dans cet enfer ? C’est toi qui voulais quitter le Mexique pour une vie meilleure. Tu avais promis à maman un cadre somptueux, sans soucis, sans peur. Elle t’a cru, elle t’a suivi. Vous étiez jeunes. Toi, dix-huit ans et elle, seize. Tu es mort quand j’avais six mois.

Maman m’a raconté que tu étais parti sans rien dire, comme à ton habitude, comme tous les matins. Et tu n’es jamais revenu. Tu lui avais dit que tu nous aimais comme un fou, tu lui avais promis la liberté, la richesse, le bonheur. Mais tu ne nous as laissé que du désespoir et de la souffrance. Comme maman était naïve, incrédule et ignorante à cette époque. Je n’ai aucun souvenir de toi et pourtant, tu me manques terriblement.

Je n’ai jamais réussi à combler ce vide en moi. Ton absence m’a touchée bien plus que je ne voulais le croire. Maman ne cesse de se lamenter, elle ne prend plus soin d’elle, ne fait plus d’efforts pour vivre. Elle t’aime tellement. Je ne comprends pas son attitude, alors que tu l’as laissée tomber. Et tu es mort dans un accident de la route.

C’est ce que me raconte toujours maman. Je pense que tu la trompais. Je suis lasse de m’occuper d’elle, de la voir se comporter comme une gamine. Alors dis-moi pourquoi tu es parti ce jour-là ? Dis-moi quelque chose, je t’en prie, papa Miguel…

Je grince des dents de colère. Je ferme les yeux, puis les rouvre, constatant que la lumière a soudainement disparu. La nuit sombre et fraiche m’enveloppe. Sans m’en rendre compte, je suis arrivée au cimetière du Calvaire.

Qu’est-ce que je fais là ? Plongée dans mes pensées, je ne me rappelle plus comment j’ai quitté Times Square pour arriver là. Je plonge mes mains dans les poches de mon trench. D’ici, la vue sur Manhattan est magnifique. Soudain, le ciel semble se fissurer, une lueur ocre traverse le ciel noir. Une onde lumineuse bleutée, teintée de faisceaux argentés, illumine le ciel. Cet instant est tellement court, que je me demande si je ne suis pas prise d’hallucinations dues à une hypoglycémie.

Je me frotte les yeux. La pierre tombale de mon père se trouve devant moi : « Miguel Vazquez, 1983-2003, tué par balle ». Je relis les derniers mots. Je ne le savais pas. Depuis quand cette inscription est-elle gravée ?

À dire vrai, ça doit bien faire dix ans que je n’ai plus mis les pieds dans ce cimetière. Je fronce les sourcils, vexée de ne rien savoir sur ce type. Je veux connaître son passé, et en même temps, non. Je le déteste, puis je l’adore. Mince, suis-je à ce point lunatique ? Mes yeux se posent machinalement sur la stèle en arc de cercle. Mort d’un accident de la route. Tu parles ! Ça m’énerve qu’elle m’ait menti ! Je donne un coup de pied dans la terre meuble.

De mauvaises herbes s’arrachent sous l’effet du fauchage, tachant au passage la pierre et l’inscription. Puis j’écarquille les yeux, comme revenant à la raison. Nous sommes en octobre ! Je vais être maudite au Día de los Muertos ! Prise d’angoisse, je m’accroupis en hâte pour nettoyer la tombe de mon père. Un vent glacial souffle, faisant virevolter les feuilles alentour. Je frissonne. Ma robe rouge devient plus vive, plus lumineuse.

Que se passe-t-il bon sang ? Dans un tourbillon de couleurs aux nuances bleues et dorées, un homme apparait. Je n’en reviens pas. Mon père se trouve devant moi. Un halo blanc entoure son corps. Je me mets à bégayer.

— Que... que fais-tu ici ?

— Juana… ma petite Juana… tu es devenue si belle…

— Papa ? Mais… que… c’est impossible !

— Santísima Muerte vient de m’offrir la chance de te rencontrer.

— Quoi ?

— Elle a attendu tes vingt ans. L’âge de ma mort.

— Mais… c’est impossible !

— Tu l’as tellement rêvé, espéré au fond de toi-même, qu’elle a accepté d’exaucer ton souhait.

— Je…

— En donnant ce coup du pied, tu m’as manqué de respect.

Je me mets en colère.

— Je rêve ! C’est toi qui oses parler de respect ?! C’est toi qui nous a abandonnées maman et moi ! Elle est dévastée ! Te rends-tu compte de ce que tu lui as fait subir ?

Il baisse les yeux, penaud. Je l’observe en silence, identique aux photos conservées par ma mère. Un homme robuste à la chevelure épaisse noire, yeux sombres, lèvres charnues, le stéréotype du chanteur ténébreux mexicain. Je ne l’aime pas. Ou du moins, je n’y arrive pas.

— Pardon…, finit-il par dire.

— Je veux savoir la vérité. Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi nous as-tu laissé seules ? Avais-tu une maitresse ? Qui t’a tué ? Pourquoi ?

Mes larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les contrôler. Ma voix s’enroue malgré moi. Le chagrin m’envahit l’esprit. Je tremble. Non par peur des fantômes, mais par peur de découvrir cette vérité qui me hante chaque jour, chaque nuit. Peur d’être déçue par ses propos.

— Juana, je suis désolé…

— Arrête avec ça !

— S’il te plait, écoute mon histoire. Tu es venue pour ça, non ?

Je baisse la tête comme une petite fille qui vient de se faire gronder. En vérité, je brûle d’impatience de savoir ce qui l’a amené à nous quitter. En même temps, je ne veux pas le découvrir. Les sentiments contradictoires se bousculent. Je décide de l’écouter, emportée par la curiosité.

— En 2001, nous avons fui le Mexique ta mère et moi. Nous cherchions une vie meilleure, loin de la violence gangrenée par les Cartels. Nous avons passé la frontière illégalement. Arrivés sur le sol américain, nous avons pris la décision de nous éloigner du Mexique le plus possible. S’en est suivi un périple à travers tout le pays, pour au final débarquer ici, à New York. Un an à courir, à mendier, à dormir sous les ponts, pour enfin y trouver le rêve américain. J’ai trouvé un poste de commis de cuisine chez un membre de la communauté mexicaine. Bon, en réalité, je faisais la plonge et le ménage dans ce petit resto de Tacos. Mais ça me convenait. Avec ça, je pouvais payer le loyer de notre appartement de Brooklyn. Mais quand ta mère s’est retrouvée enceinte, les choses se sont compliquées… Mon salaire ne suffisait pas à payer les factures et les frais médicaux. Nous croulions sous les dettes. Alors pour sortir de là, j’ai pris une décision… dangereuse.

Je ne dis rien, me contente de l’écouter et de secouer la tête de temps à autre. Il marque une pause avant de dévoiler cette « décision ». Je crains le pire. Le temps semble s’éterniser, mais il ne se passe qu’un laps de temps de trente secondes.

— Un ami m’a proposé une mission pouvant rapporter vite et gros.

— Le cliché.

— Je sais… mais… je n’avais pas le choix !

— Alors c’est ma faute, hein ? C’est ma faute si tu t’es tourné vers le milieu de la drogue ?

— Je n’ai pas dis ça, je…

— Mais tu l’as pensé !!

Je le coupe, à la fois frustrée et offensée.

— Crois-moi, continue-t-il en se plaquant une main sur la poitrine. J’ai fait ça dans l’unique but de vous sortir de la galère. Ça devait être une mission rapide et facile. J’avais juste à transférer les mallettes de drogue de New York vers Hartford dans le Connecticut, aller du point A vers le point B. C’est tout. Et pour ça, j’étais payé dix mille dollars. De quoi payer nos factures et repartir du bon pied. Un poste de serveur m’attendait dans un grand restaurant espagnol dans le sud de Manhattan ! Mais avant ça, je devais rembourser mes dettes et vite.

— Alors t’as choisi la voie de la criminalité.

— Je devais juste faire le transport, bon sang ! Rien de plus !

Je croise les bras, renfrognée.

— Que s’est-il passé ?

— Les flics nous ont pris en filature à la sortie Whitehead Highway en direction de Springfield. Mon ami a refusé d’obtempérer.

— Pourquoi tu ne t’es pas arrêté ?

— J’étais juste passager. C’est José qui conduisait la voiture…

Je me plaque machinalement la main sur la bouche.

— Les flics nous ont doublé, puis ont ouvert le feu. Je me suis pris une balle dans le thorax. Mon ami, paniqué, a pilé d’un coup. La voiture a fait trois tonneaux avant de venir s’encastrer dans un arbre au bord de la route. Tous les deux couverts de sang, nous nous sommes regardés, puis… plus rien… le brouillard, la nuit noire et épaisse de la mort nous a emportés… Je t’assure que je voulais bien faire !

Je frissonne. Je croise les bras pour calmer mes tremblements.

— Pourquoi tu n’en as pas parlé à maman ? Elle a toujours cru que tu la trompais…

— Je ne pouvais pas lui en parler ! Elle n’aurait pas compris ! J’étais dans une impasse ! Personne ne nous aidait ! Personne ne nous est venu en aide ! Et dans ces cas-là, on se rapproche de la communauté.

— Tu as fui les gangs mexicains, pour finalement te plonger dans leurs bras dès la moindre difficulté ? C’est pathétique.

— Tsss, s’agace mon père. T’es bien comme ta mère ! Tu ne comprends rien ! Voilà pourquoi je ne lui ai pas dit ! Elle m’aurait détesté, me regardant comme un pestiféré, un moins que rien, un loser. Je ne voulais pas qu’elle ait cette image de moi. Alors j’ai agi en secret. C’était juste une affaire, une seule. Rien de plus. J’avais juste à livrer la marchandise. Je n’ai tué personne et je n’ai jamais touché à la came. Mais tu ne peux pas comprendre, cette honte de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de son enfant. Tu ne sais rien de nos traditions, ni de nos valeurs. T’es bien une Américaine. Nous n’avons rien en commun.

Cette dernière phrase me fait mal. Je ne saurais dire pourquoi, ni comment il m’a blessée en prononçant ces mots. Mais maintenant je sais. Je sais qui il était, ce qu’il a fait et pourquoi. Quelque part je me sens soulagée, libérée d’un poids. Il n’a pas trompé maman. Il ne nous a pas abandonnées. Et c’est ça qui compte le plus à mes yeux. Il me regarde avec tendresse. Le halo autour de sa silhouette s’intensifie. Nos ancêtres doivent certainement le rappeler.

— Je t’en prie, ne m’oublie pas. Je ne te demande pas de me pardonner. Seulement, ne me tourne pas le dos.

Je hoche juste la tête en guise de réponse, d’un regard triste et d’un léger sourire.

— Adios mi hija.

Je regarde la lumière emporter mon père dans un ballet de couleurs vives. Sa silhouette disparait. Je ferme les yeux. En les rouvrant, je me retrouve instantanément à Times Square.

Les buildings semblent baignés de couleurs vives. Je n’entends plus les bruits des voitures, ni des passants, ni des écrans publicitaires. Le brouhaha infernal de New York a disparu. Il n’atteint plus mes oreilles. J’ai eu ma réponse. J’ai vu mon père, mort, que je ne connaissais pas. J’ai obtenu mes réponses à mes questions. Et maintenant ? Mes larmes coulent sur mes joues, je me laisse tomber sur les genoux, épuisée. Le ciel se voile. Je me répète en boucle cette question. Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?

Soudain, une main m’agrippe le bras. Un homme séduisant m’aide à me relever. Il m’a remarquée, moi, au milieu de cette foule dense. Il m’a vue, moi. La jour de mes vingt ans, le 20 octobre 2023, je suis sortie des ténèbres.

Annotations

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0