Chapitre 1 - Spezieria (partie 1)

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« Nel mezzo del cammin di nostra via

mi ritrovai per una selva obscura,

ché la diritta via era smarrita. »

Dante, Divina Commedia, « Inferno », canto I :

« Au milieu du chemin de notre vie /

je me retrouvai par une forêt obscure /

car la voie droite était perdue. »

(trad. J. Risset).

Hiver 320 après Ev.A

Les bâtisses de grès s’entassaient les unes sur les autres, donnant une impression de hauteur vertigineuse, dense, et dissimulaient dans l’ombre le maillage complexe et enchevêtré des venelles.

L’officine d’Eusebio donnait sur l’une de ces ruelles tortueuses, dont les larges marches dévalaient les falaises d’ardoise avant de s’abîmer dans la mer. L’aspect opulent de l’apothicairerie était celui que son propriétaire voulait bien montrer aux passants ; une large voûte en arc brisé prenait toute la largeur de l’unique pièce du rez-de-chaussée. Sous l’arc, une claire-voie vitrée et ouvragée de fer forgé laissait le jour entrer dans la salle. Deux contrevents de bois permettaient d’ouvrir ou de fermer l’officine ; le vantail supérieur était attaché au linteau par un système de châssis, tandis que son jumeau s’ouvrait sur la rue pour former un large étalage, sur le mur d’appui, et où Eusebio pouvait exposer sa marchandise. Entre le pied de l’arche et les imposants blocs de pierre, une porte étroite autorisait l’accès à l’apothicairerie.

Eusebio ne présentait sur son étalage que les plantes et remèdes les plus usuels – cataplasmes de souci, infusions de verveine ou de tilleul, savons de cendre et saponaire... – disposés dans de petites fioles et pots de terre cuite. C’est dans l’arrière-boutique que l’herboriste entreposait toutes ses possessions pharmaceutiques ; des rayonnages de boiseries couraient tout le long des murs, ne laissant entrevoir qu’une ouverture vers l’échoppe, le conduit de cheminée, et un étroit escalier, dans un angle de la pièce. Sous les boiseries s’alignaient des meubles trapus, massifs, percés de tiroirs sur lesquels une plaque émaillée en représentait le contenu : opium, soie en cocon, myrrhe, trochisque de vipère, trèfle, os de sèche, digitale, ivoire calciné, soufre, borax... Sur les rayonnages, Eusebio avait disposé vases de faïence et boîtes en bois peint. Un comptoir de chêne massif couvert de mortiers, balances, spatules, pots en étain, occupait le centre de la pièce, et un imposant alambic trônait au milieu du passage.

Pour l’heure, l’apothicaire s’était vêtu de son long manteau de voyage rapiécé et d’un béret de feutre, et passait à son épaule une sacoche de cuir souple, dans laquelle il avait pris soin de glisser son couteau, un peu de corde, un petit herbier, quelques flacons vides ou pots de souci séché, un silex et un peu de poudre de souffre. Un morceau de pain, une flasque d’eau, des fruits secs et du saucisson complétaient son attirail de cueilleur. Eusebio enfouit dans sa poche un crayon à mine et un petit parchemin très précieux, une carte des environs de la ville qu’il avait obtenue en soignant un pêcheur moribond, mordu par un poisson-épines. Avec ses maigres connaissances en topographie, l’apothicaire s’appliquait à la compléter en ajoutant soigneusement des signes symbolisant les coins riches en plantes et minéraux, mais aussi les bourgs isolés qui subsistaient tant bien que mal grâce au commerce local.

Eusebio se guida dans son officine grâce aux minces rayons de l’aube que laissait passer la claire-voie. Au-dehors, l’air piquant du petit matin acheva de le réveiller. Le clapotis des vagues venant lécher l’ardoise lui parvenait, au milieu d’une faible rumeur de voix, échappée des ruelles commerçantes. Eusebio referma la porte de son officine derrière lui et se mit en marche.

Il remonta la venelle étroite, passa un escalier dallé, une large voûte de grès, et déboucha sur la place du marché. La ville bruyante s’offrit alors à ses yeux. De nombreux étals se regroupaient autour de la fontaine, débordant parfois dans les ruelles alentours, les marchands vantaient leurs produits à la foule matinale qui se pressait un peu partout. Tout n’était que bruits joyeux, effluves épicées et douces, couleurs vives, rires grasseyants, appels lancés à la cantonade. Un crieur, juché sur un rebord de la fontaine, frappait en rythme un morceau de cuivre arrondi, et recommandait à qui voulait l’entendre la fraîcheur de ce poisson, la tendresse de telle pâtisserie, la qualité de cette étoffe de laine... Eusebio apercevait par moments, alors qu’il se frayait un chemin dans la foule, un marchand abandonnant son étal pour, d’un signe discret, attirer le crieur et lui glisser quelques mots à l’oreille, ainsi que de menues choses dans son grand sac en toile de jute – poisson ou viande séchés, légumes et fruits frais, parfois une piécette de cuivre, constituaient l’unique salaire du crieur. L’herboriste échangea quelques paroles avec des marchands ou des chalands qui le reconnaissaient. Il finit par s’éloigner de la place, d’un pas hâtif, accompagné par les voix du marché et les échos cuivrés de l’instrument du crieur. Non loin, au détour d’une petite rue aux pavés disjoints, il s’engouffra sous un portique de bois, et une puissante odeur animale, mêlée à la sciure de bois et la paille, succéda aux douces aromates du marchand d’épices. L’écurie, un bâtiment spacieux construit en longueur, était bordée d’un côté par la venelle qu’avait parcourue Eusebio, et s’ouvrait, de l’autre, sur les champs immenses environnant la ville. Les stalles étaient ouvertes, et des apprentis aux traits fatigués s’occupaient de répandre de la paille fraîche. Eusebio avisa le palefrenier-soigneur, un colosse à la peau tannée, appuyé au chambranle d’un box, et qui criait des ordres.

– Ah, maître Eusebio, lança le palefrenier en l’apercevant, qu’y a-t-il pour vot’ service ?

– Peux-tu m’apprêter une monture robuste, Abbott ? Je dois récolter des ingrédients non loin des montagnes.

– Serez pas de retour avant quequ’ jours, alors.

Eusebio répondit par un sourire. Le palefrenier siffla deux notes stridentes entre ses doigts, et un jeune garçon accourut en trottinant, sa face joufflue rougie déjà par le labeur matinal.

– Y se dit que les neiges arriveront plus tôt, c’t’hiver, annonça Abbott alors que son apprenti partait chercher une selle de voyage.

– C’est un adage de bonne femme, rétorqua Eusebio, « esprits déçus pour Cairbhragh, humains sous la neige avant Sol-Cosnadhragh ».

Même le ton désabusé de l’apothicaire ne parvint pas à faire sourire le grand gaillard de palefrenier. Celui-ci courba l’échine pour passer dans une stalle et plaça avec des gestes sûrs un licou sur la tête d’un cheval, et l’entraîna à sa suite dans l’allée centrale. L’animal parut à Eusebio imposant et robuste, mais le tempérament docile et la grosse tête aux yeux tranquilles le rassurèrent.

– V’la Kukka, dit Abbott. L’est douce et affectueuse, et elle résistera bien au froid.

Il se tourna vers ses apprentis et hurla :

– Où est passé cet idiot de Gabe ?

Kukka remua ses courtes oreilles, mais ne broncha pas. L’apprenti palefrenier, les bras encombrés par un tissu de laine épaisse et une lourde selle de cuir noir flanquée de sacoches, apparut au coin d’une stalle et les rejoignit en titubant. Abbott lui assena une grande claque à l’arrière du crâne.

– Remue-toi un peu, Gabe Ekkertson !

– Pardon, Abbott, renifla l’adolescent.

Il installa sans plus de cérémonie le tissu de laine sur le dos de Kukka, posa la selle, ajusta les sangles et tendit la bride à Abbott, qui le remercia d’un signe de tête. L’apothicaire fouilla dans sa sacoche. Il en sortit quelques flacons remplis d’herbes séchés, et un pot soigneusement scellé.

– Voilà les infusions d’ortie et de reine des prés, et le cataplasme, dit Eusebio en fourrant flacons et pot dans la large pogne du palefrenier. Cela devrait soulager tes douleurs articulaires, au moins jusqu’à mon retour.

Abbott hocha la tête. Eusebio plongea à nouveau la main dans sa sacoche et en sortit cette fois-ci une bourse de cuir vieilli, dont le contenu tinta agréablement alors qu’il disparaissait entre les doigts du palefrenier.

– Et vingt pièces de cuivre, comme convenu.

Abbott flatta l’encolure de Kukka, qui émit une sorte de frémissement satisfait.

– L’est prête à partir, faut croire, constata le palefrenier en dirigeant Kukka le long de l’allée centrale. Y a que’ques grains pour elle dans une sacoche, et des carottes.

L’air frais et mordant du dehors remplaça la chaleur animale de l’écurie. Eusebio resserra un peu son manteau de voyage. Le palefrenier plaça ses mains en coupe pour l’aider à monter en selle.

– Bon voyage, maître apothicaire. Surveillez la couleur du ciel.

Eusebio opina du chef et, d’un claquement de langue, fit partir Kukka au pas.

Le cavalier et sa monture ne tardèrent pas à atteindre les portes du village, situées non loin des écuries d’Abbott. Les doubles panneaux de bois, encadrés de hauts pans de murs de grès et gardés par un percepteur d’octroi, s’ouvraient sur la campagne. Sur la voie, les dalles poursuivaient leur chemin sur quelques pas, puis s’enfonçaient dans la boue, laissant la place aux chemins sinueux, rocailleux et crevés d’ornières.

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