L'arc

7 minutes de lecture

Des éclats de voix, des cris hystériques.

Ma nourrice ne put me retenir dans le lit où nous faisions la sieste. Je courus jusqu’à la rambarde pour vérifier ce qui se passait en bas dans l’atrium. L’optima Calliope, horrible syrienne, fouettait Elja avec un nerf de bœuf. Maman, brandissant l’arc de mon frère, vociférait à s'en briser la voix. Mais pourquoi ? Je l’aimais bien, moi Elja : appliquée, pas bavade jamais médisante, elle acceptait toujours les critiques. Ils étaient nombreux dans la maison à l’humilier, moi je la trouvais belle, mais ses traits scythes effrayaient. Ils jugeaient son regard dur ou inexpressif, pourtant elle savait me faire rire en roulant des yeux. Elja pouvait être drôle. Je n'étais pas seule à le penser, mon frère aussi appréciait sa présence. Alors pourquoi la punir ?

Elja implorait le pardon de tout son être, à genoux, penchant la tête humblement, mais personne à part moi ne semblait sensible à sa peine muette.

Loin de trouver du soutien auprès des autres servantes, ces dernières profitaient de l’occasion pour dénoncer les travers d’Elja. Celle qu’on surnommait la Scot en raison de sa chevelure orangée et de ses taches de rousseur dit :

— En plus elle traînasse toujours autour de maître Arbogast.

— Et on ne comprend jamais rien à c’qu’elle dit, ajouta la Maure.

— On n’sait jamais c’qu’elle pense, sûr qu’elle nous cache des choses, dit la cuisinière, à la manière de recracher un fruit exotique en invoquant un goût de pourri imaginaire.

Je descendis les escaliers à toute vitesse. Elja s’était redressée, ses yeux noirs fixaient le vide et les larmes et le sang coulaient sur ses joues de cuivre.

Comme elle n'exprimait pas assez sa douleur, Mère attrapa ses cheveux et tira rageusement sa tête en arrière pour la menacer :

— Je pense que je vais te vendre. Peut-être qu’un proxénète me fera un bon prix !

Je me précipitai et m’accrochai à la jambe de ma mère.

— Non maman, non, s’il te plaît !

— Ne te mêle pas de ça !

Comme je ne cédais pas, mère me repoussa méchamment sur le sol. Je m'écorchai les coudes sur les dalles, et je pleurai avec mes grands yeux clairs, comme un ange blessé. Je n’avais jamais vu le visage de mère comme ça, enlaidi par son ire : une ride lézardait son front, sa peau violacée. Elle lâcha Elja et son visage sembla un instant se débarrasser de son masque de matrone tyrannique. Elle me prit dans ses bras en jurant qu’elle était désolée, que papa lui manquait, qu’elle se sentait seule. Quand je demandai comment elle comptait punir Elja, mère se raidit et sa ridule réapparut :

— Je n’ai pas encore décidé de ce que je vais faire de cette Scythe.

Elle se releva et me confia à Faustina qui me souleva et m’emmena à l’étage. Ma nourrice avait compris qu’il fallait m’éloigner et me distraire. Car la suite serait éprouvante pour moi, et surtout pour Elja.

Je ne les vis pas sortir. Mère décida de se rendre sur le forum avec ses servantes de pied, son optima, et Elja. Quand je m’aperçus de leur absence, cela me fendit le cœur, je pensais que maman avait décidé de se débarrasser de la petite asiatique, et je me mis à attendre leur retour avec angoisse. L’attente sembla durer des heures. J’appris bien plus tard ce qui s’était passé ce jour-là.

*

Une foule bruyante occupait toute la place du forum. Cela rappela un instant à Elja les marchés de Sarmarcande. Mais non, rien de commun hormis la foule, car les boutiques se situaient sous des portiques à étage avec des statues aux balustrades, souverains du passé qui donnaient au peuple une illusion d’éternité. Point de chameaux non plus, ni d’odeurs d’épices, elle était si loin du pays de son enfance. Elle n’en voulait pas aux Romains, non, ce n’étaient pas eux qui l’avaient arrachée à sa vie.

Quand elle souffrait, des souvenirs fugaces titillaient sa mémoire : des terres gelées qui s’étendaient à l’infini, un silence hivernal apaisant, des troupeaux de moutons, et dormir dans la tente en famille. Rien de commun, non, avec les pavés de la place, ni le grand bâtiment de pierres taillées en face d’elle. Les colonnes, le marbre, les grandes inscriptions gravées en latin, l’accent chantant des Italiens, et les odeurs de saucisse grillées qui émanaient des thermopoliums. Elja suivait sa maîtresse et les autres servantes, en se demandant si leur balade n’allait pas se terminer au marché des esclaves. La petite hun tremblait à cette idée. En outre, elle n’avait pas l’habitude d’accompagner sa maîtresse au dehors, les gens la dévisageaient, certains semblaient dégoûtés par son visage, car les Scythes faisaient partie des barbares les plus haïs et redoutés qui soient.

Mère s’était attardée dans une échoppe de fileuses, et comme il était difficile de circuler dans la boutique avec les grosses pelotes de fils de laine et de chanvre empilées en désordre, Elja resta à l’extérieur, dans l’allée du portique. Elle attendait comme ça, avec cette impression d’être à côté du monde, elle ne s’appartenait plus depuis longtemps. Elja pensa à l’arc de son maître, objet de sa violente punition, cette arme était comme elle, loin du pays qui l’avait vue naître. Le toucher quelques minutes, c’était renouer avec la liberté des déserts, des montagnes et de la taïga.

Cette faute allait peut-être la faire retomber en enfer, car paradoxalement, devenir servante, ce n’était pas le pire épisode de sa vie. Ses maîtres l’avaient nourrie et n’avaient pas abusé d’elle, elle ne connaissait plus les tracas liés aux intempéries, dormait au chaud l’hiver, ses vêtements étaient beaux car une grande maison se devait de vêtir dignement ses esclaves pour tenir son rang. La servilité lui permettait de ne pas avoir à se soucier du lendemain. La vie pouvait être plus dure et cruelle. Mais là, la douleur des coups reçus réveillait en elle des tourments du passé. On pouvait encore lui faire du mal. Et demain qu’allait-il lui arriver ? Revendue à de mauvaises personnes, peut-être. Elle invoqua l’aide du Bouddha. L’entendait-il dans cette contrée ?

Un curieux passant s’arrêta à côté d’elle. À première vue, il pourrait venir des provinces orientales de l’empire, ou bien d’Arabie ou de Perse, mais la forme de son visage, ses yeux et cheveux sombres, lui étaient familiers. Bien qu’il portât une tunique romaine, Elja remarqua sa fibule ovale, sertie d’une cornaline, avec des perles d’or. L'oeuvre d'un Hun. Il s’adressa à elle dans sa langue :

— Tu comprends quand je te parle ?

— Oui.

— Tu sers la maison de Bauto et d’Arbogast ?

Elle se raidit quelque peu avant de répondre par la positive. Cet étranger en savait beaucoup trop pour être là par hasard.

— Alors écoute bien… ça ne te plairait pas de retrouver ton peuple ? Tu es en âge de te marier, tu pourrais fonder une famille.

Ça paraissait trop beau pour être vrai. Mais dans sa langue et dans sa culture, elle reconnaissait les gens fourbes, les gens mauvais. Son père lui avait enseigné cela, jadis, les pièges étaient monnaie courante dans les steppes. Cela dit elle n’avait plus grand-chose à espérer des Romains non plus. Elle répondit :

— Oui j’aimerais bien.

Ses dents de carnassier apparurent dans un sourire. Il ne fallait pas croire en ses paroles, non. Mais elle balaya ses doutes comme le vent éparpille la poussière. L’homme poursuivit en posant sa main calleuse sur son épaule :

— Tu vas retourner chez toi et bien penser à tout ce que je vais te dire. Demain soir, lorsque la nuit sera tombée, à l’heure où tout le monde dort, tu te lèveras et tu ouvriras les portes de ta maison. Tu as bien compris ?

Le cœur d’Elja cognait dans sa poitrine comme si elle s’apprêtait à braver un interdit pour la première fois.

— Tu as bien compris ?

Elle hocha la tête.

— Laisse les portes ouvertes demain. Sinon je te promets que tu auras toute la vie pour le regretter. Fais ce que je te demande et tu retrouveras ta liberté et ton peuple.

Un homme dangereux. Elja le regarda disparaître dans la foule. Qui était-il ? Un voleur ? Non, un voleur ne lui ferait pas cette impression, un voleur ne lui promettrait pas cela. C’était un assurément un guerrier, et en Italie c’étaient des assassins que l’on s’arrachait à vil prix. Elle ne savait pas quoi penser de cette proposition. L’idée de la liberté vagabondait dans sa tête : chevaucher dans les plaines, le vent frais sur son visage, aller vivre où elle veut, la liberté. Mais quelque chose l’indisposait : on l’avait abordée comme ça, au forum, en sachant très bien qui étaient ses maîtres. C’était donc une bande, une bande organisée, une bande de tueurs fourbes, prêts à prendre tous les risques. Ils viendraient assurément pour tuer.

Elle se surprit à trouver des prétextes au crime qui se préparait : ces brutes se vengeraient si elle n’obéissait pas. Et puis, sa maîtresse la détestait, ainsi que les autres domestiques. Pourquoi pas trahir ces Romains pour qui elle n’était rien ? Les Huns ne devaient-ils pas s’entraider ?

Lorsque mère revint et qu’elle jeta son regard chargé de fiel sur Elja, cette dernière serra les poings , sa décision était prise.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mickaël Glenn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0