Chapitre 29 - Moravia

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« Garde les autres en sécurité, s’ils sont saufs. Ne les laisse pas trop souffrir. S’ils

doivent mourir, fais que ce soit rapide. Tu pourrais même leur fournir un

Paradis. Nous avons besoin de Toi pour cela. L’Enfer, nous pouvons nous

le fabriquer nous-mêmes. »

Margaret Atwood, La Servante écarlate, 1985.

Recroquevillé sur lui-même, Lenneth se balançait d’avant en arrière, psalmodiant une lente litanie incompréhensible, entrecoupée de sanglots violents et de suppliques. Eusebio s’approcha de lui, doucement, comme mû par le désir instinctif de ne pas l’effrayer.

Le Lusragan tenait quelque chose serré contre sa poitrine, entre ses bras repliés, si fort qu’il semblait vouloir l’incruster dans sa chair. L’herboriste aperçut deux jambes fines et nues, en travers des dalles froides, le bas d’une tunique de toile grise informe, qui plissait sur la taille menue et recouvrait le galbe des seins.

En s’enfonçant dans la chair, la corde avait marqué la peau fragile du cou, y laissant un obscène sillon violacé.

Puis Eusebio vit son visage.

– Oh, par tous les Gardiens, non... gémit-il.

Il détailla le teint blême, les joues creusées, les lèvres cyanosées, les grands yeux vides, aux reflets de cuivre terni, mangés de cernes, le crâne rasé, où affleuraient de courts frisottis roux.

Oublieux de la fleur de douleur fraîchement éveillée dans sa jambe, Eusebio s’agenouilla auprès de Lenneth et posa une main sur l’épaule de son ami, qui ne sembla pas remarquer sa présence, se contentant de bercer, avec une tendresse pitoyable, le cadavre de Moravia.

La journée était déjà bien avancée, et la salle commune des Lusragan, mise à part leur présence, inoccupée. Ils devaient tous s’être rendus au réfectoire ; et par une sorte de chance malheureuse, personne d’autre n’avait entendu Lenneth hurler. Eusebio détesta le froid pragmatisme qui le gagnait, face au sentiment d’urgence suintant par tous les pores de sa peau : s’il était surpris ainsi, pleurant la mort d’une Man, Lenneth courait au-devant de graves ennuis. Eusebio comprit qu’il leur fallait s’éloigner au plus vite.

– Lenneth... appela Eusebio.

Le regard, où se disputaient la souffrance et la haine, que lui lança alors son ami le fit lâcher son épaule.

– Ne t’avise pas de t’approcher d’elle, siffla le Lusragan.

La corde se balançait encore tristement, attachée autour d’une poutre du plafond, et créait des ombres mouvantes sur son visage déformé par une rage venimeuse, que l’herboriste ne comprit pas. À quelques pas de là gisait un tabouret renversé – celui sur lequel Moravia avait dû grimper afin de se pendre.

Pourquoi ici ? Pourquoi dans les quartiers mêmes de celui qu’elle aimait ? Peut-être l’avait-elle cherché en vain, au moment où son amant était au réfectoire...

Eusebio se maudit pour ses réflexions détachées, au moment où Lenneth avait plus besoin de sa compassion et de son amitié indéfectible que de son sens pratique. Il se maudit pour l’amertume qui lui tapissait la bouche, pour ce qu’il devait faire pour le sauver.

– Lenneth... On doit...

Ne t’approche pas !

Saisi de stupeur, l’herboriste recula devant le ton fielleux du Lusragan.

– Écoute-moi... tenta-t-il.

– Non ! C’est de ta faute, si elle est morte ! De ta faute !

Lenneth resserra son étreinte autour du corps froid et se remit à sangloter, pris de hoquets violents et irrépressibles. Lorsqu’Eusebio voulut tendre de nouveau sa main, dans un geste de commisération sincère, l’homme repoussa son bras sans douceur.

– Je t’en prie, Lenneth... tu ne dois pas rester ici...

– Et pourquoi pas, hein ?

– Les autres ne vont pas tarder à revenir... Que vont-ils penser en te voyant pleurer la mort d’une Man ? Tu seras condamné pour votre relation !

Il crut avoir éveillé un sursaut de conscience, car Lenneth cessa brusquement de pleurer. Mais Eusebio frissonna au moment où l’homme levait son visage baigné de larmes vers lui – animosité, incompréhension et haine passèrent tour à tour dans ses yeux verts.

– Qu’en as-tu à faire ? cracha-t-il. Tu as tué la Man que j’aimais !

– Tu ne penses pas ce que tu...

– Oh, que si, je le pense ! Je l’avais convaincue de venir te voir, d’implorer ta pitié, car tu refusais de m’écouter, et moi, je ne pouvais pas me résoudre à tuer notre enfant ! Elle était venue te voir, et toi tu l’as poussée vers la mort ! Tous les deux sont morts maintenant !

– Je n’ai pas...

Eusebio n’eut pas le loisir d’achever sa phrase : la porte de la salle commune s’ouvrit, laissant le passage à un groupe de Lusragan. Leurs conversations s’éteignirent à mesure qu’ils prenaient conscience du drame. Lenneth les dévisagea un par un, avec un calme presque effrayant. L’herboriste vit les regards dégoûtés que s’échangeaient les Kraft, la subite et implacable distance qu’ils posaient entre eux et le tabou, et son cœur s’emplit d’une colère impuissante contre lui-même quand il comprit qu’il ne pourrait plus rien pour son ami.

– Teilo, dit l’un des Lusragan, va chercher les Véni.

L’interpellé ne cacha pas son soulagement à l’idée de s’éloigner ; il se détourna de Lenneth, sans daigner lui accorder le moindre geste, la moindre marque de compassion ou d’attention, et cela donna à Eusebio l’envie de l’étrangler. C’était comme si Lenneth n’existait plus. Il avait commis l’innommable, l’inavouable ; il s’était perdu dans une relation charnelle avec une Dalit. Tout en lui le trahissait désormais aux yeux des autres – la façon dont il berçait le cadavre de la Man, dont il pleurait sa perte, dont il murmurait son nom, en une tendre psalmodie funèbre.

Lenneth tenait toujours Moravia lorsque Teilo revint avec deux soldats-guetteurs. L’un des Véni voulut saisir le corps blême, mais Lenneth maintint ses bras étroitement noués autour de la Man et s’écarta.

– Lâchez ça, ordonna sèchement le garde.

Le Lusragan dénia d’un signe de tête. Il se redressa légèrement, glissa un bras sous la nuque de Moravia et l’autre derrière ses genoux, fit mine de la soulever ; aussitôt, un Véni s’empara du corps en l’attrapant par sa tunique.

– Non ! geignit Lenneth tandis que le second soldat lui bloquait les poignets. Non, ne faites pas ça, je vous en prie !

Il lutta vainement sous la poigne puissante. Indifférent à ses suppliques, à ses sanglots, l’autre Véni saisit Moravia par la taille, la hissa rudement sur son épaule, et se fraya un chemin parmi les Lusragan toujours plus nombreux autour d’eux, jusqu’à la grande croisée de la salle commune. Sous le regard d’Eusebio, figé d’horreur et d’incompréhension, au milieu des cris inarticulés de Lenneth, le Véni ouvrit le châssis vitré et balança le corps dans le vide, sans autre forme de cérémonie.

Lenneth hurla. Une longue plainte lugubre et interminable. L’apothicaire ferma les yeux et déglutit.

Les Véni emportèrent son ami, devenu soudain aussi docile qu’un enfant, aussi voûté et las qu’un vieillard. Ses geignements vrillèrent le crâne d’Eusebio durant un long moment, alors qu’il avait disparu dans le corridor, alors que les autres Lusragan reprenaient leurs occupations, comme si rien ne s’était passé – comme si Lenneth n’avait pas existé.

L’herboriste se laissa tomber dans un fauteuil, au désespoir, les lèvres entrouvertes sur un rugissement de rage et de tristesse muettes. Des larmes lui brûlèrent les yeux, refusant de couler. Secoué de hoquets secs, étranglés, il porta le poing à sa bouche et mordit de toutes ses forces dans la peau fine d’une phalange, réprimant son chagrin dans le goût du sang qui couvrit son palais. La répulsion, l’abattement, le doute se disputaient à la peine. Ainsi, l’on ne considérait les Man que comme des êtres – ou plutôt des choses sans âme, dont on se débarrassait à loisir, sans que cela ne choque personne. Moravia était morte, et en tant que « Dalit », on ne lui accordait pas même une sépulture décente, sur laquelle sa famille, ses amis auraient pu se recueillir...

Mais son esprit, avide de rationalité, de compréhension, se répétait surtout la réaction fielleuse de Lenneth. Un horrible sentiment de culpabilité envahit Eusebio, étouffant le reste : au lieu de chercher à aider Moravia, il s’était posé en Lusragan pontifiant, insensible et égoïste, s’était débarrassé d’elle en lui faisant une promesse absurde – ce qu’elle avait deviné, car ce n’étaient pas des larmes de soulagement, mais de détresse infinie, qui coulaient sur ses joues lorsqu’elle était repartie. L’herboriste réalisa que la jeune Man avait dû ensuite chercher Lenneth, jusque dans ses quartiers, ce matin, au moment où tous les Lusragan prenaient leur service. Il l’imagina, toquant vainement à sa porte, en proie aux pires tourments, déchirée entre son amour pour le Lusragan et son statut de Man ; il l’imagina descendre le lustre et en défaire la corde, attacher celle-ci autour de son cou frêle, grimper sur un tabouret, puis se lancer dans le vide... Comme elle avait dû se sentir seule, et désespérée, alors que, privée d’air, elle glissait lentement vers la mort !

Et lui, à quelques pas de là, plongé dans un sommeil de plomb, n’avait rien remarqué, rien entendu.

Le brusque désir d’air frais le saisit au cœur, et Eusebio bondit de son siège, nauséeux, un goût de bile amère dans la gorge.

– Eusebio !

Il percuta presque Tora sur le seuil de la porte. Hagard, fiévreux, infiniment triste, il voulut passer son chemin, mais elle lui barra le passage, le retint, l’attrapant par les bras.

– Eusebio, calme-toi.

– S’il te plaît, Tora...

Sa voix passait à travers du sable, et sa vue brouillée de larmes lui offrait un maelström de couleurs insipides. Seuls les yeux bruns de Tora se détachaient, magnifiques, de cet amalgame – Eusebio s’exécra pour cette pensée, tout en s’abreuvant de la douceur caramel, comme s’il pouvait y trouver son salut.

– S’il te plaît, s’il te plaît... répéta-t-il, refoulant avec peine ses sanglots.

Elle dut comprendre ses suppliques, car elle l’enlaça, aussi fort qu’elle le put, et chuchota :

– Je suis désolée, Eusebio. Je ne peux rien faire... Lenneth vient de reconnaître son crime devant les Primats...

– Ce n’était pas un crime d’aimer cette femme ! rétorqua l’herboriste d’une voix étouffée.

Tora sentit les larmes de son amant glisser dans son cou et imprégner le col de sa tunique.

– Je suis d’accord avec toi, cependant, je ne peux rien faire. Ce sont les Lois des Interdits, c’est notre Code qui veut ça... Lenneth aurait pu mentir pour se sauver, mais je crois... je crois qu’il refuse de salir la mémoire de Moravia. De salir leur mémoire à tous les deux.

Il répondit à son étreinte, se cramponna à elle, tel un homme balloté par la houle s’accrochant à un brisant.

– Lenneth a réclamé l’Oubli, ajouta Tora.

Alors soudain, il se détacha d’elle, les yeux étrangement secs et déterminés. La jeune femme eut peur de la nuance de ténèbres qu’elle y lut.

– Je dois... J’ai besoin de prendre l’air.

Eusebio regardait à travers elle, comme s’il ne la voyait pas, attendant toutefois une réponse.

– Oui... s’obligea à dire Tora. Oui, bien sûr, je comprends. Attends...

L’Archiatre passa la porte de la salle commune des Lusragan, entra dans la cellule d’Eusebio et, avisant la canne abandonnée sur le sol, s’en saisit et la lui apporta sans mot dire. L’herboriste la remercia d’un signe de tête et s’éloigna en claudiquant.

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