Chapitre 12 - Escapades (partie 3)

4 minutes de lecture

Eusebio obtempéra, ne pouvant s’empêcher d’admirer la finesse du vélin et la qualité de l’écriture. Le jeune homme fut heureux de constater que sa lecture était devenue fluide et facile – les mots coulaient dans son esprit comme une source vive, intrépide, insatiable.

Il s’agissait d’un ouvrage résumant plusieurs textes sacrés, et dont l’ambition était d’apporter un éclairage objectif sur la création du monde tel qu’on le connaissait. Le traité était ponctué de commentaires annotés en marge – soit de la main de l’auteur, soit du calame d’Al lui-même.

« Il fut un temps où les Anciens Dieux des hommes furent lassés des guerres perpétuelles que ceux-ci menaient en Leurs Noms. L’ambition des anciens hommes était d’égaler leurs dieux et de répandre parmi les leurs l’Unique Croyance. Persuadés que seul le dieu qu’ils représentaient préexistait sur tous les autres, les anciens hommes se livraient une lutte acharnée. Il n’y avait plus ni amour, ni paix, ni harmonie ; la puissance des hommes devint telle qu’ils crurent maîtriser des forces destructrices.

« Mais les Anciens Dieux, aveuglés par le chagrin, décidèrent d’abandonner les hommes à leur sort. Ils quittèrent donc la voûte céleste où ils siégeaient depuis la nuit des temps, pour partir en quête de repos et de paix. Ainsi livrés à eux-mêmes, les anciens hommes n’en devinrent pas plus sages pour autant ; ignorant tout du départ de leurs Dieux, ils poursuivirent leurs batailles meurtrières, dévorantes, irrépressibles. Chacun voulait se montrer plus puissant que son voisin, et consacrait donc vie, temps, argent, à l’élaboration d’armes destinées à surpasser celles des autres. Les désastres engendrés chez les uns ne faisaient qu’accroître leur désir de vengeance et de mort, et plutôt que de pleurer leurs défunts, ils envoyaient les vivants expier les crimes de leurs voisins. Ils ne pensaient pas qu’il puisse exister une paix et une harmonie, ils ignoraient que l’Unique Croyance portait bien des noms différents, mais que son essence était la même pour tous et signifiait la même chose. Les Anciens Hommes, sans même s’en rendre compte, s’épuisèrent dans la lutte, et finirent par se perdre eux-mêmes.

« Au bout de centaines d’années, d’autres dieux traversèrent les étoiles et s’arrêtèrent près de la Terre. Ils la trouvèrent fort belle et voulurent s’y installer. C’étaient les Gardiens. Ils y trouvèrent les Anciens Hommes, et les trouvèrent forts laids. Ces dieux savaient que s’ils désiraient créer un monde nouveau, il leur faudrait d’abord détruire l’ancien. Alors, ils réveillèrent l’âme de la Terre, Eāreth, et déclenchèrent des cataclysmes destinés à tout engloutir : l’air, corrompu par les gaz nocifs des hommes, se retourna contre eux et les empoisonna à son tour, les rendant malades ; la terre, polluée par les déchets toxiques, s’ouvrit et les dévora ; l’eau, souillée par les rebuts néfastes, s’enfla et les engloutit.

« Puis les Gardiens virent que certains parmi les Anciens Hommes avaient survécu et les suppliaient de les épargner. Ces nouveaux dieux étaient magnanimes et accédèrent aux prières qui leur étaient adressées. Leur nouvelle race fut créée à l’image des Anciens Hommes, car les Gardiens voulaient conserver la marque de leur désastre, et rappeler aux Nouveaux Hommes les erreurs de leurs Ancêtres. Les Anciens Hommes et leurs descendants, à jamais redevables et maudits, serviraient les Nouveaux jusqu’à la fin des temps.

« Ils divisèrent donc l’espèce humaine en cinq castes : au plus haut, les Rav-Nismakhin ou grands reconnus ; au-dessous d’eux, les Sisä, les âmes, puis les Vikar, les corps, et les Kraft comme mains sacrées. Laissés au dehors car issus de l’argile, les serviteurs, les Man, descendants des Anciens Hommes. »

Eusebio se tut, méditant un moment sa lecture. Ainsi, il comprenait l’origine de cette sorte de ségrégation – il s’agissait d’une tradition inepte, remontant aux Anciens Hommes, et qui supposait que les Man en étaient les descendants directs, susceptibles d’en hériter les gènes destructeurs. Mais de là à cautionner cette loi ancestrale... La condition de Moravia l’affectait pourtant plus qu’il ne l’avait pensé au premier abord. La jeune servante, comme ses congénères –et ceux et celles qu’elle s’efforçait d’aider par des rapineries à l’officine – étaient vus comme des parias car ils rappelaient à tous les erreurs des Anciens Hommes. Quand bien même, Eusebio trouvait cette situation profondément injuste et cruelle : qui pouvait prouver que Moravia, ou d’autres, était issue de la lignée directe des Anciens Hommes ? Quels motifs aberrants pouvait-on bien invoquer pour faire peser les fautes des parents sur les épaules de leurs enfants ? L’herboriste savait qu’Al, même s’il partageait son opinion, du moins en partie, ne pourrait lui apporter de réponses satisfaisantes. Toutefois...

– Les mots du Prêche étaient plutôt vagues, finit-il par réaliser à haute voix. Il parlait des « infâmes », pas des Anciens Hommes. Autrement dit, tous ceux qui ne suivent pas les lois des Gardiens peuvent être considérés comme « infâmes » ! On retombe dans les mêmes erreurs qu’autrefois !

– Ou il s’agit d’une erreur de traduction, tempéra Al. On ne peut pas exclure cette possibilité. Le mot « Man » signifie à la fois « issu de l’argile » et « infâme », ou « méprisable ».

– La bêtise n’excuse rien, grommela Eusebio.

Le petit homme esquissa un sourire compatissant, mais ne répondit pas. Ils entendirent alors sonner la quatrième heure – il était grand temps pour l’herboriste de prendre congé.

– Je vais te laisser, et t’épargner mes jérémiades.

– Ne t’en fais pas, dit Al avec un haussement d’épaules, j’ai été content de te recevoir.

– Merci.

Son hôte le raccompagna jusqu’à la porte, qu’il ouvrit. Un vent coulis charria jusqu’à eux l’air glacé des ruelles.

– Dis-moi, Al... fit Eusebio sur une pensée soudaine.

– Quoi donc ?

– Qu’est-ce qui peut être pire que la mort, d’après toi ?

– L’oubli, répondit le petit homme sans marquer la moindre hésitation.

Après les politesses d’usage, Al referma la porte, et Eusebio se retrouva de nouveau seul, songeur. Il prit la direction du Guet, espérant que son escapade nocturne le ferait s’écrouler de sommeil aussitôt regagnée la chaleur douillette de son lit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0