En route vers Lyon

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La nuit était difficile.

Couchée à même l’herbe sur une simple couverture, la voûte étoilée était une maigre consolation. L’inconfort lui faisait mal, jusque dans ses os, et l’humiliaient aussi. Epouse du souverain de l’univers, elle qui ne connaissait que la soie et les plumes d’oie, la voilà réduite à l’état de vagabonde. Elle pensait : « que fait mon compagnon de route ? Oh il dort. Comment peut-il dormir ? J’ai envie de le réveiller pour sa peine. Circitor… Non, j’ai besoin de lui, il subit ma mauvaise humeur sans broncher, il m’encourage et demain il nous reste de la route jusqu’à Lyon ».

Que se passera-t-il demain ?

Elle n’osait espérer.

L’empereur l’y attendait-il ? Ou l’avait-t-il abandonnée à mon sort ?

Elle ferma les yeux, essayant d’imaginer leurs retrouvailles. Son visage était flou, quelle était la couleur de ses yeux ? Était-elle en faute ? Non, bien sûr que non, ils n’avaient fait que se croiser brièvement. Son mariage avait été décidé comme ça, dans l’urgence. La première femme de l'empereur était morte sans avoir donné d’héritier. Et il fallait partir en guerre. Un artiste avait peint un portrait de Laeté, et elle avait été choisie comme ça, parmi des dizaines d’autres tableaux de filles de rang sénatorial. Pourquoi l’avait-il choisie elle ? Pour sa beauté comme le prétendaient les flatteurs ? Le peintre l’avait-il embellie exagérément ? Qu’exprimait son regard ? Son sourire avait-il conquis Gratien ? Laeté s'aperçut qu'elle ne connaissait rien de son époux.

Quand elle apprit la nouvelle, cela fut un choc. L’empereur. C’était un jeune prince, valeureux, on le disait beau et pieux. Elle n’eut pas le temps de réaliser que l’on préparait déjà les noces à la hâte. Une souveraine… elle ? Laeté ne savait pas quoi en penser. Elle faisait la joie de sa famille, de sa cité, et puis, c’était le rêve des petites filles. Comment ne pas se réjouir ? Le destin l’attachait au plus illustre des hommes, et elle recevait l’honneur de fortifier la dynastie.

Le jour des noces, on l’avait vêtue d’une palla safran et sa tête sous un voile orangé et dessus une couronne de fleurs. Au bras de sa mère, elle entra en tremblant dans l’Aula Palatina, la grande salle bâtie par Constantin à Trèves. Il lui fallut traverser la foule des officiers palatins et de leurs épouses. Tout au fond, se trouvait le trône, sur lequel le prince Gratien attendait majestueusement. Son manteau pourpre et son diadème aux pierres précieuses étincelantes, faisaient de lui un être à part, hors du commun des mortels. Il avait pourtant refusé d’être divinisé, acceptant seulement le rôle d’intermédiaire entre Dieu et les Humains. Pour Laeté, ce n’était pas un être humain, non, il était irréel. Elle tenait à peine debout, le poids de tout l’empire romain semblait lui peser sur ses épaules. Sa mère joignit leurs deux mains droites. Elle leva la tête vers celle de Gratien qui lui dit « Où tu seras mon Eve, je serai ton Adam » et elle répondit « Où tu seras mon Adam, je serai ton Eve », elle n’osait soutenir son regard et baissai les yeux, tandis qu’il lui couvrait le visage d’un voile. Ensuite, l’évêque Britto les fit s’agenouiller devant la croix et les bénit au nom de Jésus Christ. Le public chanta d’allégresse, et ils étaient mariés. Il y eut ce jour-là un grand banquet où ils étaient demeurés assis, chacun sur leur trône, face aux invités allongés sur des banquettes. À la nuit tombée, elle suivit un cortège de porte-torches et de joueurs de flûte, passant au milieu des files de soldats qui servaient de haies pour la séparer du peuple.

Des chants licencieux l'accompagnèrent, des chants obscènes, comme pour lui donner l’avant-goût de ce qui allait lui arriver. Son cœur s’emballa, ses joues s’empourprèrent. Pourquoi je n’y avais jamais pensé avant ? pensa-t-elle. Elle vivait dans une famille qui cachait ces choses-là aux jeunes filles. On avait pris soin de protéger sa vertu pour l’offrir à son époux. Mais pour savoir ce qu’était réellement la chasteté, encore fallait-il qu’elle sût ce qu’était la luxure. Oh elle n'était pas si bête. Elle avait bien deviné parfois ce que faisaient les domestiques, et sa mère n’aimait pas que son père soit seul avec de jeunes servantes. Quelques cris étouffés, des bruits suspects d’étreintes passionnées, avaient quelque fois troublé son sommeil, et l’imagination avait fait le reste. Et puis, il y avait des poèmes de Catulle, des passages osés d’Ovide, des romans déconseillés aux jeunes filles comme l’âne d’Apulée, qu’elle avait lus quand même.

Arrivée au Palais, on l’avait portée jusqu’à la chambre nuptiale pour simuler l’enlèvement des Sabines. C’était la tradition. L’origine de Rome, c’était un rapt de jeunes filles, elle se sentait comme elles.

Des femmes de chambre la déshabillèrent, la lavèrent dans un bain, puis la séchèrent, l’enduisirent d’huile parfumée à l’iris et la massèrent. La chaleur du bain, les mains douces et féminines atténuèrent ses peurs et détendirent son corps. On l’allongea nue sur un grand lit et l’on éteignit les lampes. Elle fut plongée dans une obscurité atténuée par un petit rai de Lune. Et elle attendit comme ça, des minutes qui semblèrent durer des heures.

On entra. Une silhouette fantomatique, ça aurait pu être n’importe qui, elle ne l’aurait pas reconnu. Elle ne connaissait ni son odeur, ni sa bouche, ni sa peau, et sa voix ne lui était pas familière. Elle demeura tétanisée lorsqu’il s'étendit sur elle. Il ne prononça aucune parole. Comme une ombre prenant possession d’elle, haletant et transpirant, il s’immisça, s’agita, râla, s’endormit. Elle était devenue femme.

Batemod sentit l’impératrice bouger à côté de lui, son sommeil semblait agité, il ouvrit les yeux lorsqu’elle se lova contre lui, sa main à plat sur son ventre, prenant son corps pour un traversin. Elle dormait profondément maintenant, il décida de ne pas bouger d’un cil, il s’en serait voulu de la réveiller. Dans cet inconfort, c’était tout ce qu’il pouvait lui offrir. Il était son dernier soutien, cette responsabilité lui échoyait : protéger l’impératrice, veiller sur une femme, défendre, encourager, supporter. La noblesse des enjeux donnait du sens à une vie qui n’en avait pas beaucoup jusque-là. Ils touchaient au but : l’empereur, demain.

Par le plus grand des hasards, Batemod avait rencontré l’empereur Gratien en personne. C’était il y a deux ans, le préfet de son unité l’avait chargé de porter une missive au maître des milices Mérobaud. Ils n’étaient pas en guerre, les différentes unités de l’armée romaine casernées dans différentes cités de Gaule Belgique et Germanique. C’était l’époque où la cour s’apprêtait à déménager de Trèves à Milan. Batemod ne savait pas très bien où se trouvait l’empereur, était-il encore en Gaule ou déjà en Italie ? Pour lui, c’était une mission des plus banales : un cheval, une route à suivre, et aucune urgence. Hélas, son cheval se mit à boiter. Il descendit pour vérifier et s’aperçut que celui-ci avait perdu une de ses hipposandales et s’était blessé au sabot. Il lui fallait de l’aide pour soigner et protéger le pied du cheval. Il demanda à un groupe de paysans atrébates qui lui conseillèrent de prendre le chemin de leur village. Le cavalier suivit donc le sentier qui longeait un petit canal. Ce fut après un petit pont de pierre bâti par les anciens, non loin d’un moulin à eau, qu’il s’aperçut qu’il se trouvait dans la mauvaise direction. Et après un certain temps, il dut me rendre à l’évidence : perdu dans les bois. Quelle poisse ! La rage montait en lui, et dire qu’il ne croisait plus âme qui vive ! Il ne manquait que la pluie à son malheur. Parvenu à l’orée du bois, il déboucha dans un grand pré, et s’il n’apercevait toujours pas de village, les vibrations et les bruits de nombreux chevaux lui redonnèrent un peu d’espoir. C’était une turme de plusieurs centaines de cavaliers, arborant la bannière de l’empereur. Quel soulagement, c’étaient des militaires, comme lui. À leur armure étincelante qui couvrait aussi leurs chevaux, le garçon se demanda si c’étaient des catafractaires[1], mais non, leurs cottes de mailles, leurs longues lances et leurs casques coniques étaient typiques des barbares du Danube. Alors que les chevaux s’abreuvaient dans l’eau d’un étang, Batemod aborda quelques-uns de ces rudes gaillards. Ils lui répondirent dans leur langue, et ne comprit rien car ils ne parlaient ni latin, ni tudesque[2]. Il essaya de se faire comprendre avec des gestes, afin de leur montrer son cheval. Ces hommes l’entouraient, plus curieux de sa présence que de son problème. Ce fut à ce moment-là qu’un de ces barbares s’adressa à lui dans un latin parfait : « que veux-tu mon garçon ? Que fais-tu ici ?».

Il expliqua tout à l’homme. Celui-ci sourit et traduisit avec quelques mots de sarmate suffisants pour que les barbares comprennent et s’occupent du destrier de Batemod. Le jeune cavalier hérule crut d'abord que cet homme était le commandant romain de la turme. Cet homme lui expliqua que ces barbares étaient des Alains, leurs ennemis d’hier devenus leurs alliés. Comme il voyait que cela ne réjouissait guère le garçon, il se mit en devoir d’essayer de le convaincre. Il lui vanta leur force, leur courage, leur adresse au tir à l’arc, la qualité de leurs armures, la puissance de leurs charges à la lance. « Regarde » lui dit-il avant de décider une petite démonstration. Curieux personnage que cet officier romain qui s’amusait à galoper devant lui au milieu d’autres cavaliers barbares, la lance fermement calée contre sa cuisse. Ce n’était pas qu’un exercice militaire, mais un véritable spectacle hippique. Quand l’homme revint vers lui, il riait et tapait dans les mains des barbares. On aurait dit que c’était l’un des leurs. Quelle fut sa surprise lorsqu’on lui annonça que l’officier en question était l’empereur ! Batemod aurait dû se prosterner, embrasser son genou, le saluer selon les convenances. Il était rouge de honte. Et cela provoqua l’hilarité générale du groupe. L’empereur le dispensa de tout cérémonial.

Quand l’Augustus quittait la cour pour une chevauchée avec sa garde personnelle d’Alains, il s’habillait comme eux et débordait de joie et d’énergie, comme s’il se ressourçait auprès des barbares. Il n’était plus le prince distant au diadème brillant, au manteau de pourpre, trônant sur une estrade pour prononcer un discours. Il était proche des Alains, travesti comme eux, leur compagnon et ami. Dans toute l’armée romaine d’Occident, on ne parlait plus que de ça : l’empereur préférait les guerriers fédérés aux soldats réguliers, le souverain favorisait les Scythes plutôt que les Bretons, les Gaulois et les Francs. Gratien avait perdu son armée bien avant la guerre contre Maxime.

Il ne l’avait pas entendue se réveiller. Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle n’était plus à côté de lui mais près du cheval. Elle lui disait des mots doux et son canasson semblait apprécier sa voix et ses caresses. Une voix qu’il ne lui connaissait guère, pleine de tendresse et de chaleur, une voix que tout homme aimerait entendre pour lui.

Elle était belle.

Oh tout le monde le disait, l’impératrice Laeté était belle, Eh oui, dans sa robe d’impératrice, couverte de parures de rubis, la peau peinte des plus beaux fards, les lèvres rougies avec une concoction d’algues et de miel, les cheveux longuement peignés, lissés, coiffés, oui bien sûr qu’elle était belle !

Mais pas comme il la voyait maintenant, avec sa tunique d’écuyer, sa coiffure de garçon, une peau de pêche où brillaient des gouttes de rosée, embellie par la lumière verdie par les feuilles des arbres. Sans ses mains immaculées, pas abîmées par le travail, on aurait pu la confondre avec une jeune paysanne. Mais son maintien trahissait son rang. Il y avait dans ses yeux, dans sa démarche et même dans ses silences, une majesté qui la rendaient unique. Et lui, comme un imbécile, il désirait l'impératrice.

Mais c’était indigne. Elle n’appartenait qu’à l’empereur. Tout autre être humain ne pouvait que déshonorer cette femme en l’effleurant. Lui, modeste cavalier de l’armée, ne devait son rang et sa fortune qu’aux serments de son aïeul envers l’empereur romain. Il avait une mission à accomplir : ramener cette femme à son mari. Résister à ce désir le rendait honorable et plus fort. Il y puisait l’énergie nécessaire pour ne pas flancher.

Il se leva et commença à préparer leurs affaires. Il leur restait une demi-journée de cheval à parcourir. Laeté sentit bien que Batemod se comportait bizarrement avec elle, il l’évitait, oh il évitait à peu près tout : la regarder dans les yeux, la toucher, la sentir, l’écouter… et plus il agissait comme cela, plus elle prenait un malin plaisir à le torturer en se plaçant toujours à sa vue. Et quand il baissait les yeux devant son regard insistant, c’était pour tomber sur sa jolie petite poitrine saillante sous le mince tissu de la tunique. Du coup, il était presque désagréable. Il lui fallut bien du courage pour reprendre la route, avec sa majesté bien calée contre lui sur le cheval. Alors qu’elle se reposait ainsi sans paraître incommodée par le petit trot, il se perdait dans de sombres pensées.

Ils approchaient de Lyon. Batemod ne savait pas s’ils y trouveraient des alliés ou des ennemis. La mort lui là-bas avait peut-être donné rendez-vous. Il avait été façonné à l’obéissance depuis l’âge de la parole. Il se dit « qu’est-ce qui m’a pris de ne pas suivre les autres ? » Il avait beau se trouver de nobles excuses, comme le sens de l’honneur, il savait au fond de lui que ses yeux à elle, sa voix, son odeur, le soulevaient comme une feuille avec le vent. Quelque chose s’agitait dans ses entrailles, son cœur s’emballait sans raison, il s’accordait à sa personne à elle, ne demandant qu’à être son glaive, son cheval, sa couverture, son espoir, son courage, son réconfort. Il chassa ces pensées. Tout ça, c’était du délire, maintenant, il n’avait plus le choix : avancer, franchir les derniers stades qui les séparaient de l’empereur.

[1] Les catafractaires sont des cavaliers munis d’une armure métallique qui couvrait totalement leur corps ainsi que celui de leur monture. Ancêtres romains et perses des chevaliers du moyen-âge.

[2] Lanque des anciens germains.

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