La bibliothèque

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Hildrine me sortit d'un rêve sans images : "Tu as un rendez-vous, je crois ? Serait temps de t'agiter.

- Vous êtes revenue bien tard, cette nuit.

- Eh, une naissance un peu difficile.

- Les brebis mettent-elles bas si tardivement dans l’année ?

- Haha ! Non ! Un petit d'homme qui ne voulait plus attendre, et qui n'avait pas pris la peine de se retourner. L'est arrivé par le siège. Pas simple, mais tout s'est bien terminé.

- Vous connaissez aussi l'art de mettre au monde ?

- Bêtes, hommes, plantes : tout ce qui naît, croît et meurt est susceptible de tomber dans notre regard. Allons, le petit-déjeuner nous attend."

La cloche retentit en un seul coup définitif. A peine sortie des cuisines, quelqu'un m'aborda aussitôt et me guida à travers le château jusqu'à ce qui tenait lieu de bibliothèque. La pièce était déserte, et je patientai en détaillant les quelques ouvrages disposés sur les étagères, ceux ouverts sur les deux pupitres près de la fenêtre, et aux murs les portraits. Messire Berton avait encore des cheveux. Azilys affichait son air déterminé. Larik demeurait fier et impassible. Et là, les yeux verts de Brivel me fixaient. Il serait venu avec moi, avait-il dit. L'irruption d'Azilys interrompit mes réflexions.

"Merci infiniment pour votre patience ! Je suis navrée d'avoir repoussé ce rendez-vous, mais voyez-vous, mon jeune frère ne nous visite pas souvent. La deuxième fois, en sept années.

- La route est longue, d'ici à Har Mooin, j'imagine.

- Oh ! oui, terriblement longue ! Et inconfortable. Heureusement qu'il dispose de la faveur royale. Ainsi, il change de monture dans les relais de garnison. Je lui écris souvent ; il n'a bien entendu pas toujours le temps de me répondre. Néanmoins, il nous a gratifié d'une merveilleuse nouvelle, au printemps dernier : il sera bientôt adoubé comme chevalier.

- C'est une très belle réussite.

- Je le crois aussi. Il est très doué. Et vous n'êtes pas sans savoir que les jeunes chevaliers éduqués au palais peuvent prétendre à la main de la princesse.

- Je sais peu des coutumes royales, malheureusement.

- Au prochain printemps, le tournoi du Meietrad sera organisé, et le fiancé de la princesse sera choisi. Autrefois, il fallait remporter ladite compétition, mais, de nos jours, les souverains s'accordent sur le meilleur prétendant. Brivel est en très bonne place. Voyez-vous, notre famille est apparentée à Erouan Le Lourd [nom à affiner], compagnon d'armes de la fameuse reine Lizenn des Belles Provinces. Je ne peux rêver meilleur avenir, que devenir la sœur d'un roi."

Une lumière nouvelle se projeta sur la conversation aux écuries, sans que je puisse, pourtant, saisir toutes les subtilités de la situation. "Soit, reprit Azilys, la bibliothèque ! Je vais vous laisser, ce matin, répertorier et classer les ouvrages. Vous avez là quelques plumes et suffisamment de papier et d'encre. Montrez-moi votre compétence, et nous conviendrons de vos attributions. Je vous prierai de ne pas toucher aux ouvrages posés sur les pupitres. Ce sont des travaux en cours de rédaction. Est-ce que tout ceci vous paraît clair ?

- Oui, Madame, vous pouvez compter sur moi."

Satisfaite, Azilys me laissa seule parmi les volumes épars, dans un élément que je connaissais parfaitement. Pendant de longues heures, je déplaçai, regroupai et listai tous les ouvrages qui tombaient sous ma main. Cette collection était des plus éclectique : traités d'herboristerie, d'astronomie, de géographie, recueils de poèmes et de littérature sacrée...

De la quantité impressionnante de livres sur l'unification des Belles Provinces, je déduisis l’intérêt de Dame Azilys pour l’histoire. Je trouvai ainsi, pêle-mêle, le détail des dynasties successives depuis les comtes de Kimuold, jusqu'aux rois des Mooilènden, des livres décrivant chacune des huit Provinces, une étude comparée des coutumes locales, mais aussi des textes de lois, des compilations de décrets divers. Et enfin quatre biographies majeures : une du roi Abriel, et trois différentes de la reine Lizenn.

Je pris un instant pour souffler, et constater l'avancement de mon travail, tandis que la cloche sonnait quatre coups. J'avais encore un peu de temps avant le déjeuner. J'allais attaquer une nouvelle pile d'ouvrages quand la porte s'ouvrit doucement. Brivel se montra : "Bonjour Sylverine, je pensais bien vous trouver ici ce matin." Je m'inclinai respectueusement, mal à l'aise de savoir que je parlais avec un jeune homme dont la noblesse le mènerait sur le trône. "Bonjour, Messire. Dame Azilys votre sœur m'a donné du travail.

- Azilys a de belles ambitions. Elle dépense sa propre cassette dans ce projet. Une fortune. Je partagerais bien son enthousiasme, si je n'étais pas moi-même accaparé par ma propre carrière."

Il s'approcha des pupitres, et je me tins prête à lui dire de ne pas y toucher : "Ils n'ont pas bougé depuis ma dernière visite. Je souhaite pour ma sœur qu'elle vous autorise à les copier pour elle."

Brivel se tint devant les portraits, et après un moment de silence demanda, un ton plus bas : "Verriez-vous un inconvénient... à ce que je vous écrive ? Et à m'écrire en retour ?" Le fard me monta aux joues, et mon cœur s'emballa : "Pardon, Messire, mais c'est... C'est tout à fait inconvenant. Je regrette. Mon devoir m'impose de refuser." Je baissai le regard et serrai mes mains à mon giron. "Alors, reprit-il, permettez que je prenne de votre temps, chaque jour jusqu'à mon départ. La simplicité de votre compagnie est une bouffée d'air frais, dans le train de mes obligations."

Je ne sus que répondre. J'allais bafouiller quelques mots d'approbation quand Azilys nous interrompit : "Vous ici, mon frère ! Alors, que pensez-vous de cette collection ?

- Tu as fait du bon travail, mais je constate que ton œuvre principale prend la poussière.

- Les soirées d'hiver seront longues. Je trouverai bien le temps de m'y atteler à ce moment-là."

Azilys tendit une main autoritaire, et je lui confiai alors les notes que j'avais prises pendant le classement. Elle se mit à déambuler dans la pièce, suivant pas à pas mon plan, hochant la tête à l'affirmative. "Excellent. Je vous laisse profiter du déjeuner, en souhaitant que vous ne soyez plus dérangée, à l'avenir, par quiconque." Je pris congé dans une profonde révérence. Avais-je bien compris ? L'air vif du dehors me ravigota, sans pour autant parvenir à éclaircir mes idées.

Attablée dans un coin de la cuisine, un peu à part des autres, je considérai mon écuelle remplie d'un ragoût fumant. Tandis que je portai machinalement la cuiller à mes lèvres, mon esprit tâcha de mettre de l'ordre dans les événements des derniers jours. Les volutes se dessinèrent de plus en plus finement, la texture épaisse et le goût légèrement sucré de la sauce se démarquèrent et je fus coupée de tout bruit extérieur.

Tout à coup, je me tins à l'orée d'une forêt de pin sombre et touffue, face au cerf noir. "Voici des lumières pour éclairer ta conscience, dit-il d'emblée en désignant le ciel." Aux nues assombries, des lumières chatoyantes se mirent à danser. "Qui êtes-vous ?

- Je suis Belroth. Maître des lumières du Nord.

- Pourquoi suis-je ici ?

- N'as-tu pas besoin de prendre une décision difficile ? Alors, dis-moi.

- La maison est accueillante, le travail adéquat. Mais quelque chose se cache dans l'ombre, sans que mon regard ne puisse se poser dessus. Qu'est-ce que c'est ?

- Le devoir, répondit simplement le cerf.

Dans le regard que nous échangeâmes, je compris qu'il me serait impossible de rester à Fjall Crerr, sans risquer de perturber la marche des événements, sans risquer l'opprobre. Le devoir de Brivel était à la cour, dans la poursuite de sa carrière, et du trône. Quant à moi...

"Il n'est pas encore temps, reprit Belroth, non, il n'est pas temps de te soustraire à ton devoir. Tu seras hänvet, ou tu ne seras pas."

La vision s'évanouit sur ces mots, et je me trouvai devant un bol vide. Je retournai à la bibliothèque jusqu'à ce que la lumière me manque pour travailler. Je finissais de ranger le matériel, quand Azilys entra : "Vous êtes décidément faite pour cet emploi. Je n'aurais pu rêver mieux, et j'ai déjà mille autres tâches à vous confier.

- Merci, Madame, pour vos compliments. Je dois malheureusement être honnête avec vous : je ne pourrai pas rester pour m'occuper de votre collection. Mon devoir est auprès de la vieille Hildrine. Je suis sincèrement désolée.

- Vous m'envoyez navrée. Mais alors, vous reviendrez, comme la vieille, pour vous occuper des troupeaux ?

- Je le crois, oui. Et si j'en ai le loisir, je vous aiderai avec votre œuvre. Mais pour l'heure, il me faut refuser.

- C'est entendu."

Je m'inclinai et Azilys me donna congé. Nous étions en vérité soulagées toutes les deux. Je ne serais pas distraite par l'envie de retrouver son jeune frère, et celui-ci ne serait pas détourné de ses projets par cette intrigante Sylverine.

Dès le souper, j'annonçai ma décision à la vieille. Elle l'accueillit sans effusion d’aucune sorte : "Nous partons après-demain, à l'aube."

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