La Porte de l'Aube

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Tout le temps que prit la descente, je restai derrière la vieille, attendant avec impatience le moment où la route m'offrirait une bifurcation. Je voulais m'échapper, et ruminai sans cesse de viles paroles à l'encontre de cette importune qui m'avait volé le seul toit que j'avais sur la tête. Enfin, je reconnus la voie qui contourne la colline vers le sud. "Et où vas-tu, enfant ?" Je continuai de m'éloigner, feignant de ne pas prêter attention à ses appels : "Tu seras hänvet, ou tu ne seras pas ! Sans notre soutien, c'est la déchéance, et la mort, qui t'attendent !" Et je songeai à part moi que la mort pouvait bien venir, que quitter le monastère était déjà bien assez, que je ne voulais pas avoir à faire avec un rebu de la société. Je n'avais pas de plan. Je prononçai toutes les prières apprises, invoquant l'Unique et tous les saints.

Tout à coup, Hildrine m'attrapa le bras : "Tes chimères ne pourront rien pour toi. L'Unique et tous ses lieutenants n'ont pas plus de pouvoir que tous les morts réunis. Si tu veux parler aux ancêtres, viens, je te montrerai comment faire." Ce sont moins ses paroles que la rapidité avec laquelle elle m'avait rejoint qui me surprirent. "Allons, enfant. Je t'ai retrouvée, et je ne veux pas te perdre encore une fois.

- Je me souviendrais de vous si je vous avais déjà rencontrée. A présent, laissez-moi !

- Où irais-tu, à cette heure ? Quelle fin choisis-tu entre le froid et les bandits de grands chemins ?"

Je ne répondis rien, pesant soigneusement mes options. Aucune ne me satisfaisait vraiment. Je voulais retourner auprès de mes sœurs, dans l'immuable routine monacale. Impossible, évidemment. Ce murmure en moi : "Ecoute, écoute." Hildrine reprit : "Bon, voilà ce que je te propose. Je t'emmène au Fjall Crerr. Au moins, si tu ne souhaites pas rester avec moi, pourras-tu y trouver un endroit convenable. En attendant." Je me pris à hocher la tête, et acceptai ce compromis. J'ignorais tout de Fjall Crerr, mais j'imaginais pouvoir y retrouver une communauté où me trouver en sécurité. La vieille fourbe avait tout bonnement omis de mentionner une étape intermédiaire.

Nous marchâmes sans un mot, nous arrêtant peu, sinon pour dormir. Au terme d'une troisième journée interminable, mes pieds mal préparés et humides me faisaient souffrir, et mon chaperon trempé ne me protégeait plus de la pluie. Je m'effondrai sous l'appentis en ruine que la vieille avait choisi comme halte. Tandis qu'elle débarrassait le bât de l'âne, j'entrepris de constater l'étendue des dégâts. Hildrine alluma une petite lampe à huile, qui diffusa une faible lumière sur les plaies que mes sandales avaient ouvertes. J'allais vociférer, dans toutes mes peines, mais quelque chose se déposa sur mes épaules : la même présence que dans le parloir.

Comme une couverture chaude, le pouvoir d'Hildrine m'enveloppait, pour cette fois atteindre ma chair et mon sang. Elle posa ses mains ridées sur mes pieds abîmés, et je vis très nettement les plaies se refermer, et disparaitre avec la douleur. "Enlève tes vêtements mouillés, ordonna-t-elle. J'ai de quoi les remplacer. Oh, c'est pas grand-chose..." Elle me tendit une paire de chaussettes vieillie, une couverture de laine du vert le plus affreux et un chapeau de feutre qui avait été rouge. Je soupirai en acceptant, puis inspectai encore ma voûte plantaire en enfilant les bas.

"Comment avez-vous fait ça ?

- Avec ce don que tu as toi aussi : l'autre regard. Il me permet de voir la chair, de sentir les battements de vie. Tous les battements. Et de causer avec tout ce qui est la Vie. Tu verras toi aussi, si tu le veux. C'est le premier pouvoir qui doit t'être rendu. Tiens, mange."

Un silence se fit, où je n'entendis plus que le souffle de l'âne dans mon dos, et nos mastications méditatives. Je ne pouvais croiser les yeux d'Hildrine, toujours cachés dans les plis de son visage. Comment pouvait-elle y voir quoi que ce soit ?

"Le Fjall Crerr est-il encore loin ?

- Oh, oui ! Mais je te rassure, tu n'arriveras pas à la demeure des Crerr attifée de la sorte. Nous te donnerons de bien meilleurs vêtements."

Au matin, je me sentais étrangement ragaillardie, même si mon allure devait être encore plus épouvantable qu'en quittant le monastère. J'invoquai tous les saints de patience, leur demandant la force de tenir la route jusqu'à la première occasion d'échapper au destin que la vieille et ses esprits obscurs dessinaient pour moi. Dans la lumière pâle du matin, une montagne escarpée couverte de pins et couronnée de pierres nues nous faisait face. Je la reconnus pour être le Fjall Doarlitt : un lieu de pèlerinage très prisé dans l'ouest. Perdue dans mes suppliques, je remarquai trop tard que nous avions entamé l'ascension du mont le plus solitaire du Vesturlèn. Je protestai : "Nous devons faire demi-tour ! Vous vous êtes trompée de route !

- Non pas, enfant, dit tranquillement Hildrine. Tu veux de meilleurs vêtements, ou bien ?

- Il n'y a rien ici ! Aucun village, pas âme qui vive ! Où voulez-vous que nous trouvions quoi que ce soit ?

- Pas âme qui vive ? Ha ! Il est temps pour toi d'ouvrir ton regard, et de voir. Commence donc par concentrer ton attention sur tes pieds. N'ont-ils donc pas été soignés par cette magie que tu refuses de considérer ?"

Elle se détourna, et continua de grimper sur le sentier. Et je ne vis aucune autre issue que de la suivre, dans toute sa bizarrerie. Dans le son monotone de notre marche, les chocs secs de nos bâtons sur les pierres, nos souffles éprouvés, soudain je perçus des voix plus ténues : le grognement d'un sanglier, le fouissement d'un écureuil, le vol d'un passereau. Plus je montais, plus les détails de la montagne s'imposaient à mes sens. La fragrance des aiguilles de pin, le travail des fourmis dans l'humus, l'éclosion des champignons. Puis quelque chose arriva, et je me sentis tomber, pour me relever face à un cerf noir aux bois luisants. Cette vision ne dura qu'un bref instant, mais je le vis me saluer humblement, avant de disparaître. "Ehlà ! cria Hildrine. Où étais-tu passée, enfant ?

- Je n'ai pourtant pas quitté le sentier, bredouillai-je en avisant les environs."

En quelques pas, la vieille s'approcha : "As-tu vu quelque chose qui n'habite pas cette montagne ?" J'hésitai à répondre. Quelle conséquence aurait la vérité, quand j'ignore tout de cette magie ? "Je crois, oui. C'était un cerf.

- Un cerf... Ah. Très bien. Oui, très bien. Allez ! Le sommet du Doarlitt s'atteint avant la nuit."

L'ascension était éprouvante. Comment cette vieille femme rabougrie pouvait-elle mener la marche ? Je me risquai régulièrement à replonger dans ce qu'elle appelait l'autre regard, y trouvant ponctuellement un répit que je m'expliquais mal. Jusqu'au sommet, pourtant, je ne revis pas le cerf de ma vision initiale. Le soleil s'était déjà abîmé derrière l'horizon lorsque le sommet se présenta à nous. Je distinguai à peine les centaines d'empilements de cailloux érigés au sol par les pèlerins printaniers. Plus loin, la masse d'un dolmen monumental se découpait sur un ciel sans étoiles. "Reste pas là, enfant. On va s'installer par là. Débarrasse l'âne, et sors le briquet et les pommes de pin."

Sous les ramures d'un grand pin, je m'exécutai, tandis qu'elle fagotait quelques branches humides. Ainsi, elle alluma un feu de fortune fumant, dont les volutes servirent à concentrer mon regard, si bien que le froid de la nuit n'atteignit pas mes os. "Qu'est-ce tout ceci ? demandai-je.

- Sois plus précise dans tes questions, enfant, que je n'aie pas à lire tes pensées.

- Qu'est-ce qui tombe sur mon dos, comme une couverture ? Ce n'est pas ce feu misérable qui me réchauffe.

- Le divin l'appelle Inri’vit : la vue qui émane de l'intérieur, pour observer l'extérieur. Une vue puissante, qui regarde vers l'infiniment petit, avec laquelle tu distingues ce que le commun ne peut même soupçonner. L'autre regard, c'est celui qui comprend, qui guérit. Tu l'expérimentes pour toi-même sur ces pentes, mais en d'autres lieux, il te servira à soigner les bêtes, et les humains."

Je n'étais pas certaine de saisir l'étendue de ce pouvoir, même si je percevais mieux les facilités avec lesquelles je traitais la basse-cour du monastère, et jusqu'à mes sœurs silencieuses. Mais encore, un flot de pensées enfuies remonta mon esprit, et je me redécouvris, enfant, auprès des chevaux de trait, des chiens de chasse et des chats errants, ces serviteurs sans voix, dont les plaintes m'atteignaient sans que je sache comment. Le sommeil me gagna au détour de ce souvenir si lointain.

Tout à coup, un vent violent balaya les cairns, et d'une vive lumière surgit un oiseau de proie gigantesque aux pattes d'échassier et au plumage flamboyant. Il se percha délicatement sur le dolmen et lissa ses plumes aux couleurs du ciel. Puis, huppe argentée hérissée, il me toisa et poussa un sifflement mélodieux. Aussitôt, un éclat aveuglant émana des mégalithes et un personnage apparut sous le perchoir de pierre, assis, l'œil collé à un instrument pointant le ciel.

Il était vêtu comme Hildrine, dans de plus chatoyantes couleurs. L'oiseau siffla à nouveau, et ce que je reconnus pour être un hänvet se tourna vers moi. "Oh ! Mille pardons. Nous ne t'attendions pas si tôt. Il faut croire qu'Hildrine s'est montrée persuasive. Et que tu t'es montrée plus endurante, malgré tes années sédentaires. Ah ! mais te voilà, enfant !" Elle délaissa sa lunette d'observation pour attraper un livre. "Pardon, dis-je, je ne voudrais pas paraître grossière... Qui êtes-vous ?

- Je suis Eynn, le hänvet des origines. Et voici Azrac'h, le gardien de l'aube. Et toi, quel es ton nom ?"

Je restai muette, observant Eynn qui tournait les pages du registre jusqu'à un ruban rouge, en marmonant : "Quel est donc ton nom ? Oh ! Voici." Le hänvet me présenta l'ouvrage et je découvris un mot tracé par ma propre écriture : "Sylverine". Je fronçai les sourcils : "Je n'ai pas écrit ça.

- Pas encore, en effet. C'est celui que tu écriras, dans les pas d'Hildrine.

- Ne puis-je pas conserver mon nom ?

- Oh, dit Eynn dans une moue convenue. L'aimes-tu, ce nom que tu as reçu à la naissance ? Quelqu'un l'a-t-il prononcé récemment ?"

Je secouai la tête. Dans la lumière du levant, je contemplai encore ce simple mot, qui soulevait tant de questions. "Dis-nous, enfant, seras-tu hänvet, auprès d'Hildrine ?

- Je crains de ne pas pouvoir accepter. Je ne sais pas.

- Seuls les sages savent qu'ils ne savent pas.

- Je sais juste ce qu'Hildrine m'a dit : 'tu seras hänvet, ou tu ne seras pas'.

- Hildrine a bien deviné, car le choix qui s'offre à toi est limpide. Selon toute vraisemblance, te détourner de nous te conduira vers une mort certaine, et douloureuse.

- Alors c'est bien ce que je pensais : je n'ai pas le choix !"

Azrac'h émis une série de sifflements aigus. "Il désapprouve. Eh bien, laissons cela, pour l'heure. Ton nom t'a été transmis. Iras-tu jusqu'à Fjall Crerr avec Hildrine ?

- Oui, c'est ce qui est convenu.

- Bien. Pour le temps où tu marches avec elle, tu possèderas pleinement l'Inri’vit, ainsi que le talent d'Azrac'h. Utilise-les à bon escient."

Eynn rangea le registre et colla son œil à la lunette. Dans un puissant souffle, Azrac'h déploya ses ailes et s'envola aux nues. Recroquevillée, face contre terre, j'entendis le fracas d'un coup de tonnerre et, l'explosion passée, je discernai à l'horizon les longues pattes de l'oiseau élevant le disque solaire. Autour de moi, tous les cairns étaient à bas, les pierres chassées et éparpillées. Sentant la brise sur ma tête nue, je cherchai le chapeau de feutre, sans le trouver.

Debout, je détaillai mes habits. Des bottillons de peau doublés de laine réchauffaient mes pieds. Des chausses couraient le long de mes jambes, jusqu'à des braies, sous une tunique de lin d'un vert profond. Contre ma peau, je sentis la douceur d'une chemise de coton. La vieille couverture prêtée par Hildrine avait laissé place à un sayon à carreaux marron et écru, tissé dans une laine d'une qualité exceptionnelle.

Le ciel était clair. M'avançant sous la travée du dolmen, j'embrassai du regard les campagnes, constellées de villages, coupées de bois colorés d'automne. Là-bas, le ruban plus sombre du Threfaldur serpentait vers une cité fortifiée perdue dans quelque nappe de brouillard. En face, loin vers l'est, devaient s'étirer les Hogheglenns.

"Magnifique !" s'esbaudit Hildrine dans mon dos. Elle s'accroupit souplement et enfonça ses ongles dans les caillasses. Une onde émana d'elle, et soudain poussèrent d'innombrables plantes, aromates et fleurs colorées. "Voilà ce qu'empêchent les pratiques des pèlerins de l'Unique. Tenons-nous en au Hasard pour bouger les pierres, et jusqu'au moindre grain de sable. Allons ! Comme je te vois, tu es bien mise pour marcher, à présent. En route. Je t'emmène au Crerr."

La descente était certes plus périlleuse, mais me sembla aussi plus rapide, mon pas plus assuré. Dans le calme de la marche, une sensation s'éveilla telle une source, et un souvenir remonta avec elle. Je me vis assise dans la diligence qui m'avait amenée au Fjall Ek. Par la lucarne, le paysage défilait et ainsi le voyage avait un temps pris possession de mon cœur. Sentiment effacé avec la lettre que mon chaperon avait remis à Laonor. Quel était le nom de cette dame ? Quelle importance, car à présent, je louai cette journée où le voyage me prenait à nouveau.

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