Chapitre 35 - Déchirure (partie 1)

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« Un rire dément résonna soudain dans les ténèbres, un rire strident, hystérique,

qui montait et descendait cycliquement, avec d’horribles gloussements grinçants

qui vous blessaient l’oreille autant qu’ils vous glaçaient les sangs. Le rire stridula

jusqu’à l’extrême limite de l’aigu, puis il se fragmenta en grincements secs

dont le son évoquait la vision d’un rocher extraordinairement friable qui se

lézardait de partout ; il monta jusqu’au cri perçant, puis se mua en une série de

ricanements gutturaux qui seraient sans doute devenus des sanglots s’ils

ne s’étaient subitement tus. »

Stephen King, Simetierre, 1983.

Au fond, tout au fond des ténèbres où il était plongé, Eusebio hurla – mais de sa gorge ne sembla jaillir qu’une sorte de cri rauque, dont l’écho étouffé lui brûla les lèvres. Un goût de cuivre lui tapissait la langue. Il se noyait dans son propre sang. Alors sur son corps brûlant, perclus de douleurs, il eut brièvement conscience d’une onde de fraîcheur qui se posait sur sa peau. Grelottant de froid, il sombrait ensuite dans un abîme d’ivoire tiède, cotonneux. Il voyait le vide laiteux se teinter d’ambre, s’emplir de cinabre dévorant.

Il ouvrit les yeux. Le monde se bornait à un amalgame de couleurs chancelantes, d’objets irréels. Eusebio repoussa la couverture, à peine conscient des vaches meuglant au dehors, des chèvres bêlant de concert, d’Asha qui jouait avec les poules et les cochons, du chien qui jappait joyeusement. Tout cela n’avait été qu’un rêve... cependant, cette idée, loin de l’apaiser, l’emplit d’un sombre et inexplicable sentiment d’horreur. Le jeune homme sentit les lattes de bois sous ses pieds, la fraîcheur du petit jour sur sa peau ; il se leva, boitilla jusqu’à la porte, qu’il ouvrit. Étrangement déçu de constater l’absence de la cuvette d’eau chaude, il voulut appeler Caleb, ne parvint qu’à croasser. Secouant la tête, il descendit les marches avec prudence – son corps entier lui paraissait engourdi, lointain. Une bulle de souffrance sourdait de sa jambe droite. S’il avait chuté de cheval, il ne s’en souvenait pas. Pourtant, cela expliquait ses membres raides, les élancements qui montaient de ses mains et de ses bras.

Quand il entra dans la cuisine, un silence se fit. Eusebio avisa Elya, debout contre la table, et qui versait du thé fumant dans un bol. À la vue de l’apothicaire, Caleb repoussa son assiette encore pleine et sauta presque du banc, avant de se précipiter hors de la pièce. « Il n’était pas aussi triste lorsque je suis arrivé hier, » songea le jeune homme, intrigué. Il reporta son attention sur le plat de pommes de terre bouillies, dont le fumet lui fit venir l’eau à la bouche.

– Bonjour, Elya, fit-il d’une voix rauque en s’attablant avec précaution.

– Bonjour, Maître.

Elle sembla hésiter, puis posa devant lui le bol rempli à ras bord. Eusebio ne remarqua pas ses mains tremblantes, qui firent déborder le thé ; tout à sa faim dévorante, il patienta, faillit manquer aux règles de politesse en réclamant l’assiette de Caleb. « Cela ne s’est pas passé ainsi, la dernière fois. » Il fronça les sourcils à cette pensée, la rejeta sans ménagement – elle impliquait trop de choses sombres, sous la couche de vernis qui insensibilisait une part de son esprit.

– Comment vous sentez-vous ? hasarda Elya en essuyant le thé tombé sur le bois brut de la table.

– Fourbu... Est-ce que j’ai fait une chute de cheval ?

Les mots lui râpaient la gorge.

– Vous n’étiez pas à cheval, Maître... commença-t-elle.

Il n’eut pas le loisir de trouver cette remarque curieuse, tout occupé à chercher du miel.

– Allons bon, rétorqua-t-il. Kukka serait bien du genre à...

La porte qui s’ouvrait l’interrompit. Doran se tenait dans l’encadrement de la porte. Le contre-jour empêcha Eusebio de voir la mine grave du père de Caleb.

– Z’êtes réveillé, Maître Eusebio.

Une impression de vide, d’absence, broya violemment la poitrine du jeune homme et lui coupa le souffle. Il s’affola. « Que se passe-t-il ? Tout est si différent... »

– Mire n’est pas avec vous ?

Sa voix n’était plus qu’un chuchotement. Il ne voulait pas savoir.

– L’est partie, assena Doran d’une voix sans timbre.

– Partie ? Où ? À l’atelier de Granther ?

– Elle est morte, intervint Elya doucement. V’là trois mois.

Eusebio fronça les sourcils.

– C’est une plaisanterie ? Je l’ai auscultée, pas plus tard qu’hier...

L’incohérence lui sauta à la figure dès que les mots eurent franchi ses lèvres. N’était-il pas arrivé la veille, avec Kukka, à la nuit tombée ? Non... pas à la nuit tombée. Le soleil se levait. C’était l’aube. Et Kukka... Le jeune homme secoua la tête.

– Z’êtes reparti d’là deux jours avant Priomh-Caidil, dit Doran qui s’était approché. D’puis, on vous a plus r’vu. Y’a ben quatre mois d’cela.

– Non... non... oh, non...

Il ne parvenait pas à le croire – et pourtant l’air sérieux et grave de Doran était sincère. La réalité enfla dans sa poitrine, dans son cœur ; il la refusa tout d’abord, la niant de façon obscure, entêtée. Un éclat de rire absurde, malsain, terrible, lui échappa, agita son corps amaigri de soubresauts effrayants. Eusebio entendit le son râpeux, fou, qui franchissait ses lèvres, un long cri plaintif et hululant, bientôt altéré en un hurlement incoercible, à mesure que les limbes du cauchemar enveloppaient sa conscience de leur atroce réalité. Des sanglots pitoyables, mêlés à la bave qui coulait de ses lèvres, le plièrent en deux. Le jeune homme pleura des larmes amères, bégaya des suppliques incohérentes aux Gardiens.

Doran et Elya le portèrent jusqu’à la chambre de Caleb, pendant que ses pleurs se muaient encore en cris interminables, déments. Il réclamait Lenneth, Al, Tora, implorait Neser, gémissait en croyant sentir peser sur lui le regard accusateur de Moravia, retombait dans une torpeur fébrile, d’où montaient des cauchemars incessants. Il sombra, et la folie ne fut pas loin. Lors de brefs moments de lucidité, son esprit notait la présence d’Elya, qui le nourrissait de bouillon, à la cuillère, comme un impotent ; il percevait les accents effrayés de la voix du Chenu, persuadé d’abriter sous son toit un possédé du démon ; l’hilarité reprenait alors Eusebio, des ricanements sinistres, entrecoupés de sanglots qui achevaient de le briser, et la fièvre lui tendait de nouveau les bras, il s’abandonnait à l’oubli avec reconnaissance.

Il s’éveilla comme on émerge d’un vaste bourbier d’eaux noires, et ne prit pleinement conscience d’être tiré de son sommeil que lorsqu’il vit danser, sous ses paupières closes, les lumières changeantes du jour. Eusebio resta ainsi un moment, sentit son corps petit à petit, harassé, perclus de douleurs, toutes les courbatures, une à une, et le drap de coton qui le couvrait. Dehors, au milieu du caquètement des poules, une vache mugit.

Le jeune homme ouvrit les yeux, contempla le tracé des poutres au plafond, le délicat liseré qui fendillait le torchis, dans un coin, la spirale parfaite d’une toile d’araignée. Un sentiment de bien-être lui laissait un émerveillement serein devant ces détails simples, sentiment qu’il savait toutefois fugace, et qu’il aurait tant aimé conserver. Il inspira profondément. Malgré le courant d’air que laissait passer le carreau cassé de la fenêtre, la chambre gardait une odeur rance, une odeur de maladie. Tous ses os craquèrent lorsqu’il roula doucement sur le côté pour se relever. Eusebio glissa ses pieds hors du lit, fit jouer ses articulations avec une grimace. Son genou avait repris un aspect à peu près sain, si ce n’était le réseau de cicatrices qui marquait sa peau – il se demanda combien de temps s’était écoulé depuis son arrivée à la ferme. Il referma les yeux et déglutit quand les souvenirs affluèrent, mais les laissa imprégner son esprit de leur désolation, refermer sur son cœur leurs serres de tristesse. Des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues ; il les essuya d’un revers du bras et s’obligea à se lever, à faire quelques pas hésitants dans la chambre étroite. Devant la fenêtre, l’air picota sa peau nue. Eusebio avisa une tunique et un pantalon propres, posés sur la commode. Qu’avait-on fait de ses vêtements de Lusragan ? Il supposa qu’Elya ou Doran les avait brûlés – il s’attendait à être envahi de soulagement à cette pensée, et reconnut pourtant une curieuse pointe de colère, liée à un insondable vide. Secouant la tête, Eusebio enfila les habits de tissu grossier et sortit en boitillant.

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