Chapitre 3 - Errance

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« Le col de la vallée est tortueux, étroit,

Rude, et si hérissé de broussaille et d’ortie,

Qu’un seul homme en pourrait défendre la sortie... »

Victor Hugo, La Légende des Siècles, « Le Petit roi de Galice », 1859.

Lorsque les tremblements incoercibles qui traversaient tout son corps eurent cessé, et que ses membres engourdis retrouvèrent un peu de chaleur, Eusebio entreprit d’explorer son abri de bonne fortune à la lumière du briquet à alcool. Il devait s’agir d’une ancienne carrière, creusée à même la roche ; la grotte où s’étaient réfugiés Eusebio et Kukka, basse de plafond, montrait des murs droits, aux aspérités lissées par le temps. Au fond de la petite salle, quelques marches taillées s’enfonçaient dans une épaisse obscurité, d’où naissait, à peine perceptible, l’écho de gouttelettes sur le calcaire.

Dans un recoin, quelque chose brillait d’un éclat terne. Dans un brusque mouvement de recul à cette vue, la flamme du briquet se coucha, puis s’éteignit en un souffle angoissant.

– Je crois que nous ne sommes pas les premiers à avoir mis les pieds ici, ironisa Eusebio en tentant de rallumer la mèche.

À nouveau, la lueur du briquet vint éclairer la scène. L’apothicaire réprima un frisson. Deux squelettes étaient disposés là, les os blanchis luisant sous la lumière dorée. Leurs vêtements, qui ne ressemblaient à rien de connu, étaient en lambeaux. Cependant, il pensa avoir sous les yeux les squelettes d’une femme et de son compagnon, dont le bras la tenait encore, bien après leur fin, tout contre lui. Eusebio poussa un soupir et reporta son attention à l’entrée de son abri ; la tempête, au dehors, ne faiblissait pas.

– Nous allons devoir nous faire à cette compagnie, Kukka, dit l’apothicaire.

La jument lui répondit en renâclant.

Autour des ossements, Eusebio trouva une petite réserve de bois et de pommes de pin, ainsi qu’un cercle de pierres, qui avait dû servir de foyer, autrefois. L’apothicaire rassembla les branches et les enflamma en utilisant quelques cônes de cèdre. Bientôt, la chaleur des flammes remplaça la maigre lueur du briquet à alcool, qu’Eusebio laissa refroidir sur le sol. L’apothicaire donna à Kukka un peu de grains et une carotte pour tromper sa faim et son ennui, coupa pour lui-même un quignon de pain humide qu’il mâchonna sans trop y penser. Il fit un sort au saucisson, rafraîchi par le froid glacial qui régnait. Il ne pouvait plus qu’attendre et espérer la clémence des Gardiens pour repartir ; il ne voulait pas gâcher les réserves du briquet à alcool d’Abbott dans la galerie, d’ailleurs trop étroite pour permettre à Kukka de s’y frayer un chemin. La présence de restes humains, quand bien même inquiétante, semblait indiquer que le passage qui s’enfonçait dans l’obscurité s’interrompait quelque part, et que le couple n’avait eu d’autre choix que de venir se réfugier ici. Peut-être avait-il attendu, comme Eusebio, la fin de la tempête... L’apothicaire secoua la tête, espérant ne pas subir un sort semblable.

L’attente débuta alors, morne et taciturne, entrecoupée du crépitement des flammèches au centre de l’âtre ou des rafales de neige qui parvenaient à s’engouffrer dans la caverne. Eusebio alimentait régulièrement le feu. Une fois Kukka réchauffée, l’apothicaire s’enveloppa dans la couverture gonflée d’humidité et chargée de l’odeur de la jument, et s’apprêta à passer une nuit difficile, roulé en boule à même le sol poussiéreux.

Les heures s’égrenaient, lentes, paresseuses, interminables. Le sommeil se refusait à l’apothicaire, qui s’occupait du feu, se contentant de somnoler durant de courtes périodes. Kukka, les oreilles mobiles et l’œil attentif, veillait, imperturbable.

Au petit matin, enfin, le blizzard s’essouffla. La neige tombait toujours, mais silencieuse, feutrée. Eusebio, emmitouflé dans la couverture, s’aventura de quelques pas au dehors, suivi de Kukka. Les pieds de l’apothicaire s’enfoncèrent facilement dans la couche de neige fraîche. La jument fouilla un instant autour de la grotte du bout du museau, puis dénicha quelques touffes d’herbe, qu’elle se mit à brouter. Son maître récolta de l’écorce, des brindilles et d’autres pommes de pin enfouies sous la neige. À l’aide de branches plus solides, il fabriqua un étendoir, sur lequel il put mettre ses vêtements encore mouillés, et qu’il plaça atour de l’âtre. Puis il attendit, patiemment, enveloppé de la couverture de laine, que la vigueur revivifiée du feu veuille bien finir de sécher ses maigres possessions. Il entendait Kukka, au dehors, qui se dégourdissait les pattes, chassant la neige autour d’elle. Eusebio déjeuna lui aussi, achevant ses réserves de nourriture.

Maintenant que le vent glacial apporté par la tempête était retombé, l’herboriste se réjouit de pouvoir quitter ses vêtements humides et froids. Il regretta de n’avoir pas écouté Abbott plus attentivement ; combien de fois les adages des anciens s’étaient révélés justes ! Il n’avait pas voulu voir, pas voulu entendre. Désormais, il se retrouvait bloqué au pied des montagnes. L’épais manteau neigeux, au dehors, recouvrait tout ; il s’y était enfoncé jusqu’au genou, tout à l’heure, et il ne s’était pas même nanti d’une paire de bottes de fourrure. Impossible pour lui de retrouver les arbres gravés d’épis d’ivraie, ou de penser à attendre ici des temps plus cléments, sans ressources, sans vêtements chauds. Il s’était irrémédiablement perdu. L’angoisse lui enserra la gorge.

Eusebio se reprit. Il fouilla dans une poche de son manteau de voyage et en sortit le parchemin plié en quatre. Sur la carte qu’il déploya sur le sol, figuraient les hameaux, bourgs et cloîtres qu’il avait pu visiter. L’apothicaire estima à peu près l’endroit où les trombes de neige l’avaient détourné de sa route. Mais était-il parti vers l’est ou vers l’ouest ? Eusebio poussa un soupir et replia la carte. Il ne pouvait se permettre de redescendre vers la vallée avec Kukka, qui aurait autant de mal que lui à se frayer un chemin dans l’épais coton de poudreuse. Leur seule échappatoire était de s’enfoncer dans les montagnes, trouver un passage praticable vers l’est, dans les gorges escarpées et les cols épargnés par la neige, puis longer la côte par le sud.

Il ne tergiversa pas plus longtemps, enfila ses vêtements secs et réchauffés, rassembla ses outils de voyage. Dans les sacoches, il glissa les restes d’écorce et de bois mort. À l’aide de son couteau, il tailla de larges bandes de tissu dans la couverture de laine, et en couvrit ses mollets, attachant le tout avec un peu de corde. Ce ne serait pas imperméable, mais aurait le mérite de retenir la neige et le froid un peu plus longtemps. L’herboriste appela Kukka d’un claquement de langue, plaça sur son dos le reste de la couverture, sangla de nouveau la selle et le licol, puis se remit en route.

Les giboulées blanches ne cessèrent d’entraver leurs pas, et l’amas de neige les rendait hésitants, chancelants, lourds. L’herboriste, aveuglé par les reflets scintillants et les flocons dans ses yeux, tenait la longe de Kukka, avançant péniblement devant elle. Ses bottes de fortune n’avaient pas conservé longtemps chaleur et confort ; chaque pas de l’apothicaire se faisait dans un bruit de succion, retenu par l’eau glacée qui infiltrait tout, et la neige transformée en boue sirupeuse. Gelé jusqu’aux os, fiévreux, Eusebio s’efforçait d’avancer malgré tout.

Le chemin qu’il empruntait montait sensiblement, contournait quelques arêtes saillantes, serpentait entre les éboulis de calcaire, et l’herboriste se rendit à peine compte que le tapis de neige s’amincissait, que sa marche devenait plus facile. Ce fut Kukka qui, le poussant doucement du bout du nez, lui fit comprendre qu’il s’était de lui-même arrêté sous une avancée rocheuse, hagard, frissonnant de fièvre et de froid.

– Oh, Kukka, articula Eusebio d’une voix pâteuse, je dois être malade...

L’herboriste fit un effort pour se redresser et fouiller dans les fontes de la jument. Comme un automate, l’esprit embrumé, il sortit du bois sec, le briquet à alcool, le pot ébréché, un paquet de feuilles séchées. Le petit feu de fortune, sous ses mains tremblantes, prit enfin, et il put faire fondre de la neige. Une poignée de reine-des-prés jetée dans l’eau réchauffée constitua une tisane revigorante et calma un peu sa fièvre. Eusebio détacha les bandes de laine qui recouvraient ses mollets, les abandonnant. Kukka se coucha derrière lui, les pattes repliées sous le corps, l’encolure abaissée. L’apothicaire vint se pelotonner contre elle, s’enroulant dans la couverture. À l’abri du vent dans son renfoncement rocheux, Eusebio s’assoupit, gagné par un sommeil léger, agité, fébrile.

Kukka le réveilla au bout de quelques heures par un hennissement nerveux. La neige recommençait à tomber. Eusebio dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour monter en selle, les pensées voilées, les gestes gauches, ralentis. Sa gorge sèche et enflée le fit tousser à plusieurs reprises, une toux grasse, rauque, profonde. Il laissa Kukka le mener sur le sentier accidenté, remarquant à peine le paysage se transformer sous les pattes de la jument, la ravine profonde qui crevait la montagne à quelques centimètres à peine sur leur gauche, la chute de pierres roulant dans l’écho comme un battement funeste, la porte de pierre en arc d’ogive, accrochée à la paroi rocheuse et le pied opposé plongeant dans l’abîme ; ils en franchirent le seuil alors que de nouvelles bourrasques de neige fouettaient leur corps.

Eusebio manqua plusieurs fois de sombrer dans le précipice, rattrapé par les écarts impossibles de Kukka pour le maintenir du bon côté. Le corps de son maître, emporté par la fièvre, glissait sur la selle, la poigne sur le licol se faisait de plus en plus lâche. Les hennissements désespérés de la jument ne parvenaient pas à réveiller l’apothicaire.

Alors, vaincu, Eusebio tomba.

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