Dragon rouge

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Gaule Lyonnaise, août 383

Esaïe 5:29-30 : "Ils rugiront comme des lions, comme le plus fort des lions. En grognant, ils se jetteront sur leurs victimes et les emporteront, et personne ne sera là pour les sauver. Ils rugiront sur leurs victimes en ce jour de destruction, comme le rugissement de la mer. Si quelqu'un regarde à travers la terre, seules l'obscurité et la détresse seront visibles ; même la lumière sera assombrie par les nuages."

Une longue file de cavaliers Promoti, rescapés d'une débâcle, traçaient la route vers le sud. Ils avaient troqué leurs casques pour des chapeaux de paille, et leurs cottes de mailles, attachées sur le dos des bêtes de remonte, par des tuniques de lin. Tout autour d’eux des prés jaunis, la terre des champs moissonnés semblait exhaler de l’air chaud mieux que les pierres d'un four, et les mouches se faisaient vampires pour étancher leur soif. Ces hommes les auraient bien écrasées toutes, mais ils n'en avaient pas la force.

Le comte Vallio faisait ce qu'il pouvait. C’était le typique général romain d’origine germanique : meneur d’hommes hors pair, têtu et querelleur, doté d’une gueule aussi grande que sa barbe. Il faisait merveille contre n’importe quel ennemi, sauf que la troupe ne savait plus vraiment pour qui ni pourquoi elle luttait. Chaque matin, des gars manquaient à l’appel, on murmurait, on râlait, on se méfiait les uns des autres, et Batemod sentait que leurs liens frères d'armes s’étaient brisés.

Ce jeune equitus, enrôlé dans l’armée romaine comme son père et son grand-père avant lui, faisait trotter son cheval à côté du carpentum impérial. Ce grand chariot couvert, tracté par quatre chevaux à la peine, branlant sur les pierres déchaussées d’une route mal entretenue, transportait l’impératrice. Depuis qu’ils l’escortaient sur les routes gauloises, les cavaliers ne l’approchaient guère, une servante ou un eunuque leur servaient d’intermédiaires. Elle devait pourtant descendre à chaque arrêt, au moins pour se dégourdir les jambes. Ses domestiques l’entouraient alors d’un grand parasol, comme pour symboliser le mur qui séparerait toujours le Palais Sacré du commun.

Ce jour-là, rien ne se déroulait comme prévu. Sa majesté Laeté passa elle-même sa tête par l’ouverture de sa voiture et s’adressa au premier cavalier venu. Et il fallut que cela tombât encore sur ce pauvre Batemod.

— Hé soldat ! Ce voyage nous éreinte, est-ce trop demander au cocher de ne pas rouler dans les cavités de la chaussée ?

L'Hérule hocha la tête péniblement, presque machinalement, comme si sa tête pesait cent livres. Comme tous les autres de l’escorte, il ne tenait plus qu’à la force du caractère, et son cheval traînait la patte depuis plusieurs milles. Et cette maudite impératrice lui tapait sur les nerfs, il n’en pouvait plus de répondre à ses demandes. S’il avait pu l’abandonner là sur le bord du chemin, il n’aurait pas hésité une seconde. Batemod se porta à la hauteur du cocher et lui intima de ralentir un peu l’allure tant que la route était dans cet état. C’était tout ce qu’il pouvait faire.

Ils n’avaient pas avancé d’un stade que la voix criarde de la jeune femme l’interpella à nouveau :

— Soldat ! Veuillez arrêter notre voiture, nous avons un besoin pressant.

— Je suis circitor, pas soldat, Majesté…

— Que m’importe votre grade ! Arrêtez cette voiture, cir-ci-tor.

Batemod ordonna au cocher de stopper le véhicule. La porte s’ouvrit et la femme de chambre de l’impératrice en descendit. Cette petite italienne au visage de belette, tendit la main à sa maîtresse pour l’aider à se poser sur le sol. Ce n’était pas une tâche facile vu que Laeté portait la robe impériale et était couverte de colliers pesants. Le circitor sourit en coin, elle devait transpirer sous ses couches de tissus. Elle n’était pourtant pas privée de voix :

— Et si vous descendiez de votre monture pour m’aider à descendre cir-ci-tor ?!

Batemod s’exécuta et aida sa majesté l’impératrice à poser pied à terre.

Une fois stabilisée sur ses deux pieds, elle asséna une fois de plus son ton caustique à son bouc émissaire :

— Vous avez posé vos mains sur moi, cir-ci-tor… mon époux pourrait vous faire écarteler pour cela !

Elle s’éloigna derrière un buisson, accompagnée de sa domestique armée d’une seule ombrelle. On l’entendit se plaindre encore :

— Me voilà réduite à me soulager comme une paysanne !

L’impératrice revint, cette gamine de vingt-et-un an avait la prestance et l’éclat de son rang, mais la chaleur avait fait fondre son maquillage et ses quelques pas dans le pré voisin, sous ses lourds habits et parures d’impératrice, l’avaient tout essoufflée. Alors que la femme de chambre rangeait l’ombrelle, Batemod s’aperçut que l’impératrice ne portait pas non plus le voile qui lui couvrait habituellement ses longs cheveux bruns. Ses yeux noisette fiers et perçants donnaient de la force aux traits fins et délicats de son visage ovale. Sa peau claire, sa taille gracile, sa robe de soie dorée, donnaient à Laeté des airs de poupée. Cette petite peste ressemblait à une déesse.

Elle réclama de l’eau fraîche, comme si on pouvait lui en trouver dans cette fournaise ? Ses demandes répétées qui retardaient tout le monde exaspéraient aussi les autres principales[1] de l’escadron de cavalerie. L'un d'eux se mit à insulter et à réprimander Batemod pour avoir ralenti le convoi. Mais c'était sans compter sur de simples equites qui prirent aussitôt sa défense, bravant l’autorité des plus gradés. Oh, pas par solidarité, pas par amitié non plus, seulement par ras-le-bol. Et la surprise fut encore plus grande pour Batemod lorsque cette petite impératrice exigea de laisser tranquille "son" circitor. La dispute attira le comte en personne avec ses protectores[2]. Vallio poussa son coup de gueule habituel, mais la femme de l'empereur ne se démonta pas :

— Oh ça ne sert à rien de vous emporter, ce voyage est interminable pour tout le monde !

— Majesté, un peu de courage s’il vous plait, nous avons passé Cavellonum[3] dans deux jours nous serons à Lugdunum[4]. L’empereur nous devance, il nous attendra là-bas.

— Alors qu’attendons-nous ? demanda la jeune femme, non sans esprit persifleur.

Alors que les véhicules et les bêtes avançaient à nouveau, Batemod songeait aux événements de ces dernières semaines. À peine morte, l’empereur avait aussitôt remplacé sa première épouse par cette jeune italienne aussi belle que hautaine et capricieuse. Puis un usurpateur avait débarqué de Bretagne et le gros de l'armée avait abandonné Gratien. Il s'ensuivit une longue débâcle des derniers fidèles de l’empereur. Le circitor savait que tant qu’ils n’auraient pas franchi les Alpes, ils ne seraient pas en sécurité. Leur retraite s’était compliquée depuis qu’ils avaient pris en charge cette impératrice de malheur. L'Hérule cracha par terre en maugréant pour lui-même « elle nous porte la poisse ! ».

Comme Batemod regrettait la Belgique ! Les caprices de la jeune femme reprirent de plus belle ; elle prenait un malin plaisir à réclamer son cir-ci-tor. Il n’hésitait plus à râler et à soupirer. Le circitor en était certain maintenant, cette femme n’était pas une déesse, elle était plus humaine que jamais, une femme qui pinaille, pisse, et peste, une insupportable mégère travestie en ange.

Alors que le soleil déclinait à l’ouest, une atmosphère orageuse pesait sur les corps, et on se sentait bouillir de l’intérieur, Batemod se disait que les dieux du ciel pourraient montrer toute la puissance de leur colère. On fit halte au milieu d’un bourg, et les cavaliers confiaient en désordre leurs chevaux aux valets d’armes. Ces derniers, des gamins à peine pubères descendaient vers un ruisseau pour faire boire les bêtes et les laver, rare moment de détente. Les soldats réquisitionnaient des pièces dans les maisons villageoises, les gens n’aimaient pas ça. Ils cachaient leurs animaux, leurs provisions et leurs filles comme si les soldats de Rome étaient des pillards.

Alors que le soleil rougeoyait à l’horizon, le son inquiétant et rauque d'une trompette annonça le rassemblement. Ensuite, tout ne fut que désordre, les Promoti ne constituaient plus un corps d’armée soudé prêt à se battre, mais une multitude exaspérée. Les principales s'efforcèrent d'aligner les combattants à l’entrée du village. En face, approchait un groupe de cavaliers : on reconnut quelques têtes, leur bannière était familière, c'étaient des gars avec qui on s’était battus côte à côte contre les barbares. Ils arboraient l’étendard de l’usurpateur Maxime : le dragon rouge de la cohorte, l’addanc des Bretons. Tout autour de Batemod, on murmurait, on s’exclamait des « je ne veux pas me battre », ou « Maxime arrive ». Le commandant adverse apostropha le comte Vallio, lui intimant de se rallier à Maxime et de livrer l’impératrice ou d’être considéré comme un traître.

Laeté ! Batemod songea à elle, qu’arriverait-il si elle tombait dans les mains du tyran ? La captivité ? Les humiliations ? Les outrages ? La mort ? La méchanceté humaine ne connaissait aucune limite. Et lorsque le comte refusa de se soumettre, la troupe se rebella. Oh, ce fut très rapide, comme une nuée d’étourneaux qui prenaient peur. Batemod ne comprit pas tout de suite, tout ne fut que chaos : des éclats de voix, des coups de poing, des cris, des officiers jetés à terre, des lâches qui se croyaient courageux, des subalternes qui se prenaient pour des chefs. On attrapa le comte, on étouffa ses protestations, on cria « vive Maxime ». Et voilà l’equites des Promoti abandonnant son empereur. Ainsi sont les hommes, bien inférieurs aux chiens sur l’échelle de la fidélité. Batemod n’avait ni encouragé, ni combattu la sédition, il était encore jeune, résister pour qui, pour quoi et comment ? Au milieu de toute cette agitation, tandis que les deux corps fraternisaient, l’instinct du circitor fut de rejoindre Laeté.

Les cavaliers se considéraient à nouveau comme frères d’armes. Certains embrassèrent Batemod, heureux d’être vivants, heureux d’être du côté du plus fort, heureux de se partager des siliques à l’effigie de leur nouveau maître qu'on leur distribuait généreusement. Oh en prenant sa part, Batemod avait bien remarqué que les pièces du tyran étaient plus légères que la normale. Il ne fallait pas prendre les gens du peuple pour des imbéciles, tout le monde savait que les prix ne tarderaient pas à flamber quand les soldats inonderaient les forums de trop nombreuses monnaies. Ainsi étaient les tyrans, ils achetaient les soldats à crédit en quelque sorte, mais c’était le peuple qui payait au final. Le peuple paye toujours. Batemod fit ce qu’il fallait pour ne pas finir comme ceux à qui on tranchait la gorge. Du sang éclaboussait ses jambes. Il fut pris d’écœurement pour cette petite révolution.

L’impératrice n’était pas bien loin, réfugiée dans une petite bâtisse avec ses serviteurs. Déjà les plus avides s’y étaient aventurés. Quand Batemod entra, les eunuques se faisaient rouer de coups, les servantes suppliaient à genoux, les coffres étaient ouverts, chacun prenait ce que bon lui semblait. Personne ne protégeait plus la jeune femme, qui était passée en quelques instants du statut de reine à prisonnière. Entre l’armée et son époux, c’était comme un amour déchu, un divorce violent, avec l’exagération des reproches, l’oubli des bons moments. On lui avait déjà volé son manteau impérial, ôté son diadème, arraché ses bijoux, et maintenant on la forçait à retirer sa robe de soie. La voilà qui était presque nue avec ses simples bandelettes de toile autour de sa poitrine et sa culotte, grelottant alors qu’il faisait si chaud. On se moquait d’elle, on l’insultait, on lui faisait comprendre qu’elle n’était plus qu’une femme comme une autre, à la merci de la soldatesque. Laeté semblait ailleurs, le regard perdu et fuyant, comme si elle essayait de se rendre ailleurs en esprit. Batemod impuissant, bouillonnait de colère au fond de lui ; pour un peu, il tirerait l’épée et pourfendrait tous ces pillards. Il prit une tunique dans une malle et la tendit à Laeté. Puis il ordonna de ne pas toucher la princesse. Cela lui écorcha la bouche de prononcer les mots « otage » et « empereur Maxime », c’était le prix à payer pour convaincre. Peu après, les pillards s’en allèrent et Batemod monta la garde devant la porte. Il entendit pleurer. L’impératrice réalisait juste ce qui venait de se produire. Elle ne l’importunait plus, il se surprit à le regretter.

Une nuit sans étoile et sans fraîcheur les enveloppait de noirceur, on annonça la venue d’Andragathe, le maître des milices du tyran, accompagné d’autres puissants personnages. On révéla à Batemod le sort promis au comte Vallio : il serait conduit demain à Cavellonum pour le brûler sur le forum. Ce châtiment cruel pour un général demeuré fidèle à son Prince révolta Batemod. Non, il ne servirait pas un tel maître. Vallio avait raison. Pourquoi l’armée s’était-elle ralliée à cet Espagnol brutal ? Il serra les poings et contint sa colère.

Cette nuit, il était chargé de contrôler les patrouilles. Une idée folle germait dans sa tête. Il ne l’aimait pas cette idée-là, mais tels étaient les Hérules[5], tel était Batemod.

[1] Principales : sous-officiers de l’armée romaine, ce groupe inclut les circitors, les biarques, les centenarius, et le ducenarius. Un numerus est une unité. De 300 à 500 cavaliers pour les equites.

[2] Protectores domestici : corps d’officiers, l’état-major du commandant d’unité.

[3] Châlons sur Saône.

[4] Lyon.

[5] Les Hérules sont un peuple apparenté aux Goths, des Germains orientaux. Les Hérules avaient été admis dans l'empire romain au IIIe siècle en échange de fournir des auxiliaires pour l'armée. Ils avaient une excellente réputation au sein de l'armée, et l'unité des Hérules était un des corps d'élite de l'armée romaine au IVe siècle.

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