Chapitre 13 - Lenneth (partie 2)

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Ils étaient encore peu nombreux à être revenus de leurs tâches de la matinée ; de ce fait, il régnait au réfectoire un calme certain. Lenneth l’attendait, un peu à l’écart, attablé devant une assiette de pommes de terre au lard fumante déjà entamée avec grand appétit. Un Man vint discrètement servir Eusebio tandis que celui-ci s’installait devant le jeune Lusragan. À tâtons, sans quitter Lenneth des yeux, l’herboriste profita d’un bref moment d’inattention pour sortir le sachet de la doublure de sa tunique, caché des regards par le plateau de la table.

– Comment s’est passée ta matinée ? demanda Eusebio.

Il étouffa sa dernière syllabe derrière sa main, fit aussitôt disparaître la noix de thériaque dans ce bâillement factice. Ce stratagème sembla plutôt réussi car Lenneth éclata d’un rire joyeux, entrecoupé de salive mêlée d’un soupçon de pomme de terre mâchée. Le jeune Lusragan n’eut que le temps de plaquer son poing contre sa bouche, s’étranglant presque, toussant et crachant.

– Bien mieux que la tienne, rétorqua-t-il une fois qu’il eût repris son souffle.

Tout en grimaçant un sourire, Eusebio réprima une pointe de culpabilité à l’idée de continuer à jouer la comédie devant Lenneth. L’hypocrisie qu’il rendait en échange de l’amitié sans borne du jeune Lusragan le dégoûtait. Leurs situations respectives étaient cependant si semblables, tous deux tenus d’entretenir les immuables rouages, pris en otage par une société qu’ils ne sauraient suivre pleinement sans déchirements, à laquelle il était pourtant nécessaire d’obéir sans réserve ! Si Eusebio ne doutait pas un instant de la discrétion de Lenneth, il ne parvenait toutefois pas à se résoudre à tout lui confier – l’opium, la thériaque, le malaise face à ce sentiment d’emprisonnement, la douloureuse nécessité de partir.

Lenneth piqua un morceau de pomme de terre brûlante sur la pointe de son couteau. Il s’apprêtait visiblement à le croquer à belles dents lorsqu’il s’interrompit et reposa son couvert.

– Tu ne voulais pas me parler de quelque chose ? demanda-t-il.

La robuste voracité de Lenneth lui avait donné faim, mais la pensée de cette conversation fatidique lui coupa soudain l’appétit. Eusebio devait mettre le Lusragan en garde – il se l’était promis. Le jeune homme repoussa son assiette à peine entamée. Prenant une brève inspiration, il choisit d’aborder le sujet de manière détournée. Lenneth comprendrait, sans aucun doute, mais Eusebio ne souhaitait pas le mettre dans l’embarras, ni attirer les oreilles indiscrètes. Il dissimulerait donc les véritables raisons qui l’avaient poussé à sortir en pleine nuit dans les ruelles de Pizance.

– Hier soir, j’avais effectivement trop bu. J’ai voulu voir le Samarit de garde mais j’ai dû me perdre, je me souviens être parvenu au corridor qui mène à l’escalier du Guet, à l’endroit même où le mur forme une alcôve...

Il laissa sa phrase en suspens, l’accompagnant d’un regard appuyé. Lenneth blêmit, mais Eusebio, en un geste instinctif et presque imperceptible, hocha négativement la tête. Le jeune Lusragan reprit un semblant de contenance – son désarroi n’avait duré que le temps d’un battement de cil.

– Oh, finit-il par dire d’une voix blanche cependant. Et... il n’y avait personne pour t’aider ? Pas même un Wachter ?

– Non, étrangement, dit l’herboriste en faisant mine de fouiller sa mémoire. Je suis sorti, l’air frais m’a fait du bien. Puis j’ai croisé Al...

Il évoqua brièvement l’invitation de l’Artifex, l’heure passée en sa compagnie, puis le retour jusqu’aux marches du Guet, passant délibérément sous silence les détails peu ragoûtants de sa prétendue ivresse.

– Une chance que je t’aie croisé, acheva Eusebio, je n’ose pas imaginer ce qu’il se serait passé si quelqu’un d’autre m’avait trouvé soûl en plein milieu d’un couloir.

Si quelqu’un d’autre avait surpris vos ébats... disaient ses paroles, comme une sourde menace. Sois plus prudent à l’avenir, je t’en prie ! aurait voulu hurler Eusebio. Lenneth laissa échapper un petit rire nerveux.

– En effet, dit-il, visiblement soulagé. Mange maintenant, ça va refroidir.

Le jeune homme obtempéra, attaquant son repas avec plus d’entrain. Les pommes de terre s’étaient un peu attiédies, en partie figées dans la graisse du lard, mais Eusebio se découvrit une faim de loup – l’appétit retrouvé de Lenneth, sans doute, car celui-ci n’avait pas tardé à se faire resservir.

Autour d’eux, le réfectoire s’animait. Les Kraft Lusragan Teilo et Lisice s’installèrent à leurs côtés après la fin de leur service auprès des malades. Si Lenneth participa de bon cœur à l’échange d’anecdotes que leur petit groupe entama, Eusebio remarqua tout de même ses coups d’œil fébriles, sa mâchoire crispée, ses éclats de rire qui sonnaient faux. Il faisait toutefois de gros efforts pour n’en rien montrer, sans être vraiment très bon à cette comédie, et l’herboriste craignit que cela soit aussi visible qu’un écriteau pendu autour de son cou. Ses craintes s’avérèrent cependant injustifiées puisque Teilo et Lisice semblaient plus absorbés par le récit que leur faisait Lenneth – pas plus tard que la semaine dernière, un Lusragan n’avait pas trouvé mieux que d’inverser des proportions lors de la conception d’un remède, ce qui avait eu pour résultat de faire fleurir un violente poussée d’urticaire sur la figure du malade auquel ce traitement était destiné. De concert, les deux auditeurs éclatèrent de rire. Eusebio, pour avoir assisté en premières loges à la débâcle, se contenta de sourire.

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