Chapitre 2 - Frimas (partie 1)

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« Voici venir l’Hiver, tueur des pauvres gens... »

Jean Richepin, La Chanson des Gueux, « Première Gelée », 1876.

Il ouvrit les yeux à la faveur d’une petite brise fraîche, venue du nord. Les rideaux de toile fine remuaient derrière un carreau cassé. Un timide rayon de soleil perçait les nuages et tombait dans la chambre de Caleb, dessinant des ondulations fugaces sur le parquet et soulignant de dorures les grains de poussière en suspension. Eusebio écouta la vie de la ferme qui s’éveillait doucement, les vaches mugissant, le caquètement des poules, les grognements satisfaits des cochons à qui Asha s’amusait à donner les restes de la veille...

La voix de Caleb et son heurt discret à la porte le tirèrent de sa somnolence.

– Maître Eusebio, z’êtes réveillé ?

Le jeune garçon ne reçut pour toute réponse qu’un grognement étouffé. Caleb pouffa de rire et déposa auprès de la porte une cuvette d’eau chaude recouverte d’un linge.

Eusebio quitta à regrets la chaleur douillette des draps et s’assit au bord du lit, s’étirant et baillant. Bougonnant contre la fraîcheur des lattes du parquet sous ses pieds nus, il gagna la porte de la chambre, l’ouvrit, attrapa la cuvette qu’il déposa sur la commode. En bras de chemise, il plongea la tête dans le récipient, s’ébroua et se frictionna le visage à l’aide du linge propre. « Un brin de toilette n’était pas de trop », songea Eusebio, désormais parfaitement éveillé. Puis il s’habilla hâtivement.

En bas, la bonne humeur d’Elya et l’odeur du pain chaud l’accueillirent.

– Bonjour, Maître.

Il lui rendit à la fois son sourire et son salut. Elya l’invita à s’asseoir puis lui servit un solide petit-déjeuner – du pain, du fromage frais, un peu de jambon à l’os, des pommes de terre bouillies, du thé bien chaud. Ils discutèrent pendant qu’il mangeait avec appétit. Eusebio sauça son assiette à l’aide d’un morceau de pain.

– Comment va Mire, ce matin ? s’enquit-il en sirotant sa boisson.

– Relativement bien, pour son âge. Elle a même réussi à se lever et à faire quelques pas dehors, avec Doran. Il faut croire que votre simple présence lui fait grand bien.

– Ou les beaux yeux du Maître apothicaire, ironisa la voix du père de Caleb à l’entrée.

– T’occupe, fils, le rabroua gentiment la vieille dame à son bras.

En riant, Eusebio se leva pour saluer le couple étrange qui venait d’entrer – lui, courtaud, basané, la barbe fournie, l’œil vif, et elle, longiligne, le teint pâle, les cheveux clairsemés. Seul son regard, d’un bleu pétillant, montrait sa ressemblance avec son fils. Comme un père mènerait sa fille rougissante à l’autel, Doran mena Mire avec précautions vers un siège, qu’on avait pris soin de rendre confortable. La vieille dame poussa un soupir de satisfaction lorsqu’elle reposa son corps osseux contre les coussins moelleux. Elle fit un petit signe de la main à son fils et sa bru, lesquels, tout en discutant de l’organisation de leur journée, sortirent, la laissant seule avec Eusebio.

L’apothicaire avait pris place sur un siège près de la vieille dame. La peau parcheminée de son visage avait pris une teinte blafarde, tirant sur le jaune maladif. Mais derrière les traits fatigués, l’œil pétillait d’un éclat vif, alerte.

– Votre famille vous décrivait mourante, dit Eusebio en prenant son pouls – il le jugea lent, mais pas inquiétant.

Il ne reçut, pour toute réponse, qu’un petit rire amusé, presque malicieux.

– Vous avez pris votre remède seulement quand vous avez su que j’étais là, comprit Eusebio.

– Non, non, Elya et Doran doivent avoir raison tous les deux, s’amusa-t-elle. Ce sont votre présence et vos beaux yeux qui me redonnent un peu de vie.

– Mire... dit l’apothicaire sur un ton faussement désapprobateur.

Elle le coupa d’un geste léger de la main. Eusebio soupira, puis poursuivit son examen – la souplesse des doigts, du poignet, des articulations, le souffle, la sclère... Il apposa le dos de sa main sur le front de la vieille femme, estima sa température corporelle satisfaisante, avant de lui faire faire une série d’exercices simples, comme suivre le mouvement de ses doigts ou énumérer le détail des objets qu’elle apercevait sur le buffet – Mire, comme beaucoup, ne savait pas déchiffrer les lettres, et c’était là le moyen le plus simple qu’avait trouvé Eusebio pour juger de la vision de ses patients. Lui-même savait à peine lire et peinait à gribouiller son nom.

L’apothicaire se rassit.

– Si mes remèdes vous font du bien, pourquoi ne pas les prendre plus régulièrement ?

– Que peut un apothicaire contre la mort ? fit Mire avec un sourire las.

– La retarder. La rendre plus douce.

– La mort n’est pas douce. Elle est amère et inéluctable.

– Je sais, Mire, mais... Vous ne souhaitez pas passer le plus de temps possible encore auprès de votre famille ? Ils s’inquiètent pour vous. Caleb en particulier...

– Je suis vieille, Maître Eusebio. J’ai bien vécu et je pense avoir fait mon temps ici.

– Je ne pourrai donc rien vous dire de plus pour vous convaincre ? demanda Eusebio de guerre lasse.

La vieille dame secoua la tête. Navré, l’apothicaire soupira, pinçant les lèvres. Il savait le débat perdu, pourtant il ne pouvait se résoudre à laisser Mire mourir ainsi. Il se sentait impuissant, incapable. Mire sembla comprendre ce qui le taraudait. Sans un mot, elle se pencha vers lui et lui tapota gentiment la main.

– Votre sollicitude me touche, Maître, dit-elle pour mettre un terme au débat. Vous devriez vous occuper des plus jeunes. Granther s’inquiète un peu pour ses mômes.

– Bien sûr, Mire. Prenez soin de vous, tout de même.

La vieille dame lui sourit doucement. Alors qu’Eusebio passait le seuil de la porte, elle lui lança :

– Caleb s’inquiète trop parce qu’il ne sait pas ce qu’est la mort. Il faudra bien qu’il apprenne.

– On ne meurt pas pour les autres, Mire. On meurt, c’est tout. Et après ?

Eusebio vit la main de Mire trembler légèrement alors qu’elle écrasait d’un doigt frêle une larme qui perlait sur sa joue sèche et fripée de vieux parchemin.

– J’ai peur, Maître. Pas de laisser le Chenu, Doran, et Elya, et Caleb, Granther et Wen et Asha. J’ai peur d’« après ». De ce Néant dont parle le Prêche à Roimhtràth Féillean et lors de l’Imbolc. Maître... n’y a-t-il vraiment que le rien absolu, après ?

– Qu’en sait-il, le Prêche ? rétorqua Eusebio. A-t-il été vérifier par lui-même ?

Un bref instant, Mire resta interdite, perplexe. Puis elle se mit à pouffer, ses deux mains plaquées sur sa bouche, comme une petite fille.

– Blasphème ! Blasphème ! dit-elle en empruntant un ton faussement outré.

Un rire, ou plutôt un long braiement, sonore, pétulant, lui échappa. Eusebio, une main sur l’encadrement de la porte, souriait. Il attendit patiemment que Mire se calmât. Quand, après un long moment, la vieille dame releva la tête, il lui fit un clin d’œil et sortit dans la cour.

L’air frais du petit matin le fit frissonner. L’éclat du soleil sur sa peau le réchauffait à peine. Eusebio chercha les enfants du regard, mais ne les voyant pas, il décida de traverser la cour et de gagner le petit jardin, derrière le corps de ferme. Peut-être Granther y était-il occupé à soigner ses plants, à l’approche de l’hiver. Au lieu de quoi, ce fut Elya qu’il trouva là, agenouillée à côté d’un muret de pierres, arrachant les mauvaises herbes. Eusebio reconnut le petit carré de terre qu’il avait aidé à défricher, et où, sur ses conseils, les deux familles avaient planté quelques herbes médicinales. Le fenouil côtoyait la menthe, le thym et le sureau, au milieu des fleurs oranges de la calendula et jaune doré du millepertuis. Elya se releva en voyant approcher l’apothicaire.

– Comment est Mire ? demanda-t-elle en frottant ses mains pleines de terre humide sur son tablier.

– Vieille et fatiguée, annonça Eusebio sans fioritures. Mais elle n’est pas malade.

Elya hocha la tête.

– Où est Granther ? poursuivit l’apothicaire. Mire m’a dit qu’il souhaitait me parler.

Elle lui indiqua l’atelier. L’apothicaire la remercia et se dirigea vers la modeste bâtisse dont les trois murs soutenaient un toit de chaume et flanquée d’un moulin à vent, un peu plus haut sur une petite butte. Les roues grinçaient doucement en tournant, faisant craquer le bois d’une façon presque chantante, rassurante. Granther, assis sur un tabouret, tissait de l’osier. Sous ses doigts carrés et habiles, le panier prenait forme rapidement.

– Vous vouliez me voir, Granther.

L’homme hocha la tête, ne quittant pas son ouvrage des yeux.

– Asha et Wen grandissent, mais ils ont plus de mère pour les élever, dit-il.

Eusebio décela un soupçon d’inquiétude dans la voix du colosse.

– Vous êtes un très bon père, et vous vous entendez bien avec Doran et sa famille. Ils ne grandissent pas seuls.

– Mais ils ont pas de mère, répéta Granther d’un ton bourru.

– Vous voulez trouver une compagne ?

– J’me sens seul aussi, avoua l’homme dans un souffle.

– Pourquoi me demander mon avis ? demanda Eusebio doucement – un peu amusé aussi.

– Asha et Wen... commença Granther avec un geste vague de la main.

– Vous avez peur qu’ils ne l’acceptent pas ? reprit l’apothicaire devant l’hésitation du colosse.

Nouvel hochement de tête. Eusebio se rendit compte avec stupeur que l’homme, dont la carrure seule aurait suffi à impressionner une meute de loups, rougissait, écrasé par la timidité et la gêne.

– Je pense que vos enfants seront heureux, si leur père l’est aussi, dit-il.

La réaction de Granther fut pour le moins surprenante : le colosse, visiblement soulagé de son embarras, lâcha son ouvrage, éclatant de rire et assenant de grandes claques dans le dos d’Eusebio, lui coupant la respiration.

– Bon... grimaça Eusebio en massant ses épaules douloureuses, si personne n’a plus besoin de moi, je crois qu’il va être temps de repartir.

Granther siffla entre ses doigts et beugla le nom de son fils, qui accourut aussitôt. Sous les grands signes de main de son père, Wen accompagna Eusebio jusqu’à la ferme, lui dit au-revoir à son tour et s’échappa pour jouer. Elya lui tendit son manteau, son béret et sa sacoche, qu’elle avait remplie de victuailles fraîches. Le Chenu, assis dans un fauteuil aux côtés de Mire, le salua d’un signe de tête et lui souhaita un bon voyage. Doran s’approcha de la fenêtre et s’écria, les mains en porte-voix :

– Oh, fils ! Selle le ch’val de Maître Eusebio, tu veux !

La voix de Caleb leur parvint en retour.

– Au revoir, Maître Apothicaire, dit Doran en lui serrant la main. Content d’vous avoir revu. Faites attention aux neiges.

– Merci pour tout. Portez-vous bien.

Eusebio se vêtit, ressortit et traversa la cour, jusqu’à l’écurie. Caleb avait pris soin de Kukka qui, bouchonnée et rassasiée, lui souhaita la bienvenue par un léger hennissement.

– L’est contente de repartir, traduisit le garçon.

Caleb attrapa la longe. Le chien les suivit silencieusement le long du chemin qui filait vers le nord. Quand ils parvinrent au muret qui marquait la fin de la propriété des deux familles, le garçon s’arrêta, tournant son visage vers Eusebio.

– Vous r’viendrez bientôt ? demanda-t-il.

Il luttait visiblement contre les larmes. Le chien se posta à ses pieds, récoltant une caresse distraite derrière les oreilles. Eusebio prit le garçon dans ses bras et l’étreignit brièvement, avant de monter en selle.

– Je repasserai, sur le chemin du retour, promit-il. Et ne t’inquiète pas pour ta grand-mère. Il existe des remèdes qui aident à partir sans souffrance.

Caleb s’essuya vigoureusement les yeux de sa manche, puis hocha la tête, résolu.

– Oui, Maître.

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