Chapitre 5 - Enseignements (partie 1)

6 minutes de lecture

« Dantès... avait toujours cru, en voyant le soleil se lever derrière les montagnes et se

coucher dans la Méditerranée, que c’était lui qui marchait et non la terre. Ce double

mouvement du globe qu’il habitait, et dont cependant il ne s’apercevait pas,

lui semblait presque impossible ; dans chacune des paroles de son interlocuteur,

il voyait des mystères de science aussi admirables à creuser que ces mines d’or et

de diamants qu’il avait visitées dans un voyage qu’il avait fait

presque enfant encore à Guzarate et à Golconde. »

Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1844-1846.

Dormant, cette nuit-là, d’un sommeil difficile, entrecoupé de périodes d’éveil haletant et de rêves étranges, Eusebio se sentit presque reconnaissant lorsque le même serviteur qui lui avait apporté son souper la veille, repas auquel il avait à peine touché, vint le chercher, aux premières lueurs de l’Aurore. À l’aide d’une louche en bois, le jeune homme au crâne tondu puisa dans un grand seau de l’eau claire, qu’il versa dans la vasque, posa un linge propre à côté, et une poignée de perles colorées. Puis il sortit, laissant à nouveau Eusebio seul. Dans le corridor régnait une certaine effervescence, qui rappela à l’herboriste cette même agitation ensommeillée, les matins de marché ou de foire, lorsque les marchands s’apprêtaient à partir.

Eusebio fit donc une toilette sommaire, regrettant de ne pas avoir récupéré ses pots de remèdes, lorgnant les perles sans comprendre. Il les attrapa et sortit, espérant obtenir une explication. Ses collègues, vêtus et débarbouillés – certains avaient la peau, les cheveux humides, où perlaient parfois quelques gouttelettes d’eau –, se dirigeaient tous dans la même direction, par petits groupes bavards et enjoués. Eusebio remarqua alors qu’il lui était facile de distinguer les serviteurs parmi ses collègues, tout simplement à cause de leur coiffure ; si les premiers avaient le crâne tondu, les seconds portaient tous des perles colorées, tressées dans une unique natte fine, et qui pendait dans leur dos. Quelle que soit la coiffure, ou la teinte de cheveux, la même association de couleurs vives – vert, blanc et rouge – permettait de distinguer la classe des Lusragan de celle des serviteurs. Eusebio jeta un coup d’œil aux siennes, au creux de sa main.

Orange, vert, rouge.

Décontenancé, l’herboriste releva la tête, avisant Lenneth un peu plus loin. Eusebio s’avança vers lui.

– Bonjour, Lenneth, dit-il poliment.

L’autre le regarda d’abord sans sembler le reconnaître. Puis un éclair traversa ses yeux verts, et une moue ennuyée déforma ses traits.

– Bonjour, Kraft Lusragan Lenneth, répondit-il en appuyant chaque syllabe.

La femme aux cheveux ras, à côté de lui, pouffa. Eusebio n’y prêta pas attention.

– Je suis désolé de contrevenir aux politesses. Je ne les connais pas encore. Peux-tu m’aider ?

Voyant la mine dépitée de Lenneth, et le sourire moqueur de la femme, Eusebio ajouta :

– Kraft Lusragan Lenneth.

L’interpellé grommela quelque chose, regarda ce que l’herboriste tenait dans sa paume ouverte, avant de se mordre violemment les lèvres. À côté de lui, la femme ne fit pas preuve d’autant de retenue : elle éclata de rire.

– C’est une plaisanterie ? Un Kraft Lusragan illettré ? s’étouffa Lenneth. Cesse de rire, Moravia !

La domestique s’éloigna, se tenant les côtes. Lenneth, partagé entre la raillerie et l’agacement, jaugea un instant Eusebio, comme s’il essayait de déceler la moquerie sur son visage, puis poussa un soupir.

– La couleur blanche, c’est pour marquer notre rang d’érudit, expliqua-t-il enfin, les perles rouge et verte indiquent que nous sommes Lusragan. Quant à la couleur orange... je suppose que la Kraft Archiatre Arbogaste et la Sisä Censora Zander ont prévu quelque chose de particulier pour toi.

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est la couleur des jeunes apprenants, dit Lenneth en faisant tourner la perle orange entre ses doigts. Tu vas apprendre à lire, à écrire et à compter, Kraft Lusragan.

Lenneth vit l’incompréhension se peindre sur le visage d’Eusebio. Il crut entrevoir un mélange de colère, de dépit, mais aussi une étincelle d’envie, de curiosité, d’avidité.

– Évidemment, tu n’y passeras pas tes journées, poursuivit-il. Nous-mêmes, en tant qu’érudits, ne passons que l’après-midi à préparer des remèdes et soigner les malades. Le matin, nous poursuivons nos études. Ce sont les Archiatres qui nous apportent leurs connaissances.

Il sembla réfléchir une seconde, se frottant le menton d’une main.

– Je suppose que toutes les classes de Kraft font la même chose, ajouta-t-il.

Lenneth se tourna vers Eusebio et lui rendit la perle orange.

– Bon. Je m’excuse de t’avoir traité comme le dernier des imbéciles. Un Kraft Lusragan qui ne sait pas lire, c’est pas courant, ici. Je dois être un peu jaloux de l’intérêt que te portent l’Archiatre et la Censora...

– Il n’y a pas de quoi être jaloux... grimaça Eusebio, entortillant avec maladresse les perles dans ses cheveux.

– Allons jusqu’au réfectoire. Je t’expliquerai en chemin comment te rendre jusqu’à la classe des Scribes.

Les innombrables volets intérieurs, en bois et fer forgé ouvragés, grands ouverts, laissaient la lumière traverser les immenses croisées en ogive et baigner le réfectoire, une pièce démesurée aux murs recouverts de chaux. Lenneth, suivi d’Eusebio, avisa des camarades, installés à l’une des longues tables de chêne, et les rejoignit, salua rapidement avant de faire les présentations. Il y avait là le Kraft Lusragan Teilo, un grand échalas aux cheveux roux presque trop courts, au visage et aux bras constellés de taches de son ; la Kraft Lusragan Lisice au regard d’un bleu profond, mélancolique, et dont la fine tresse aux perles teintées se perdait dans sa crinière épaisse couleur de paille ; et le Vikar Artifex Al. C’était un être singulier, dont la petite taille contrastait avec l’énergie, la vivacité qu’il dégageait. Mais ce qui frappa surtout Eusebio furent ses yeux ; d’un beau rouge cinabre, ils vous transperçaient de leur lueur vive, intelligente. La fine tresse, attachée par un lacet de cuir et ornée de perles grises et blanches et de plumes, tombait de sa nuque jusqu’au milieu du dos.

Des jeunes gens aux cheveux ras ne tardèrent pas à leur servir un petit-déjeuner frugal, composé de jus de fruits frais, de céréales et de pain bis. Eusebio, peu attentif aux conversations de ses compagnons de tablée, ne perdait pas une miette de ce qui l’entourait, s’abreuvant de détails. Il discerna plusieurs rangs, grâce aux petites tresses, et constata que tous se rencontraient sans discrimination, allant parfois jusqu’à se rassembler en groupes encore plus hétéroclites que le sien. Il aperçut Tora, au milieu de toute cette foule, en grande conversation avec une femme dont les perles dorées suivaient les hochements de tête. Eusebio remarqua que Tora paraissait être la seule à ne pas porter les trois perles rituelles rouge, verte et blanche, et se promit de poser la question à Lenneth.

Un seul ordre ne semblait pas participer à la fraternité fourmillante et presque exubérante, installé un peu à l’écart, sur une table surélevée. Eusebio reconnut la Sisä Censora de la veille, nota les plumes et perles d’argent dissimulées dans sa chevelure de neige. Ses voisins de table portaient sensiblement les mêmes couleurs ; l’herboriste en conclut qu’ils faisaient partie de la classe des Sisä.

– À quoi reconnait-on les Yule ? demanda-t-il à Lenneth, assis à sa gauche.

– À pas grand-chose, ils ne mangent pas avec nous, répondit l’autre, la bouche pleine. On en rencontre peu en général, à moins d’être convoqué. Leur caste est celle des Rav-Nismakhin. Ça doit vouloir dire quelque chose comme « les grands reconnus », ajouta-t-il en voyant l’interrogation muette d’Eusebio.

– Pour le moment, ils sont en train d’élire un nouveau Primat parmi les Sisä, poursuivit Lisice.

Un Primat, expliqua-t-elle, était une sorte de représentant de chaque classe. Il en existait quatre – seuls les Man, autrement dit les serviteurs, que l’on reconnaissait à leur crâne rasé, n’avaient pas ce privilège. Le Primat Sisä Laird Jashan étant décédé quinze jours auparavant, les Yule et les trois Primats survivants n’allaient pas tarder à nommer son remplaçant. Il se disait que la Sisä Censora Zander serait un choix fort possible.

Al, le petit homme aux yeux grenat, se leva et les salua poliment, avant de s’éloigner. Ses comparses firent de même ; il était temps pour eux de commencer leur journée. Lenneth s’assura qu’Eusebio retrouverait son chemin, dans le dédale de corridors du Quartier d’Enceinte. Puis l’herboriste se retrouva seul, partagé entre l’impatience et l’appréhension, en proie à un véritable bouillonnement intérieur, en route vers la classe des Scribes.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0