Chapitre 26 - Thériaque

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« L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,

Allonge l’illimité,

Approfondit le temps, creuse la volupté,

Et de plaisirs noirs et mornes

Remplit l’âme au-delà de sa capacité... »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.

Au bout de son lacet de cuir pendait le misérable sachet, tel une grossière parodie de bijou. Neser, pensif, joua avec la cordelette durant un long moment, contempla sans vraiment les voir les ternes reflets de graisse sur la peau tannée. Au goût, la substance noirâtre se révéla être de la thériaque – un remède puissant, universel, jalousement conservé par les Lusragan. Le Primat recracha la petite quantité de remède dans une bassine, puisa de l’eau au creux de sa main et se rinça la bouche.

Sveinn gloussa. Un rire caquetant, desséché, éteint. Un rire de damné. Il suivait de ses yeux vides, où se jouaient des reflets d’améthyste, le balancement hypnotique du sachet au bout des doigts de Neser. Celui-ci poussa un soupir impatient – que les Véni étaient longs à arriver !

Après son accès de rage, le Primat se sentait vide, et frustré. Il avait si rudement tiré sur le petit sachet dépassant du col de Sveinn que la cordelette s’était brisée entre ses doigts.

Il doutait que ce Sacrificateur criblé de dettes eût été en possession de ce genre de drogue – trop difficile de s’en procurer, trop subtil, trop sophistiqué. Pourtant, c’était autour de son cou que pendait le sachet. Où l’avait-il trouvé ? À qui appartenait-il en réalité ? S’était-il joué du Primat, lui avait-il caché son appartenance au réseau clandestin ? À cette pensée, Neser partit d’un rire sec. Sveinn, aider les Man ? C’était tout simplement risible.

– Thermes... Lusragan... grinça Sveinn d’une voix pâteuse.

– Tais-toi, fou, ordonna Neser, excédé. Tu m’empêches de réfléchir.

Il regrettait d’avoir congédié le Veilleur. Le Primat regagna sa chambre, jouant toujours machinalement avec la cordelette nouée autour du sachet.

Avait-il, dans sa colère et son dépit, poussé à la folie la seule personne qui puisse lui répondre ?

Une indicible rage s’empara soudain de lui ; d’un geste sec du bras, avec un grognement bestial, il balaya la treille de verre et les fragiles objets exposés, les projetant violemment contre le mur où ils explosèrent en tessons brillants. Sifflant de fureur, Neser lança un gros registre de classification généalogique dans la cheminée. Les flammes vives, avides et dévorantes, noircirent la reliure sombre, léchèrent, en craquant, les pages jaunies, les consumèrent. Soulevés par la chaleur du feu, quelques morceaux de parchemin carbonisé s’envolèrent, virevoltèrent à travers toute la pièce, et se posèrent avec lenteur sur le sol.

Pantelant, le Primat s’approcha de l’âtre, tendit le bras au-dessus du feu, laissa pendre le sachet au bout de son lacet. Les flammes se tendirent vers lui, animées d’une gourmandise insatiable, frôlèrent presque le cuir graisseux. Neser hésita cependant à lâcher la thériaque ; n’y avait-il pas quelque chose qui lui échappait ?

Le rire hystérique de Sveinn retentit tout près de lui. Le Primat se retourna, parcouru d’un long frisson nauséeux ; le Sacrificateur l’avait suivi jusque dans la pièce, et se tenait là, dans l’angle du mur, les bras ballants, ses yeux mornes posés sur le sachet.

– Thermes... Lusragan... répéta-t-il.

– Que fais-tu là, toi ? Sors d’ici !

Sveinn gloussa de nouveau mais, loin d’obéir à l’injonction du Primat, pointa d’un doigt recourbé le sachet de thériaque.

– Thermes, Lusragan, thermes, Lusragan, Lusragan, Lusragan, thermes, LusraganthermesthermesLusraganLusragan...

Il poursuivit ainsi sa lente litanie, sans lâcher l’objet du regard, d’une voix démultipliée qui fit naître chez Neser un effroyable vertige, un écho de noirs cauchemars.

– Assez ! Ferme-la, veux-tu ! LA FERME !

D’une poigne puissante, le Primat agrippa Sveinn par le col et le repoussa contre le mur, le soulevant légèrement du sol. L’homme ne sentit même pas sa vessie le lâcher, inondant ses chausses. Neser le laissa retomber et s’écarta avec une grimace de dégoût. Sveinn glissa sur les dalles mouillées, indifférent à l’odeur rance qui se dégageait de lui, ou à ses vêtements souillés. Il continuait de rire, de rire, incapable de s’arrêter, secoué de hoquets hilares et incoercibles, sans jamais quitter la thériaque de ses yeux fous.

Le Primat s’agenouilla à hauteur de l’homme, intrigué par cette obsession. Il fit osciller le lien de cuir sous le nez de Sveinn ; le sachet allait et venait, de droite et de gauche, comme un petit pendule grotesque. Les iris mauves suivirent les balancements. Un filet de bave coula le long de la joue de l’homme.

– Où as-tu trouvé ceci ? demanda le Primat en réprimant sa répulsion.

Alors que Sveinn faisait mine de recommencer à rire, Neser cessa brusquement le mouvement de va-et-vient en resserrant ses doigts autour du sachet, le dissimulant à la vue du Sacrificateur.

– Où as-tu trouvé ceci ? répéta-t-il en penchant son visage vers lui. Aux thermes ?

– Thermes, Lusragan, dit Sveinn, fixant le poing refermé du Primat.

– Ça appartient à l’Exlimitus ? Bartolomei ?

– B... B... Ba... Mo...

Le reste se perdit dans un borborygme incompréhensible. Neser saisit le menton de Sveinn et l’obligea à relever la tête vers lui. Il ouvrit les doigts, laissa pendre le sachet au bout de sa cordelette. Aussitôt, sur les lèvres du fou, apparut un sourire béat, qui n’atteignit cependant pas son regard mort.

– C’est bien, Sveinn, susurra le Primat. Tu aimes ce joli objet ? Dis-moi à qui il appartient et je te le donnerai.

Neser bougea le sachet jusqu’à le placer devant son visage. Mais au moment où les iris sans pupille et à l’étrange nuance violine du Primat plongèrent dans les yeux de Sveinn, celui-ci se mit à hurler.

Il fallut l’intervention des Véni pour le faire taire. Neser constata, avec une lassitude mêlée d’exaspération, que les glapissements du fou avaient attiré la Censora Zander en dehors de ses nouveaux appartements. L’instinct souffla à Neser de reprendre son échine courbée et son apparence de vieillard inoffensif.

– Primat Sisä... la salua-t-il avec une légère inclination de la tête.

Les deux soldats-guetteurs s’éloignaient, tenant chacun Sveinn par un bras. Les cris de l’homme s’étaient changés en gémissements plaintifs. Des mèches de cheveux blancs traînaient devant son visage.

– Par les Gardiens, Yule, que s’est-il passé ? s’exclama la Sisä. Était-ce cet individu qui hurlait ainsi ?

Un rictus coléreux tordit la bouche de Neser devant le titre que lui refusait la femme – était-ce si difficile de faire preuve de respect en lui reconnaissant son rang de Primat ? Au lieu de cela, elle préférait visiblement le tourner en ridicule et le rabaisser devant de simples Véni ! Il ravala toutefois sa hargne et s’obligea à se composer un masque d’indifférence.

– Cet individu est un déséquilibré mental, expliqua-t-il d’un ton paterne. Il ne sera plus d’aucune utilité à Pizance, malheureusement... Les Véni l’emmènent donc à la porte d’Onyx.

– Qu’a-t-il fait pour mériter la folie, dites-moi, Yule Inquisitor ?

Oh, qu’elle était agaçante, avec ses questions et son air sarcastique ! Autrefois, le Laird Jashan se serait montré moins revêche, moins récalcitrant que cette vieille chouette. Mais elle était là – bien malgré lui... S’il avait pu corrompre l’ancien Primat en lui faisant miroiter une union légale avec son amant et de la discrétion à propos de ses frasques désolantes avec de jeunes Man, il doutait de parvenir aux mêmes extrémités avec la Sisä Censora. « Quelles sont tes failles, vieille carne ? » songea Neser en lui lançant, en dessous, un regard acéré. « As-tu des dettes de jeu ? Un amant caché ? Aurais-tu un faible pour les chevaux que je le saurai, fais-moi confiance... »

– Qu’en sais-je ? répondit-il avec un haussement d’épaules las. Mon... talent permet aux gens de se sentir libres de parler. Cela ne va pas sans certains... effets secondaires, parfois.

– Vous l’avez interrogé ?

– À la demande des Sisä Juge, oui. Voyez-vous, mon privilège de Primat ne m’autorise pas à refuser un ordre émanant d’un Juge...

Il avait presque craché le mot signifiant son rang, comme s’il cherchait à lui rappeler leur égalité.

– À quel propos ? s’étonna-t-elle, indifférente à sa morgue.

Neser pesta en lui-même contre cet instinct qui l’avait poussé à se couvrir par un tel mensonge ; la Censora étant elle-même un rouage de la justice, on l’informait, en général, de ce qu’il se passait ! Le Primat, prenant un ton patelin, choisit la dérobade tactique en énonçant une demi-vérité :

– Ah... si vous n’êtes pas au courant, je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais... certains parmi vos confrères pensent qu’un réseau clandestin s’est organisé pour venir en aide aux Man... L’homme que j’ai interrogé tout à l’heure en faisait partie.

– C’est ridicule... protesta la Sisä. S’il y avait un réseau, cela sous-entendrait une tête pensante. Il est vrai que j’ai entendu parler des aides prodiguées à des Man, cependant ce ne sont sûrement que des actes isolés, et non réfléchis...

– J’ignore ce qu’en concluront les Juge, Primat Censora... Maintenant, veuillez m’excuser, je dois justement leur rapporter ce que je viens d’apprendre.

Il la salua d’une courbette noueuse et se détourna, ne pouvant empêcher un sourire railleur d’affleurer à ses lèvres : elle ne pourrait se permettre de le compromettre aux yeux des Juge en leur parlant de cette conversation, puisqu’il l’avait mise dans le « secret ». Et Neser avait pris un intense plaisir à lui rappeler qu’elle n’était, face aux Sisä Juge, qu’une Censora... Le Primat se réjouissait d’autant plus que Sveinn avait, sans s’en rendre compte, désigné la parfaite « tête pensante » de ce réseau clandestin...

Au fond de sa poche, il tâta d’un geste presque tendre le petit sachet de thériaque.

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