Chapitre 8 - Officine (partie 1)

6 minutes de lecture

« Ce que vous appelez la liberté de choix fait partie de ce que nous appelons

le ka, la grande roue des existences. »

Stephen King, Insomnie, 1994.

Le repas du soir fut affreusement maussade. Eusebio ne pouvait s’empêcher de tourner et retourner les derniers instants passés avec le vieux maître, oublieux des autres, inattentif aux conversations qui l’entouraient – comme s’il se fermait à l’extérieur.

Il se sentait trahi, confus, agité, humilié, furieux. Il ne parvenait pas à croire qu’il s’agissait de ses sentiments. Était-il devenu Autre, complètement étranger à lui-même, détaché de tout son être ? Ou tout cela était-il la cause de son état de manque ?

Son estomac se souleva de nouveau alors qu’il portait machinalement à sa bouche une cuillérée du plat qu’on lui avait servi – l’odeur des lentilles refroidies et du lard figé dans sa graisse remontèrent jusqu’à ses narines. Il reposa ses couverts, écœuré.

– Eusebio, est-ce que ça va ? fit la voix inquiète de Lenneth à ses côtés. Tu n’as rien mangé.

L’herboriste contempla son assiette pleine, son pain, auquel il n’avait pas touché. Il sentit la faim lui tenailler le ventre, mais sa défiance nouvelle lui fit détourner le regard. Il s’obligea à sourire à Lenneth – un sourire fade, crispé.

– Je dois être malade, je ne me sens pas très bien.

– Veux-tu que je t’accompagne jusqu’à l’infirmerie ?

– Non, je te remercie, répliqua l’herboriste en se levant de son banc. Je trouverai le chemin.

Il esquissa un geste de salut et s’éloigna un peu trop vite, trébuchant sur le sol dallé et contre une table. Une idée avait germé, soudain, dans son esprit – une pensée si déroutante, si nouvelle pour lui qu’elle lui faisait peur et renforçait un peu plus son sentiment de mépris à l’égard de lui-même.

L’herboriste savait qu’il ne pourrait éternellement chipoter lors des repas et glaner sa subsistance aux cuisines, de même qu’il était incapable de prévoir où et quand on lui administrerait une nouvelle dose d’opium. Il se refusait à quémander de la thériaque auprès de Maître Arminius ; en fabriquer lui-même lui prendrait au mieux des semaines – rassembler tous les ingrédients, du gingembre au suc de réglisse ; les dissimuler, en petites quantités, dans sa chambre, ou prendre le risque de préparer la thériaque au laboratoire, sous le nez des autres Kraft Lusragan ; faire sécher puis piller, tamiser avec soin ; incorporer miel et vin... La seule possibilité qui s’offrait à Eusebio, tandis qu’il se dirigeait vers la partie Est de la Muraille, n’en était pas moins dangereuse, et son acte lui faisait déjà horreur.

Il allait voler de la thériaque dans l’officine.

Shabbat ne signifiait pas, pour certains Lusragan du moins, jour chômé. Ainsi en était-il parfois ; les malades, eux, ne cessaient jamais d’affluer à l’infirmerie, laquelle maintenait un roulement de quelques laborantins. Cependant, et ce fut-là, en quelque sorte, une chance pour Eusebio, tous étaient au réfectoire. C’était une sorte de routine très organisée à laquelle se pliait Pizance toute entière, et édictée par un volumineux Parchemin des Usages dont Maître Arminius lui avait montré un extrait. La journée à Pizance se découpait comme une partition, avec ses mesures, ses temps et ses tons, ses intervalles, ses tempéraments. Qui en était le chef d’orchestre ? Personne en particulier, supposait Eusebio, ou plutôt tous. Les fausses notes n’existaient pas ; Arminius le lui avait bien expliqué. Ce qui n’était pas utile disparaissait. Cela constituait – devait constituer – un ensemble polyphonique, une harmonie où l’enchevêtrement des mélodies, sans fioritures, sans excès, existaient par et pour elles-mêmes. L’herboriste faisait partie, bon gré, mal gré, de cette sorte de symphonie. Les différents corps de métier jouaient en parallèle, puis se retrouvaient, dans un unisson cacophonique, aux mêmes heures, au réfectoire.

Eusebio était donc certain de ne croiser personne dans les corridors, ou de trouver âme qui vive dans l’officine, puisque les Lusragan, après avoir préparé les ordonnances, partaient tous se sustenter. Avant qu’ils ne reviennent, cela laissait à l’herboriste quelques brefs instants précieux pour chercher la thériaque. Ensuite, il se rendrait à l’infirmerie, où il attendrait le retour du Vikar Samarit de garde.

Ce plan avait beau être d’une simplicité extrême, l’herboriste tergiversait, traînant dans le couloir qui menait à l’officine, ne parvenant pas à se soustraire au double sentiment – culpabilité, honte – qui l’assaillait. Il s’en mordait les lèvres et l’intérieur des joues jusqu’au sang. Son cœur battait à tout rompre, à tel point qu’Eusebio fouilla du regard les moindres recoins sombres du corridor, persuadé qu’on l’entendait cogner dans sa poitrine comme un sonneur frappe au tocsin. Devant la porte du laboratoire, Eusebio leva la main pour saisir la poignée, serra les doigts à plusieurs reprises, les ramena le long de son corps. Il se ravisa, étreignant le cuivre poli si fort que ses phalanges blanchirent. Et si la porte était fermée ? Mais elle s’ouvrit, sans opposer aucune résistance. Eusebio eut l’impression que le cliquetis du pêne retentissait comme un coup de tonnerre, suivi du grondement grinçant du panneau de bois cerclé de fer. L’herboriste se figea, tout ouïe, attendant les cris d’alerte au bout du couloir. Seul le silence lui répondit. Eusebio pénétra dans le laboratoire et referma la porte le plus doucement qu’il put. Le pêne s’engagea dans la gâche en tonnant. Eusebio se maudit intérieurement et ferma les yeux. Mais le silence, épais, pesant, sembla encore absorber tous les sons. Alors seulement l’herboriste relâcha son souffle, dans un soupir soulagé que lui renvoya l’écho.

Eusebio décrocha d’un clou une lampe à huile à la flamme tremblotante et se dirigea vers la réserve de l’officine, derrière les tables d’émail. Il ne s’agissait que d’une alcôve, un peu en retrait de la pièce, fermée par de lourds dais de toile grise. Au-dessous, une imposante étagère recelait albarelles, vases et fioles soigneusement étiquetées – les ingrédients que contenaient les nombreux tiroirs, dans l’officine, n’intéressaient pas Eusebio ; il avait besoin d’un puissant contrepoison déjà préparé. L’herboriste promena la lampe devant les différents récipients, déchiffrant leurs contenus. Avisant un pot en faïence aux décors floraux raffinés, il posa la lanterne sur l’étagère et attrapa le vase. Sous le couvercle, un morceau de parchemin plié en quatre inventoriait les ingrédients du contrepoison. Eusebio estima qu’il s’agissait d’un antidote qui conviendrait – le mot « thériaque », inscrit à l’encre noire au-dessus de la liste, lui suffisait. L’herboriste saisit un sachet de papier d’une pile posée sur une des tables émaillées, puisa une bonne quantité de la substance dans le pot de faïence, referma le sachet qu’il glissa dans la poche de sa tunique.

Il s’apprêtait à reposer avec soin le récipient à sa place sur l’étagère, quand la poignée de la porte s’enclencha. Le pot glissa entre les doigts d’Eusebio. Pris au dépourvu, il le rattrapa de justesse avant qu’il rebondisse et se fracasse au sol. Soudain pétrifié, tenant entre ses doigts le vase à thériaque, l’herboriste entendit le pêne claquer, contempla le panneau de bois qui s’ouvrait tout doucement, comme à retardement. La lueur d’une chandelle franchit l’interstice, la main qui la tenait s’y glissa à son tour. Eusebio ne put que poser le vase où il le pouvait, avant de se dissimuler derrière un dais.

– Il y a quelqu’un ? s’enquit en chuchotant une voix féminine qui lui sembla familière.

La femme, rassurée de n’obtenir aucune réponse, entra dans l’officine et referma la porte derrière elle. Eusebio l’entendit s’approcher à petits pas, presque timidement, de la réserve, se figer un bref instant en retenant sa respiration – se demandait-elle ce que faisait la lampe ici, posée sur une étagère ? Puis la femme poussa un petit soupir et commença à ouvrir plusieurs tiroirs, à quelques centimètres seulement de la cachette d’Eusebio. Celui-ci leva la main et repoussa légèrement l’épaisse tenture, formant une ouverture suffisante pour y glisser son regard. Il se déplaça un peu sur sa gauche, le plus discrètement possible, aperçut une manche s’agiter, une nuque frêle, l’arrière d’un crâne aux cheveux ras. Eusebio osa s’avancer un peu plus, gêné par l’encoignure de l’alcôve, son pied se posa sur un coin de la longue tenture grise, dérapa, l’herboriste chancela, eut le temps de maudire sa curiosité maladive, et il tomba durement sur les genoux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0