Chapitre 19 - Nomination (partie 1)

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« Ainsi, quand ils prêtent serment devant la loi, les déposants semblent jubiler

lorsqu’ils arrivent à toute une cascade de grands mots qui expriment la même idée

– par exemple, quand ils déclarent détester, abominer et abjurer, etc., et c’est par ce

procédé qu’on a donné tant de saveur aux vieux anathèmes. Nous parlons de la

tyrannie des mots, mais nous aimons aussi à les tyranniser ; nous aimons à avoir

toute une armée de mots superflus à nos ordres pour les grandes occasions ; et

nous trouvons que cette accumulation a grand air et qu’elle sonne bien.

De même qu’en cas de cérémonie nous ne regardons pas au sens de nos

livrées pourvu qu’elles soient belles et en nombre suffisant, le sens et la

nécessité de nos paroles sont d’importance secondaire, s’il y en a

une belle parade. »

Charles Dickens, David Copperfield, LII, 1850.

Trois jours. Eusebio, bien que vivant, ne se réveillait pas. La Man qui s’était blessée à la jambe et qui aurait tant eu besoin du remède préparé par l’Archiatre était morte, et personne ne s’en souciait plus, pas même Tora, obnubilée par le corps inerte allongé entre les draps, rongée par l’inquiétude devant le visage creusé, amaigri, presque décharné, par les traits tirés, le teint maladif du jeune homme. Elle avait vu les hématomes effrayants, rassemblant les couleurs les plus sombres de l’arc-en-ciel, que revêtait, semblait-il, l’ensemble de son corps. Elle avait vu les stries sanglantes sur son cou, les coupures, les ecchymoses tirant sur le jaune et le vert, et qui paraient ce qui lui restait de peau nue. Elle avait vu les Samarit couvrir de gaze, de façon peu seyante, ses doigts, ses paumes et ses poignets. Un Ledsager l’avait assistée tandis qu’elle soignait les différentes déchirures de ses muscles et qu’elle pleurait sur le genou droit, presque broyé, écrasé par les chocs subits.

Tora songeait, en contemplant Eusebio, qu’il ne pourrait peut-être plus jamais marcher sans boiter affreusement. Elle souhaita qu’il ne se réveillât jamais, afin de ne jamais devoir le lui annoncer – afin, égoïstement, de le conserver auprès d’elle, de prendre soin de lui, sans relâche. Son cœur se serra à cette idée. Elle refusait de le voir mourir, s’éteindre à petit feu, lentement, sans plus entendre le son de sa voix chaleureuse, sans revoir encore ses yeux à la sombre couleur de nuit, son sourire qu’il ne semblait adresser qu’à elle.

Pour l’instant au moins, il ne souffrait pas, pensait encore la jeune femme, assise au bord du lit, dans la minuscule chambre de l’infirmerie. Elle repoussa une mèche de cheveux noirs collée sur la tempe d’Eusebio, trempa un linge dans une bassine d’eau où avait infusé un mélange de plantes odorantes, lui rafraîchit tendrement le front et les joues.

Derrière elle, la porte s’ouvrit et elle vit du coin de l’œil la Samarit de garde qui venait la remplacer.

– La cérémonie de Nomination va commencer, annonça-t-elle d’un ton maussade.

Elle cachait mal son amertume de ne pouvoir s’y rendre. Comme Tora l’enviait, à ce moment, de rester auprès d’Eusebio, comme elle aurait voulu être à la place de cette jeune imbécile, et échanger ses simples perles de bois contre son attirail d’Archiatre !

Tora s’attarda au chevet d’Eusebio, prétexta la vérification de ses pupilles, de l’état de ses bandages, traînant autant que possible, de plus en plus morose à mesure que la Samarit, se sentant dépouillée de ses propres tâches, dessaisie de sa fonction, s’impatientait.

– Laissez, Archiatre, finit-elle par dire, excédée, c’est à moi de le faire.

Elle la chassa presque de la pièce, referma sèchement la porte derrière elle, et Tora se retrouva seule, l’humeur sombre, au bord des larmes, dans le corridor.

À son grand étonnement, lorsque Lenneth, ayant rejoint Moravia dans un recoin obscur de la Muraille, s’annonça en lui pinçant gentiment les fesses, la jeune femme le gifla avec une force qu’il ne lui avait jamais soupçonnée, avant de porter les mains à son visage, étouffant derrière ses doigts ses sanglots incoercibles.

– Pardon, Moravia, balbutia Lenneth, passée la première surprise en la prenant maladroitement dans ses bras. Je ne voulais pas te faire peur... Chut, chut, ma belle. Ce n’est que moi...

– Imbécile ! cracha-t-elle avant de le repousser et de lui tourner le dos, toujours pleurant.

Sur la fine peau de son crâne nu, une trame de duvet roux recommençait à apparaître. Lenneth avança la main et effleura les cheveux courts et fins, fit courir ses doigts dans les minuscules frisottis, tout en songeant que d’ici peu de temps Moravia devrait à nouveau les sacrifier au rasoir traditionnel de sa caste.

Il se rappelait de leur rencontre, de la façon dont son regard fier l’avait transpercé, sans se dérober, alors qu’il venait à peine d’intégrer ses fonctions de Lusragan. Lui, le déshérité d’une fratrie de huit, le fils de trop, celui que son père n’attendait pas – son frère aîné, celui qu’il n’attendait plus, était venu au monde un an avant. La place était déjà prise, et les six sœurs n’avaient accordé qu’un faible intérêt pour ce dernier braillard inutile. Seule la mère lui avait prodigué un semblant d’amour ; mais à l’âge où la plupart des enfants jouent sans se soucier des lendemains, dans l’ignorance enfantine que leur procure la chaleur d’une famille aimante, Lenneth apprenait déjà à se battre pour son pain quotidien, pour son lot d’attention et de tendresse. Quand il fut temps pour lui de quitter ce « cocon », il avait, étrangement, choisi d’aider les autres – peut-être pour combler ce dont il avait été privé pendant longtemps, pour apporter à ceux dans le besoin ce que l’instinct familial lui avait refusé. Une vérité qu’il n’avait pas eu le courage de révéler à Eusebio : la Muraille devint sa maison, son foyer, son refuge.

Le regard de Moravia lui semblait la première chose tangible dont il se souvenait clairement. La cérémonie d’Intronisation s’était achevée sur une petite note amère – la famille de Lenneth avait brillé par son absence, blessant profondément la coquille d’espoir naïf que s’était forgé le nouveau Lusragan. C’était un sentiment qui revenait comme une croûte ; il avait beau la gratter pour s’en débarrasser, elle se reformait presque aussitôt, après avoir laissé s’écouler l’humeur jaunâtre d’une sourde rancœur, vite oubliée... Lenneth avait reçu des mains de l’Archiatre Del’a, cette antique bonne femme aussi charmante qu’une vieille bique, ses perles de Lusragan, dont il sentait le poids particulier dans ses cheveux, et descendait de l’estrade lorsqu’il aperçut Moravia pour la première fois. Elle se tenait un peu en retrait, devant les tables placées le long des murs, attendant que l’on ait besoin de ses services, comme les autres Man espacés de façon régulière, stratégique, dans le réfectoire. Elle me regarde, songea Lenneth en croisant le beau regard mordoré, elle me regarde, moi. Elle ne détourne, ni ne baisse les yeux ; combien de longues secondes ou de brèves minutes remplissent cet échange muet, il ne saurait le dire. Un court instant d’éternité, un moment de flottement entre deux fractions de secondes. Lenneth tombe éperdument amoureux le temps qu’il dure. Puis quelqu’un derrière lui le pousse en bas de l’estrade, et le point de suspension dans l’écoulement des choses reprit brutalement son cours. Lenneth passa comme dans un rêve devant la jeune femme. Le sourire qu’il voulut lui adresser mourut sur ses lèvres ; elle inclina la tête en signe de déférence et tendit un plateau garni de petits fours au Primat Neser, qui s’approchait des tables. Lenneth se détourna et quitta la pièce.

Bien que l’amour nouveau qu’il ressentait le frappât de ses vagues claires, puissantes, irrépressibles, il ne pouvait pas s’y abandonner totalement ; les admettre aurait été tomber sous le coup des Interdits. Aimer une Man ? Une hérésie, diraient ses parents ; une autre fable pour attirer notre attention, ricaneraient ses sœurs ; un tabou, sévèrement puni, dictait la Loi. Un précepte bien plus impérieux, lui hurlait son cœur. Pendant des semaines, le Lusragan lutta, résista contre ce commandement élémentaire, en vain. Au bout du compte, quand il admit, dans le secret de son oreiller, qu’il aimait cette femme, il se sentit à la fois soulagé, stupide, exalté, et désespéré.

Il chercha donc à la revoir, au détour d’un corridor, le matin au petit-déjeuner, à la croiser mine de rien, juste pour se repaître de sa vue, de l’éclat délicieux de ses yeux. Quand cela ne lui suffit plus, il chercha à attirer son attention, puis à gagner son indulgence, sa confiance à défaut de son amitié. Mener une cour assidue à cette femme tout en veillant à rester discret, de peur de se faire prendre ; détourner le regard quand ceux des autres pesaient, menaçants, insistants, un peu trop curieux ; accepter de ne plus la voir pendant des jours, voire des semaines entières, de ne plus sentir son odeur mêlant le musc, les effluves de cuisine et de pain chaud, afin de ne pas soulever des rumeurs qui les perdraient tous les deux... Ce manège dura trois ans.

Lenneth se souvenait de la froide réserve de Moravia, au début, de son sourire ironique lorsqu’elle le repoussait, refusant de croire la sincérité de ses sentiments ; de sa peur, aussi, tapie tout au fond d’elle-même – la peur du mensonge, de la trahison, et la peur ancienne du tabou, qu’on leur inculquait depuis des millénaires. Il se souvenait de la manière dont il lui avait dérobé un baiser, leur premier, qu’elle lui avait rendu presque timidement ; de la fois où elle s’était entièrement offerte à lui, farouche et fragile en même temps, étouffant leurs cris dans la peau l’un de l’autre, faisant naître une délicieuse chair de poule...

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