Chapitre 32 - Calcination

14 minutes de lecture

« Seul un voile ténu sépare les vivants des morts

Dans le monde parallèle des ténèbres les esprits se partagent l’éternité. »

Cantique celte.

Eusebio agrippa la jeune femme par l’épaule ; elle se débattit, le repoussa sans douceur, sans cesser d’émettre des grognements indistincts, visiblement effrayée par l’orbe aux flammes d’argent qui flottait tout près de son visage.

– Tora... appela l’herboriste dans un souffle désespéré.

Elle ne réagit pas à son prénom, soudain retombée dans un état apathique, les bras le long du corps, le regard éteint... où, sur l’iris noisette si chaleureux naguère, couraient des filaments mauves. Un frisson glacé descendit le long de l’échine d’Eusebio. Il se rappelait avoir croisé de tels yeux, peu de temps auparavant – des jours ? des mois ? des siècles ? Le jeune homme se remémora la poigne ferme du Véni qui l’empêchait de s’affaler dans la fontaine, les cheveux blancs qui retombaient devant deux iris pâles aux chatoiements d’améthyste.

– Souviens-toi, Tora, supplia-t-il presque en saisissant la main de la jeune femme dans la sienne. C’est toi qui m’as dit que la porte d’Onyx apportait l’oubli. Tu ne peux pas m’avoir oublié. Pas toi...

Elle retira ses doigts et détourna la tête.

– La porte d’Onyx... répéta le jeune homme.

Ce ne pouvait être que cela. Il se tourna vers le mur noir, où même les flammes ne se reflétaient pas. Elles semblaient absorbées par une obscurité totale, des ténèbres dotées de consistance. Eusebio ne discerna pas de charnières, pas de battants, pas de penture. Hésitant, l’herboriste tendit la main – l’ébène profonde ondula, comme si elle respirait au contact de ses doigts. Toutefois, Eusebio, bien qu’il ne sentît pas de surface, ne parvenait pas à enfoncer son bras dans l’espèce de substance qui paraissait vouloir tout engloutir. Il n’arrivait pas non plus à en déterminer la matière : à la fois rugueuse, et douce, et froide, et tiède, ni fer forgé, ni bois, ni métal, ni minéral. Tangible, immobile, et pourtant évanescente, faite de pure énergie. Le jeune homme crut toucher de fines ciselures lorsque ses nerfs lui renvoyaient l’image d’un marbre parfaitement lisse ; il songea que son bras allait disparaître dans une illusion de fumée, mais sans pouvoir s’enfoncer. Il serra les doigts et frappa contre la porte : il eut la désagréable impression de ne cogner dans rien, que sa main n’était retenue que par le néant. L’oubli.

Eusebio frissonna et, pris d’une angoisse furieuse, irrationnelle, heurta la porte des deux mains, étouffant les flammes dans le creux de sa paume. Il martela les ténèbres qui se refermaient de nouveau autour de lui, pour ne plus voir qu’il ne tambourinait que le vide.

– Ouvrez ! Je vous en prie ! Ouvrez la porte !

Même l’écho de ses cris disparut, absorbé par la nuit.

– Je vous en supplie... geignit-il. Venez m’aider... Al... quelqu’un... Tora...

Mais Tora se trouvait derrière lui. Elle devait avoir subi le même sort que ce fou, près de la fontaine. Sinon, comment expliquer ses cheveux blancs, et ces irisations mauves dans ses yeux ? Si semblables à celles de Neser... Le jeune homme se souvint de la volonté implacable qui s’était emparée de lui. Cette froide nécessité de parler, sous le regard à la teinte améthyste hypnotique du Primat.

Eusebio n’eut pas le loisir de laisser la haine implacable remplacer la peur ; un murmure étouffé, puis une plainte, le firent se retourner. Un gloussement mouillé, caquetant, résonna sous la roche.

Palaminen !

L’orbe d’incendie illumina d’un coup toute la scène. Aussitôt, Lenneth, les doigts repliés en serres, bondit sur Tora, qui se recroquevilla sur elle-même, comme pour protéger avidement une chose minuscule et grise au creux de ses mains. Son assaillant la percuta avec violence, agrippa ses poignets et lutta pour lui faire desserrer son étreinte. Tora lui assena un coup de pied dans la cuisse, tenta de le mordre. Les exhortations d’Eusebio à cesser cette folie furent vaines, étouffées par les grognements des deux êtres qui étaient autrefois des camarades. En cherchant à les séparer, il reçut une brutale claque sur le genou, et hurla lorsque la souffrance éclata dans toute sa jambe. Gémissant, pleurant de douleur et d’incompréhension, l’herboriste se laissa tomber au sol, meurtrissant sa chair de ses doigts dans l’espoir instinctif et vain de chasser le supplice par un autre. Les deux créatures, indifférentes, poursuivaient leur pugilat farouche pour la possession de la petite chose grise.

Au prix d’une torsion puissante du poignet qui arracha un cri sauvage à Tora, Lenneth parvint à lui faire lâcher prise. L’ancien Lusragan en profita pour plonger au sol. Eusebio entendit les couinements de la souris, aperçut ses mouvements convulsifs pour échapper à son bourreau... puis ce dernier, portant le rongeur à son visage, enfonça ses dents dans la chair palpitante et arracha un morceau de viande. Le sang dégoulina sur son menton. Tremblante, griffant spasmodiquement le vide, sa victime s’agitait de plus en plus faiblement, alors que Lenneth mâchait posément, un sourire rouge extatique aux lèvres. La souris retomba bientôt, inerte. La dernière lueur de vie s’éteignit dans ses yeux sombres.

Fasciné, pris de répulsion, Eusebio sentit ses entrailles s’agiter – avec horreur, il s’aperçut que ce n’était pas le dégoût qui menaçait de déborder, mais une faim profonde, abominable, irrépressible. Il déglutit. Tora se rua sur Lenneth. Le petit cadavre tomba sur le sol humide de la grotte dans un bruit écœurant. L’ancien Lusragan se redressa, le menton barbouillé de sang et de poils. Il fit mine de bondir sur la jeune femme.

– Lenneth, arrête !

L’interpellé ne réagit pas à cet appel. Alors, par réflexe, Eusebio tendit la main en avant. La sphère de flammes fondit sur l’homme et enveloppa son bras d’un réseau de fils d’argents crépitants. Lenneth hurla, se rejeta en arrière, et le tissu de sa tunique s’embrasa.

– Lenneth ! cria Eusebio.

Le feu, retardé par l’humidité poisseuse de la grotte qui imprégnait les vêtements, léchait l’étoffe avec une lente gourmandise. Tora ricana et, se détournant de la scène, reporta son attention sur le petit cadavre. Eusebio, faisant fi de la souffrance de sa jambe, se releva, éloigna le corps de la souris d’un coup de pied. Il ne prêta pas attention au grondement de dépit de la femme et s’approcha en claudiquant de Lenneth, paralysé par la peur. L’herboriste étouffa les flammes sous ses mains, sentant à peine leur douce chaleur. Les ténèbres les engloutirent de nouveau.

Palaminen.

Eusebio vit l’éclat de la terreur dans les yeux verts de son ami, focalisé sur l’orbe enflammé dans la paume de l’herboriste. L’ancien Lusragan le repoussa avec violence et s’enfuit en courant.

– Lenneth ! Non ! Attends !

Le jeune homme trébucha et s’affala au sol, tandis que l’être qui avait été son ami disparaissait dans l’ombre d’une colonne de calcaire.

– Lenneth... gémit Eusebio en entendant s’éteindre l’écho de sa course effrénée.

Non loin de lui, Tora fouillait le tas d’ossements, en grommelant des paroles incompréhensibles. L’apothicaire aperçut la dépouille de la souris au moment où elle soulevait une épine dorsale d’un blanc poli par l’âge. Les vertèbres craquèrent dans ses doigts, de la poussière d’os s’effrita et tomba en une fine pluie. Eusebio la prit de vitesse et s’empara du cadavre encore tiède. Tora grogna mais, tenue à distance par la sphère lumineuse de l’herboriste, elle ne tenta pas de le lui reprendre.

– Tu ne devrais pas manger de la chair crue, dit le jeune homme doucement.

Il rassembla un tas sommaire de vieux lambeaux de vêtements et y porta les flammes d’argent qui pulsaient entre ses doigts. Tandis que le feu de fortune prenait, il débarrassa la souris morte de la poussière et des esquilles d’os, se servit de la profonde entaille laissée par Lenneth pour l’éviscérer et la dépouiller sommairement. Il tria les abats, les posa dans une petite coupelle trouvée là, qu’il nettoya à l’eau suintant de la roche. Eusebio en salivait d’avance – sa faim, dévorante, étouffa le profond sentiment de dégoût qui l’avait d’abord envahi. Tora, soudain attentive, le regarda avec intérêt porter un peu d’eau à ébullition et y plonger les petits morceaux de viande. « Elle semble comprendre pourquoi je fais cela... » songea Eusebio, gagné par une étincelle d’espoir. « Peut-être arriverai-je à la faire revenir à la raison. »

Pourtant, lorsqu’il estima la viande suffisamment cuite et qu’il regarda dans la coupelle, la faible portion de nourriture l’accabla. Son estomac gargouilla, malgré le fumet peu appétissant qui montait à ses narines. Il lui fallait reprendre des forces... Eusebio secoua la tête, mortifié par son égoïsme. Et Tora ? Le jeune homme la jaugea d’un œil critique – son dernier repas ne devait pas remonter à plus de quelques heures, et à supposer qu’elle ait réellement besoin de protéines, si lui-même était incapable de la guider dans cette galerie minérale, comment pourrait-elle en sortir seule ? Il devait aussi penser à Lenneth... Son brutal accès d’individualisme l’écœura ; toutefois, sa faim l’emporta et il se jeta sur sa maigre pitance avec une voracité presque effrayante.

Il engloutit rapidement la viande à peine tiède, but avidement le bouillon qui goutta de ses lèvres, alla jusqu’à lécher la graisse sur les bords de la coupelle. Eusebio fit taire sa culpabilité en constatant que Tora, peu vindicative, était déjà retournée au tas d’ossements. Deux crânes entrechoqués rendirent un son creux, semblable à de la céramique. L’herboriste laissa la jeune femme jouer un moment, fouiller çà et là, soulever des couches de vêtements à l’aide d’un bâton. Elle gloussait de contentement en voyant des colonies de blattes fuir sous la lueur vive du feu de camp.

Eusebio essaya d’y porter les doigts, afin d’y récupérer un orbe de flammes ; la douleur cuisante, brutale, le fit siffler de surprise. Ainsi, une fois qu’il avait quitté son corps, son propre pouvoir redevenait l’élément qu’il connaissait bien... L’herboriste contempla ses paumes et y aperçut des cloques – probablement récoltées au moment où il avait éteint les flammes sur la tunique de Lenneth. Il appuya ses paumes rougies sur les murs de roche suintant d’eau froide. Le soulagement fut immédiat et le jeune homme en conclut que ses brûlures n’étaient que légères.

Un nouveau cri de jubilation le fit tourner la tête. Tora, munie de son morceau de bois, s’amusait désormais à piocher parmi les braises, qu’elle faisait rouler jusqu’à ce qu’elles s’éteignent. Parfois, son bâton s’enflammait et elle le secouait en riant, avant de reprendre son manège. Un sourire éclaira le visage d’Eusebio. Il se surprit à avoir envie d’elle, et réfréna aussitôt son désir. Aurait-elle seulement conscience de se donner à lui ? Ne serait-ce pas comme la prendre de force ? Il secoua la tête et partit en quête de matériaux susceptibles de lui servir de torche : si Tora et Lenneth avaient peur à la vue des flammes dans sa paume, le foyer, en revanche, n’attirait que la curiosité de l’ancienne Archiatre. C’était comme si leur conscience repoussait les principes qu’elle n’estimait pas naturels.

Eusebio préleva un os long, assez épais, d’un blanc sale, et l’enveloppa d’une couche d’étoffe à peu près sèche puis, plongeant la tête improvisée de sa torche dans le feu, l’enflamma. L’herboriste aborda ensuite avec circonspection sa compagne d’infortune, appréhendant sa réaction. Il la tira doucement par la manche de sa tunique, l’obligea à se relever, et à son grand étonnement, Tora lui obéit sans difficulté. Ils s’avancèrent jusqu’à l’endroit où Lenneth avait disparu. Un boyau de ténèbres s’ouvrait devant eux.

– Lenneth ? appela timidement le jeune homme.

Seul l’air, qui sifflait en longs gémissements lugubres entre les rochers, lui répondit.

Guidé par sa torche sommaire, Eusebio progressa tant bien que mal, suivi, à quelques pas, de Tora. Elle marmonnait de façon incohérente, gloussait sans raison, grognait de temps à autre lorsque son pied heurtait un rocher ou que sa tête cognait une voûte basse. Des cendres d’étoffe calcinée ponctuaient leur chemin, virevoltant dans l’air avant de tomber au sol et de s’éteindre. La fumée, âcre, les faisait tousser.

Cela dura un temps impossible à déterminer. Eusebio remplaça le vêtement entièrement brûlé par les bandages qu’il gardait dans ses poches. Le tibia qui lui servait de torche s’était craquelé sous l’effet de la chaleur. Une suie noire gouttait sur l’os.

Le jeune homme s’arrêta souvent pour ménager sa jambe. Dans ces moments de répit, de plus en plus longs à mesure que l’énergie dérisoire de son repas s’effaçait, remplacée par la lassitude et l’épuisement, Eusebio s’efforçait de faire revenir la raison à Tora. Ainsi, à plusieurs reprises, posa-t-il sa main sur la poitrine de la jeune femme en articulant « Tora », puis sur la sienne, en martelant « Eusebio » ; il le répéta, alternant les deux prénoms, distinctement, l’encouragea à l’imiter. Elle finit par ressasser, à sa suite, d’une voix atone, hésitante, tel un animal qui ferait un effort pour articuler une parole humaine. Au bout du compte, l’herboriste recommença son jeu, et montra Tora du doigt en prononçant son prénom avec douceur, avant de se désigner lui-même, en silence, attendant la réaction de l’ancienne Archiatre. Elle mit un temps infini, grommela, fronça les sourcils.

– Tora, dit-elle finalement.

Il secoua la tête, gagné par le découragement.

– Eusebio, reprit-il toutefois en plaquant la paume de sa main libre sur sa propre poitrine.

Le jeune homme reprit son petit manège, mais Tora finit par s’en désintéresser totalement et s’approcha de la paroi minérale. Quelque chose y brillait d’un éclat de cuivre, sous les dépôts de calcaire. Eusebio remarqua des plaques de métal et comprit qu’ils étaient revenus dans une partie construite par les Anciens. Un espoir fou le gagna – ne sentait-il pas, malgré l’atmosphère humide de cette caverne interminable, l’air frais du dehors ? Indifférent à la douleur sourde dans sa jambe et dans ses mains, Eusebio incita Tora à le suivre, et il repartit de plus belle.

Il réalisa alors seulement que, depuis qu’il s’était engagé dans la cavité d’où jaillissaient les tentacules d’acier, jamais aucune bifurcation ne s’était présentée à lui, comme si la roche avait épousé les contours d’un seul chemin. Dans les rares endroits où le calcaire avait épargné le métal, et où il pouvait porter le regard à une certaine distance devant lui, Eusebio distinguait les murs qui s’incurvaient doucement... tel un cercle parfait. Qu’avaient donc bien pu construire les Anciens, enfoui si profondément dans la terre ?

Tout à coup, au bord du halo de lumière diffusée par la torche, il aperçut un pied chaussé d’un mocassin de cuir. Eusebio accéléra, pris d’un sentiment d’angoisse inexplicable. Il vit le mollet, nu, puis la jambe, tordue dans un angle impossible avec le reste du corps, le bassin dévié, et la flaque de sang épais qui s’étalait, bue par la roche poreuse et fraîche. Quand les flammes repoussèrent l’obscurité qui dissimulait encore le visage, l’herboriste poussa un cri pitoyable.

Il s’affala auprès du corps, sans même prendre conscience de son genou qui le tourmentait. Eusebio saisit l’homme dans ses bras et posa sa tête sur ses cuisses, chercha de ses doigts fébriles la jugulaire, ne sentit rien qu’un affreux silence froid. Les yeux au vert terni, voilé, fixaient le vide. Une plaie béait au sommet du crâne, mêlant cheveux, sang et éclats d’os broyé.

– Lenneth, oh, Lenneth... gémit Eusebio.

À la lumière de la torche qui se consumait toujours, là où il l’avait laissée tomber, l’herboriste remarqua l’arête de roche coupante près de la tête de son ami, et le sang qui poissait encore les concrétions calcaires. Le fin ruisselet d’eau sourdant continuellement du sol achevait de le diluer. L’image de Lenneth mort dans ses bras et son souvenir, sa joie de vivre, son amour pour Moravia, se superposèrent, puis s’émiettèrent en un prisme d’une clarté effrayante. Eusebio sentit sa gorge se fermer, ses yeux se remplirent de larmes.

– C’est donc cela, l’oubli ? chevrota-t-il. Oh, pauvre Lenneth... Je suis tellement désolé...

Il pleura comme un enfant perdu, le corps secoué de violents sanglots, tenant toujours le cadavre alors que le sang imbibait sa tunique. Eusebio espéra brièvement que Tora viendrait, poussée par l’instinct, le prendre dans ses bras et le serrer contre lui. Elle n’en fit rien ; il l’aperçut du coin de l’œil, admirant les flammes dansantes de la torche, indifférente à sa souffrance. Cela le remplit d’un désespoir encore plus sombre et de nouvelles larmes chaudes jaillirent, inondant ses joues, l’ébranlant jusqu’au plus profond de son âme noyée de chagrin.

Le jeune homme, au bout d’un long moment, n’eut plus de pleurs à verser. La tristesse insondable restait pourtant non loin, en périphérie de sa conscience. Comme détaché de lui-même, il voulut creuser une tombe, mais ses ongles ne firent qu’égratigner le calcaire. Peut-être le sol serait-il plus meuble, en avançant encore un peu ; aussi Eusebio, saisissant Lenneth par sa tunique, se redressa et le tira vers lui. Il renonça rapidement, sa mauvaise jambe rongée par une torture si puissante qu’il lui sembla que le rythme effréné de son cœur suffirait à la déchirer en mille fragments de souffrance. Il n’avait réussi qu’à faire glisser le cadavre sur quelques pouces à peine. Eusebio avisa des rochers, songea à dresser une sorte de cairn. Après avoir fait rouler quelques cailloux jusqu’à recouvrir la cheville de son ami, l’herboriste, essoufflé, un voile noir troublant sa vue, se laissa envahir par le découragement. Combien de temps et d’énergie lui faudrait-il encore pour offrir une tombe à Lenneth ?

Au sol, la torche continuait de brûler ; Eusebio regarda la paume de ses mains, envisagea un instant de recourir aux flammes qu’il était capable de générer. Il savait que l’incinération était impensable, à Pizance : le jeune homme avait assisté à des décès, pendant sa courte carrière de Lusragan, et se rappelait des derniers vœux des mourants. Allait-il pourtant laisser le corps de Lenneth ainsi, offert à l’humidité, aux rongeurs et aux insectes ? Eusebio voulut se persuader que ses cendres pourraient tout de même trouver leur chemin jusqu’à Moravia...

Alors, sans se rendre compte qu’il murmurait une prière incohérente, où se mêlaient justifications, pardons, appels aux Gardiens, regrets et souhaits de repos éternel, Eusebio, traînant sa jambe comme un morceau de bois, s’approcha tout doucement de la dépouille de son ami. Il aligna son corps sur la roche humide, plaça les quelques cailloux du cairn inachevé tout autour, referma religieusement les pans de sa tunique, chaussa le pied nu du mocassin de cuir. Durant tout ce temps, le jeune homme guetta un signe de vie, un souffle, même infime, qui retiendrait son geste. Mais la dépouille, gagnée par une raideur significative, devenait aussi glacée et minérale que la pierre qui les entourait. Eusebio crut devoir briser les doigts un à un pour parvenir à croiser les mains froides sur la poitrine. De nouvelles larmes d’épuisement glissaient sur ses joues. Il ferma les yeux de Lenneth et apposa ses paumes sur le buste du mort. Il hésita un long moment. Enfin, résigné, il ouvrit la bouche et chuchota :

Palaminen.

Eusebio sentit l’onde d’énergie le traverser, le vider de ses dernières forces ; sous ses doigts, la tunique de Lenneth roussit, puis s’embrasa. Le jeune homme s’effondra de côté, le souffle court, incapable d’esquisser le moindre geste. Ses yeux embués de larmes ne se détournèrent pas un instant de la dépouille de son ami, pendant que les flammes réduisaient son corps en cendres.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0