Chapitre 17 - Échappatoire (Partie 1)

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« SALVOM LAVISSE. »

« Se laver est bénéfique ».

Rencontrer Al avait eu sur Eusebio un effet à la fois salutaire et profondément vexatoire. Le jeune homme fulminait ; d’abord d’avoir été interrompu dans ses recherches, puis que l’Artifex l’ait considéré comme un gosse, enfin, parce qu’il avait raison : il empestait. Eusebio se rendit compte que, depuis sa prise de fonction en tant que Lusragan, deux semaines auparavant, en dehors d’une toilette sommaire, tous les matins, dans sa cuvette de cuivre, avant de rejoindre Lenneth pour un semblant de petit déjeuner, il oubliait complètement les règles d’hygiène élémentaire.

Face au petit homme, dans la bibliothèque, Eusebio n’avait plus eu qu’une idée en tête : se soustraire aux regards railleurs de l’Artifex, esquiver ses inévitables questions ironiques, fuir sa présence importune. Il aurait voulu se retrancher parmi les rayonnages et se replonger dans ses recherches, mais le seul chemin passait par l’escalier en fer forgé – et Al se tenait, de façon visiblement délibérée, devant la travée, bloquant l’étroit passage vers son havre de quiétude solitaire... Et c’était là, curieusement, que les paroles de l’Artifex avaient fait mouche : les thermes devaient constituer l’échappatoire. N’étaient-ils pas cerclés de rouge, de la main de Zygmund Hasko ? Il avait dû réussir à se faufiler dans les conduits, et passer sous la ville basse, avant de rejoindre les montagnes. Le Lusragan espéra pouvoir explorer les thermes – et prendre un bon bain, par la même occasion – avant que son devoir ne l’appelle à l’officine.

Tandis qu’un Man sellait pour lui un petit cheval hongre, à l’ombre colossale de la Citadelle, et que la monture et son cavalier prenaient le chemin du retour vers Pizance, le jeune homme songeait à quel point sa déception était grande. À mesure qu’il parvenait à trouver des fragments de réponse, de nouvelles questions lui venaient, qu’il inscrivait à la hâte dans ses carnets sans jamais, semblait-il, pouvoir endiguer leur flot incessant ; quand il croyait comprendre le mystère qu’avait été son vieux maître, Zigmund Hasko, un détail, insignifiant tout d’abord, finissait par tout remettre en question ; quand il pensait avoir déniché un document parmi les rayonnages poussiéreux de la bibliothèque, il s’apercevait qu’il ne tenait entre ses mains qu’un ramassis indigent de banalités. Traités d’herboristerie, longs soliloques sur l’histoire de Pizance, registres de comptes, catalogues de plantes locales, essais rébarbatifs à propos des origines du Néant... rien qu’Eusebio n’eût déjà l’impression d’avoir lu. Sans trouver d’exutoire, sa frustration lui avait au moins permis d’en comprendre la raison : il n’existait, parmi tous les ouvrages de la bibliothèque, pas un texte sur les Anciens Hommes, comme si toute leur existence avait été vouée à la pourriture du temps – ou comme si l’on avait méticuleusement mis leurs connaissances de côté. Comme si tout ce qui touchait aux Temps Anciens tombait, ici aussi, sous le coup des Lois des Interdits. Il existait certainement – il devait y avoir –, dans la bibliothèque peut-être, un rayonnage auquel il n’avait pas accès, et où se trouvaient ces précieux ouvrages. Le Lusragan se serait damné pour en connaître l’emplacement.

Le cheval menait bon train, sur la longue rue pavée de l’Aqueduc. Au-dessus des maisons à colombage, un ciel crépusculaire, teinté de pourpre, tombait. Les ombres s’allongeaient, devenaient plus épaisses. Eusebio ne tarda pas à atteindre la métairie à l’entrée du pont. L’air empuanti de relents âcres de musc et de crottin, que couvrait à peine l’odeur de la paille sèche, l’emplit jusqu’à la nausée. La cacophonie animale retentit soudain à ses oreilles avec une telle force que, une fois qu’un Man l’eût aidé à démonter et conduit sa monture dans sa stalle, l’herboriste s’empressa de ressortir, les oreilles bourdonnantes, le cœur au bord des lèvres, aspirant goulûment l’air rêche et froid de l’hiver. Son haleine formait de petits nuages blancs autour de son visage.

À quelques pas derrière la métairie, la forge s’activait encore, illuminant la chaussée d’une lueur dansante, rougeoyante. Eusebio traversa le souffle d’enfer qu’exhalaient les feux des foyers, la vapeur moite qui dissimulait presque le ronflement intense des âtres sans cesse alimentés. Une boue de neige fondue et glacée lui trempa les bottes. La valse métallique des lourds marteaux pulsait durement, et Eusebio songea à l’Elkhêmi, là-bas, dans une chambre du Quartier Est de la Muraille. Quelle folie l’avait donc poussé à manipuler un creuset où trempaient des métaux en fusion ? Après une semaine de traitements, l’apothicaire n’était pas parvenu à lui arracher la moindre explication, le moindre mot – et tout ce qu’émettait l’Elkhêmi tenait, depuis trois jours, soit du grognement, soit du hurlement. Ses plaies ne cicatrisaient pas, malgré les remèdes de plus en plus puissants que concoctait l’herboriste. Gagné par la fièvre, terrassé par ses délires violents, l’homme dansait sur le fil cassant de l’agonie. Pour le Kraft Lusragan, c’était incompréhensible – et face à ces efforts vains, comme son métier lui paraissait de nouveau inepte, vide de sens !

Il ne pouvait trouver de réconfort auprès de Tora ; l’herboriste l’avait à peine revue après sa visite au chevet du brûlé. Elle avait dépêché une autre Archiatre pour la seconder, une petit bonne femme ridée, presque édentée, mais aux gestes incroyablement sûrs et experts. Eusebio avait dû se contenter des explications de l’Archiatre Del’a – Toraayima Arbogaste était très occupée, et ne pouvait venir elle-même.

Chaque minute, chaque seconde loin de la jeune femme, à se ressasser ces quelques paroles aussi froides que le vent d’hiver qui lui picotait les joues, était une torture. L’apercevoir fugitivement au détour d’un corridor, entendre son rire à quelques pas, au réfectoire, voir son beau regard noisette se détourner du sien, constituaient un bref instant de félicité et d’interminables moments de supplice. Eusebio soupira.

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