Anabela et le millionnaire

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Jean-Paul Wolf avait commencé à travailler comme apprenti dans un salon de coiffure nantais où il shampouinait les têtes des dames à longueur de journée, entre deux coups de balai. Il n’avait alors que dix-sept ans. Lorsqu’il obtint son certificat d’aptitude professionnelle, sa patronne, Viviane, l’embaucha pour de bon. Il eut tout le loisir de réaliser les coupes et les couleurs que les clientes lui réclamaient. Il travailla sans relâche pendant cinq ans et, lorsque Viviane lui annonça qu’elle prenait sa retraite à la fin de l’année et que le salon était à vendre, il se mit à réfléchir à sa situation. Il s’épanouissait au travail, ces dames étaient satisfaites, mais il rêvait de s’investir davantage. La nuit, avant de s’endormir, il s’imaginait à la place de sa patronne, au milieu du salon embelli par une décoration plus tendance et une enseigne lumineuse qui porterait son nom. Alors, il se décida à rencontrer son banquier auprès duquel il fit une demande de prêt. Son apport était maigre et il dut attendre trois mois avant d’avoir une réponse. Celle-ci lui parvint par courrier, une lettre qui échelonnait son emprunt sur trente ans à raison d’un remboursement de huit cents euros mensuels. La proposition était inespérée et tout à fait envisageable. Son cœur battit à tout rompre lorsqu’il parapha et signa le contrat.

Sa première année en tant que patron ne lui laissa aucun répit. Il continuait de coiffer ses clientes au même titre que ses employées, s’occupait de commander les fournitures, payait ses charges et tenait sa comptabilité le soir après le travail. À la fin décembre, le chiffre d’affaires de son commerce doubla, il engagea des travaux pour rénover le salon auquel il donna enfin son nom. Chaque matin, il se plaisait à contempler l’enseigne avec fierté et jubilation. L’année suivante, il s’inscrivit au concours national du meilleur coiffeur qui avait lieu à Paris et le remporta haut la main dans la catégorie des coupes les plus extravagantes. Il quitta les lieux sous les hourras, en possession d’un chèque de cinquante mille euros. Mais surtout, l’afflux de clients fut tel que les bénéfices du salon lui permirent d’acheter un nouveau local en plein centre-ville et d’ouvrir son deuxième commerce, un autre Wolf plus imposant et inévitable. Délaissant les coupes, les couleurs, les mèches, les balayages, les permanentes et les rajouts, Wolf devint un véritable homme d’affaires qui œuvrait avec succès. Au fil des ans, il multiplia les salons franchisés, les uns à Paris, les autres à Bordeaux et à Lyon. On payait un droit d’entrée pour porter son nom et on lui versait des royalties mirobolantes.

À trente-deux ans, Wolf était déjà millionnaire mais n’avait connu que très peu de femmes, quelques patronnes, trois ou quatre coiffeuses auxquelles il n’avait pas pris le temps de s’attacher. Le bilan qu’il dressa alors de son existence lui parut désastreux. En dehors de ses deux associés qui lui étaient devenus précieux, il n’avait pas d’amis et des liens très distendus avec sa famille. Il se reprochait de ne pas avoir voyagé ni de s’être amusé en vacances. D'ailleurs, savait-il seulement ce qu'étaient des vacances ? Alors, pour parer à cette lacune, il ferma les yeux, pointa du doigt un endroit sur la mappemonde de son bureau et fut tout étonné, presque rassuré de constater qu’il s’agissait de Lisbonne. À ce qu’on en disait, tout le monde parlait français là-bas ou presque, et il y serait comme à la maison. Sans prendre la peine de faire sa valise puisqu’il achèterait tout sur place, il s’envola pour la capitale portugaise après avoir réservé l'hôtel le plus cher qui s’avançait sur le Tage. Le premier soir, il découvrit le quartier du Bairro Alto, ses rues pavées et escarpées au milieu desquelles courait le tramway. Un air de fado qui s’échappait d’un restaurant le poussa à en franchir la porte. La carte proposait un certain nombre de plats au nom incompréhensible que personne ne put lui traduire, si bien qu’il choisit le « secreto de porco » pour son appellation aguicheuse. Lorsque la serveuse lui apporta une assiette de tripes, il quitta la table, écœuré, et paya son dû. Dans la rue, les touristes éméchés gueulaient et vomissaient aux abords des bars branchés. Wolf héla un taxi pour se rendre à l’hôtel. Sa chambre dominait le fleuve dont il se berça du remous en dormant fenêtres ouvertes.

Le lendemain, il prit son petit-déjeuner dans la salle de restaurant occupée par des familles ou des couples d’amoureux. Son regard se posa sur une jeune fille qui mangeait à l’écart. L’adolescente croquait à pleines dents dans une pomme dont le jus coulait sur son menton. Sa peau bronzée faisait ressortir ses yeux verts et l’émail éclatant de ses dents. La sensualité innocente et pourtant débordante de la gamine le captivait. Elle posa un instant son regard enflammé sur lui et il tressaillit. Comme pris en flagrant délit, Wolf abaissa la tête, aperçut les jambes nues et ouvertes de la jeune fille qui remuaient sous la table. Elles laissaient entrevoir le tissu bleu turquoise d’un maillot de bain, entre des cuisses galbées et reluisantes dans lesquelles il eut envie de mordre. Il leva les yeux pour la regarder faire. Elle s’essuya la bouche à l’aide de ses paumes puis entreprit de découper une tranche de pastèque dans un geste brusque et maladroit. Il regardait ses épaules carrées, s’émouvait de ses bras musclés par les heures de natation, sur lesquels tombait les bretelles d'un débardeur. Fasciné par les lèvres qui se refermaient sur les morceaux de fruit roses en en crachant les pépins dans l’assiette, il ne vit pas le père approcher. Quand ce dernier tapa sur l’épaule de l’adolescente, il fut tout surpris de l’entendre dire en portugais : « despacha-te, Anabela, vamos chegar atrasados. » (dépêche-toi, Anabela, on va être en retard.) Embarrassé, Wolf détourna le regard et se leva pour rejoindre sa chambre.

Il occupa sa journée à marcher et marcher encore dans le centre de la capitale, admira les façades des immeubles recouvertes de faïence, le frontispice dentelé des églises, entra dans les musées d’art contemporain, mais l’afflux de touristes lui déplut. Ce n’était pas sa langue aux intonations âpres et brutales qu’il voulait entendre mais celle douce et chantante des Portugais. Alors, il se promit de ne fréquenter que les quartiers excentrés de Lisbonne. Le soir, il mangea à l’hôtel avec l’intention plus ou moins avouée de la revoir, mais elle n’était pas là. Il quitta la salle de restaurant sans prendre la peine d’avaler son dessert et entreprit de faire le tour de la bâtisse. Au rez-de-chaussée, de l’autre côté du grand salon qui jouxtait le bar, un long couloir menait à la piscine couverte. Il traversa le vestiaire, poussa la porte qui donnait sur un bassin de moyenne envergure où elle jouait au ballon avec un jeune homme de son âge. Il s’assit à l’écart, près de la baie vitrée à travers laquelle on apercevait le soleil comme une boule incandescente qui se couchait sur le Tage. Les adolescents avaient abandonné le ballon et s’éclaboussaient dans de grands éclats de rires. Ils s’amusaient à se renverser, s’ébattaient au fond de la piscine et s’étreignaient dans une lutte sans fin. À la vue de ce corps à corps vigoureux, la jalousie s’empara de Wolf. Son cœur battit plus vite, son estomac se contracta sous le coup d’une douleur diffuse, ses yeux mêlés d’amertume et d’envie s’assombrirent. Il se leva dans le but de fuir ce spectacle mais une main tendue, celle qu’Anabela secouait dans sa direction, l’arrêta.

— Vous venez avec nous ? lui lança-t-elle sur un ton anodin.

Son acccent chantant et sa voix posée, ni trop faible ni trop criarde, lui plurent.

— Je n’ai pas mon maillot de bain, répondit-il.

— Et alors ? Venez !

Il se déshabilla, garda son slip et plongea dans l’eau tiède. L’adolescente voulait maintenant faire la course contre lui, avec son camarade de jeu comme arbitre. Il se plia à sa volonté, nagea le plus rapidement possible mais Anabela le devança. Elle le moquait avec désinvolture, alors il en profita pour la bousculer et enfoncer sa tête sous l’eau. Elle se défendit, essaya de lui rendre la pareille mais comme il résistait, elle se colla contre lui en essayant de le déstabiliser. Le contact de sa peau le fit frémir puis bander. Elle insista, tenta de le renverser, glissa son pied entre ses jambes à lui, jusqu’à toucher son sexe. Une lueur victorieuse illumina ses yeux verts qu’elle maintint dans les siens tout en lui massant l’entrejambe à l’aide de son genou. Comme pris en faute, il chercha du regard le compagnon de jeu d’Anabela. Celui-ci, assis sur le rebord de la piscine, le guettait avec des lueurs mauvaises dans les yeux. Il eut peur, sortit de la piscine, enfila ses vêtements qui collaient à sa peau mouillée et rejoignit sa chambre. Si le gamin allait le dénoncer aux parents ? Et s’ils alertaient la police ? Il se promit d’oublier l’adolescente, si bien que, le lendemain matin, il évita la salle de restaurant et alla prendre son petit-déjeuner en ville. Au fur et à mesure de ses déambulations dans les quartiers excentrés de Lisbonne, il s’enhardit à regarder les Portugaises qu’il croisait dans la rue ou à la terrasse des cafés. Il remarqua un certain nombre de belles femmes, s’appliqua à donner à ses coups d’œil appuyés une expression admirative mais le souvenir d’Anabela qui le massait dans la piscine le taraudait. Aucune de ces étrangères qu’il dévisageait avec aplomb ne rivalisait avec le charme naturel et irrésistible de la gamine.

En rentrant à l’hôtel, il aperçut dans le hall le père qui le regarda avec des yeux absents, comme s’il était transparent. Rasséréné, il s’attarda en terrasse où il but des cocktails maison, quand elle fit son apparition en compagnie du gamin. Enveloppée d’un paréo rouge, elle navigua entre les tables sans le voir. Puis elle s’allongea sur un transat, ôta le tissu qui cachait son maillot de bain et offrit son corps au soleil. De là où il était assis, Wolf pouvait admirer ses courbes et son visage aux yeux clos. Le gamin s’était installé aux côtés d’Anabela et lisait un roman. Wolf ne se lassait pas de l’observer, n’en demandait pas davantage, goûtait au plaisir de la contemplation en éprouvant un bonheur semblable à celui de la première fois. Quand le gamin attrapa avec force la main d’Anabela pour la porter à son cœur et l’embrasser de baisers mouillés, il se sentit défaillir avec la conscience amère de son absolue solitude. Il quitta les lieux pour se retrancher dans sa chambre. Il n’était pas tout à fait remis de son malaise, le sol se dérobait sous ses pieds et une tristesse sans fond s’empara de lui au point qu’il se laissa choir sur le lit en pleurant comme un enfant. Les jours suivants, pris d’une fièvre étrange qui lui donnait le tournis, il resta confiné à l’hôtel. Les meilleurs moments étaient encore ceux du matin, quand il se rendait au restaurant pour prendre son café. Elle arrivait sur les coups de huit heures trente en compagnie de ses parents mais mangeait toujours à l’écart. Pas une fois, elle ne leva la tête vers lui, elle fuyait ses regards, facilitant en cela sa position d’observateur. Il la mangeait des yeux, s’empressait d’emmagasiner ses postures, ses expressions, sa tenue. Tout au long de la journée, il se plaisait à se remémorer Anabela et les images de la matinée que la fièvre rendait encore plus vivaces et prégnantes.

Un soir, ils se retrouvèrent tous les deux dans l’ascenseur et elle ne put l’ignorer.

— Pourquoi feins-tu toujours de ne pas me voir ? lui demanda-t-il.

Pour toute réponse, elle l'embrassa sur la bouche, écarta ses lèvres avec sa langue qu'elle fit tourner autour de celle de Wolf. Il s'interdit de réagir, savoura le baiser brûlant au goût de fraise tagada jusqu'à ce que les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur le hall marbré de l'hôtel. L'audace d'Anabela le poursuivit jusque dans ses rêves nocturnes et enfiévrés. Il se réveilla trempé de sueur, avala le sel de ses larmes qui avaient coulé pendant la nuit. Alors qu'il s'apprêtait à pénétrer dans la salle de restaurant pour prendre son petit-déjeuner et se repaître de la vision de l'adolescente, un roulement de valises le poussa à se retourner. Anabela et ses parents s'acquittaient des dernières formalités avant de s'en aller pour de bon. Le monde s'était arrêté de tourner. Les murs et le sol tanguaient, sa vue se brouillait, les propos inaudibles du réceptionniste s'effilochaient dans le hall. Il s'agenouilla sur le carrelage marbré. Rien n'avait plus d'importance, pas même ses millions qu'il aurait jetés au feu ou dont il se serait dépouillé pour la garder près de lui.

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