Chapitre 4 : Fils tissés et sombres présages
Quelques jours plus tard, l'effervescence du village, pris dans les préparatifs du mariage de Violette, n'avait pas distrait Julia de sa propre investigation. Le carnet de sa mère et les événements récents s'entremêlent dans son esprit, formant une toile complexe d'indices et de questions.
Dans le calme relatif de sa chambre d'hôtel, elle avait passé des heures à revoir les photos prises dans la boutique de fleurs. L'image de la porte forcée revenait sans cesse : les marques profondes sur le bois, visibles même à travers le grain de la photographie, ne pouvaient avoir été laissées que par un coup violent, un objet dur et lourd. Une force brute, celle d'un homme d'une stature imposante ou d'une puissance anormale. Elle avait zoomé sur les clichés de la cuisine, là où le corps avait été retrouvé. L'examen minutieux des taches et des traces suggérait l'utilisation d'un couteau, un instrument d'une précision glaçante. Le problème, et c'était une frustration qu'elle connaissait bien en tant qu'ancienne assistante de détective, était l'absence d'empreintes. Grâce à ses contacts informels dans les bureaux parisiens, elle avait appris que la police locale n'avait rien pu identifier. Soit l'assassin avait porté des gants, soit il avait nettoyé l'arme et les surfaces avec une méticulosité déconcertante, utilisant des produits chimiques puissants pour effacer toute trace. Un professionnel, ou quelqu'un d'extrêmement prudent.
Puis, son regard s'était attardé sur un détail qu'elle n'avait pas relevé sur le vif : une marque discrète sur le mur, à peine une éraflure camouflée dans le motif floral du papier peint. Un assemblage de lettres, ou plutôt, des caractères inversés. En tournant la photo mentalement, elle distingua : "TROM MR". Ses sourcils se froncèrent. Et si c'était l'inverse ? "MR MORT". Monsieur Mort. Était-ce le nom du tueur ? Un surnom ? Ou le nom d'une organisation, un groupuscule criminel ? L'hypothèse d'un meurtre lié à une organisation, à des dettes ou à des secrets, prenait de plus en plus de poids dans son esprit. De nombreuses questions restaient en suspens, mais cette inscription était une piste concrète, aussi énigmatique soit-elle.
Elle bascula ensuite vers les notes de sa mère, relisant les extraits du carnet. Cet homme dangereux, mentionné par son père, puis par Lucille dans ce dernier cri : "ILS M'ONT TROUVÉE". Le mot "ILS" résonnait désormais avec "MR MORT" et l'idée d'une organisation. Le monde des affaires obscures, les conflits liés à la guerre que son père avait mentionnés. Le fait que personne n'ait jamais donné de nom, que Paul ait insisté sur le danger et la puissance de cet individu, suggérait une influence considérable. Et si tout était lié ? Le meurtre de la fleuriste, la disparition de sa mère, et peut-être même ce mariage arrangé ?
Le matin était levé. Le rendez-vous avec le père de Violette approchait. Une rencontre capitale, non seulement pour en savoir plus sur les motivations de ce mariage, mais aussi pour tenter d'y mettre fin. Julia descendit les escaliers, son esprit aiguisé par la nuit de réflexion. Elle remarqua que l'hôtel était en pleine effervescence. Des domestiques s'affairaient, déplaçant des meubles, récurant les boiseries, chaque geste empreint d'une hâte inhabituelle. Intriguée, elle alla trouver Marianne, qui supervisait les opérations avec une énergie débordante.
- Pourquoi cette effervescence, Marianne ? Vous déménagez ? demanda Julia, observant les efforts.
Marianne essuya son front d'un revers de main.
- C'est pour l'arrivée du mari de Violette, Matt Caulfield, et sa suite. Son père m’a demandé de préparer sa chambre et que tout soit impeccable, car de nombreux militaires de haut rang et fonctionnaires de Paris vont assister au mariage. Il veut que tout soit parfait, comme une revue militaire.
Julia sentit une pointe de compassion pour Violette.
- Pauvre Violette... Quand est le mariage, dis-moi ? Elle doit être épuisée par tout ça.
- Dans quelques jours, malheureusement. C'est la course contre la montre. Beaucoup de gens en ville préparent tous les préparatifs. C'est de la folie douce.
- Je dois y aller, j'ai rendez-vous avec son père justement, par rapport à cette histoire de mariage. J'espère pouvoir le raisonner.
Marianne lui adressa un regard de soutien, teinté d'un soupçon de fatalisme.
- Je te souhaite bon courage pour lui parler, Julia. Il a la tête dure, ce père de Violette.
Julia partit en direction de la mairie, sa détermination chevillée au corps. Le long des rues, elle observa le spectacle du village en pleine effervescence : des guirlandes étaient accrochées, des fleurs disposées, des banderoles s'étiraient entre les maisons. Tout semblait orchestré avec une précision quasi militaire pour cet événement.
Arrivée à la mairie, l'ambiance était tout aussi affairée. Une dame d'accueil d'à peu près une trentaine d'années, son sourire un peu tendu par la précipitation, l'accueillit.
- Vous aviez un rendez-vous avec Monsieur le maire ?
- Oui, tout à fait. Julia Victoire.
- Ce ne sera pas possible pour l'instant, Monsieur le maire est parti en ville pour les derniers préparatifs du cortège, mais son fils va vous prendre en charge. Il vous attend.
- Oui, bien sûr, acquiesça Julia, légèrement déçue de ne pas rencontrer le maire directement, mais curieuse de parler à son fils.
La dame se tourna vers une porte.
- Marc, Madame Julia Victoire est là !
- Oui, j'arrive, chère femme, répondit une voix depuis l'intérieur.
Un homme d'une trentaine d'années, le visage avenant mais fatigué, arriva en tenant une petite fille aux boucles blondes dans les bras. Il avait l'air d'être un homme de famille avant tout.
- Je vous présente notre fille, Rachel, dit-il avec fierté.
- Enchantée, Rachel, moi c'est Julia, répondit Julia avec un sourire chaleureux, attendrie par l'enfant.
Une petite fille, toute petite et mignonne, la regarda avec une intrépidité et une curiosité enfantine.
- Comment vous appelez-vous déjà ?
- Je m'appelle Julia. Et toi ?
- Moi c'est Rachel !
- Dis-moi, ma femme, est-ce que tu peux prendre Rachel pendant que je suis en rendez-vous avec Julia Victoire ?
- Oui, bien sûr. Viens Rachel, on va jouer toutes les deux.
Pendant ce temps, Marc conduit Julia dans un petit bureau adjacent, plus calme.
- Asseyez-vous, Julia. Comme vous le savez, je m'appelle Marc. Je suis le fils du maire et le frère de Violette. Je suis navré que mon père ne puisse vous recevoir, mais le mariage l'accapare entièrement.
- Enchantée de vous rencontrer, Marc. Oui, j'imagine l'ampleur de la tâche. Mon rendez-vous était avec votre père, effectivement. J'aurais voulu en savoir plus sur une enquête que je mène en parallèle. Elle concerne la disparition de ma mère il y a douze ans ici même, dans ce village. Pensez-vous pouvoir m'éclairer sur l'atmosphère de l'époque, ou si votre père aurait eu des informations non révélées ?
- Je ne pourrais pas vous en dire grand-chose personnellement. J'étais très jeune à l'époque. Comment s'appelle votre mère ?
- Lucille Victoire.
- Intéressant. Je me souviens, étant petit, d'une certaine jeune femme de ce nom. Ma mère, Marianne, la connaissait bien. Mais peut-être que mon père pourra plus vous aider sur cette histoire, il était déjà en fonction et était très au fait de tout ce qui se passait.
- Je comprends tout à fait. Est-ce qu'on pourrait parler aussi de Violette, si cela ne vous dérange pas ? Je suis très préoccupée par elle.
- Bien sûr. Que puis-je vous aider par rapport à ça ? demanda Marc, son visage se rembrunissant légèrement.
- Je vois bien que Violette est très triste et très en colère. Je pense aussi qu'il est important de considérer le fait que c'est un mariage arrangé, et que son bonheur...
- Je comprends tout à fait, et je comprends parfaitement ma sœur. Elle m'a beaucoup parlé de ses craintes. Pour ma part, j'ai été aussi contraint à un mariage arrangé, comme vous le savez, avec ma femme. C'était une nécessité. Comment dire... notre père, depuis ce qu'il s'est passé pendant cette première guerre mondiale, où notre village a été attaqué d'une violence inouïe... depuis, il ne s'en remet plus et essaie de faire tout son possible pour nous protéger, notre famille, et puis le village tout entier.
Julia, l'esprit en alerte, fit le lien avec le journal de sa mère et les dires de Léo.
- Que s'est-il passé précisément pendant cette attaque ? On en parle peu à Paris.
- Je crois que je m'en souviens très bien, même si je n'avais que deux ans à l'époque. Ça a été une situation horrible. Beaucoup de personnes sont mortes, blessées. Notre père, le maire, a essayé de faire tout son possible pour nous protéger, mais sans armes, nous étions impuissants. Depuis, il essaie de parler avec des fonctionnaires de hauts rangs, des militaires, pour pouvoir protéger notre village. Ma femme et sa famille ont des armes. Ils possèdent une entreprise d'armement très puissante, les Caulfield. C'est pour ça qu'il a arrangé ce mariage entre nos deux familles, pour pouvoir avoir des armes, pour qu'une deuxième guerre ne puisse arriver. Pour qu'on ne revive jamais ce cauchemar.
- Pourtant, j'ai entendu dire qu'il n'y aurait plus de guerre. Que l'armistice...
- Il n'y en avait plus. Oui, c'est vrai, l'armistice a été signé. Mais comme je vous l'ai dit, il est traumatisé, et il craint que les tensions actuelles ne dégénèrent. Et aussi, c'est pour ça qu'il a arrangé ce mariage entre ma sœur et Matt Caulfield. Étant un militaire de haut rang à Paris, issu de cette famille d'armateurs, il a profité de la position de Matt pour sceller cette alliance. C'est un mariage politique, avant tout.
- Je comprends tout à fait ses motivations, mais comment ça se fait que Matt Caulfield accepte ce mariage ? Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir pour lui dans tout ça, au-delà de l'alliance familiale ?
- Je me pose aussi très fort la question. Étant donné que ma femme à l'époque a été obligée de se marier avec moi par obligation familiale, Matt n'en est pas obligé, de sa part. C'est un homme puissant à Paris. Mais bon, un fonctionnaire de l'Empire à Paris, très influent et proche de mon père, a réussi à le convaincre. Il semble y avoir des intérêts qui nous échappent.
- Intriguant. C'est très bizarre, cette histoire. Un militaire de haut rang, une famille d'armateurs... Et ce fonctionnaire. Quand est-ce que je pourrais parler à votre père de tout ça ? J'ai l'impression qu'il détient des clés.
- Ça va être compliqué de l'avoir, même si vous avez pris rendez-vous avec lui. Il est très très occupé par rapport à ce mariage. Pour lui, c'est très très important. C'est l'avenir du village qui en dépend. Mais je pense que vous pourrez peut-être lui parler plus tard, encore après le mariage.
- Pourtant, j'aurais voulu lui parler avant. Comment dire que Violette est très stressée par tout ça. Ce mariage la rend malheureuse.
- Je l'en fais aussi pour elle. Mais j'espère que vous pourrez être auprès d'elle pour toute cette situation dérangeante. Elle a besoin de soutien.
- Oui, bien sûr, Violette compte sur moi.
- Bon, je vais devoir vous laisser, Julia. J'ai d'autres rendez-vous avec d'autres personnes pour les préparatifs.
- Oui, je comprends tout à fait, bien sûr. Merci pour votre temps.
Elle sortit de la mairie, son esprit tourbillonnant. Les révélations de Marc ajoutaient des couches de complexité. L'attaque du village, la famille d'armateurs de Caulfield, l'influence du maire, et ce fonctionnaire mystérieux... Les pièces du puzzle devenaient plus nombreuses, et la connexion entre le mariage et les tensions de l'époque se faisait de plus en plus nette.
Bien sûr, elle devait retourner aussi dans ce magasin de fleurs où, il y a quelques jours, une dame s’était fait tuer. Elle voulait revoir la scène, chercher d'autres indices. Elle retourna, du coup, dans ce magasin. La porte était désormais déverrouillée. Elle toqua.
- Entrez, dit la dame, la voix encore un peu faible.
- Bonjour, désolée de vous déranger. Je reviens pour l'enquête sur votre sœur.
- Oh, bien sûr, Madame Victoire. J'ai vu que vous en aviez une certaine... détermination. Comment puis-je vous être utile ?
- Je vois que vous allez un peu mieux, comparé à il y a quelques jours.
- Oui, ça va. C'est encore très compliqué. C'était ma sœur jumelle, et je suis en train de tout préparer pour l'enterrement. C'est d'autant plus difficile.
- Je comprends tout à fait. Si vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas à me demander, pour les préparatifs ou pour autre chose.
- C'est très gentil de votre part.
- J'aurais voulu quand même vous poser quelques questions supplémentaires. Elles sont importantes. Est-ce que vous pouvez y répondre ?
- Oui, bien sûr. Je ferai de mon mieux.
- Est-ce que votre sœur avait des problèmes avec des personnes en dehors du village, des clients, des fournisseurs, ou même dans le village même ? Des dettes, des inimitiés, des secrets ?
La dame réfléchit.
- Non, je ne pense pas. Ma sœur était aimée de tout le monde dans le village. Beaucoup l'appréciaient pour ses compositions en fleurs, sa gentillesse. Bien sûr, c'est la fleuriste du village par excellence. À vrai dire, le maire était très triste. Il aurait tellement voulu que ce soit ma sœur qui prépare les compositions pour le mariage de sa fille. C'était une commande spéciale.
- Intéressant. Est-ce qu'elle avait des amis proches, ou des relations intimes, comme vous ?
- Elle avait un petit ami, si vous voulez savoir. Louis Sinclair. À vrai dire, ils allaient se marier dans quelques mois. C'était très sérieux.
- Intéressant. Puis-je connaître le nom de son fiancé ?
- Il s'appelle Louis Sinclair. C'est un homme doux, il travaille le bois, il est ébéniste dans le village voisin.
- Où puis-je le trouver ?
- Oh, il habite dans quelques villages un peu plus loin d'ici. Je peux essayer de le contacter pour vous si vous voulez, ou vous donner directement son numéro de téléphone. Il est aussi dévasté que moi.
- Je vais enregistrer le numéro de téléphone si vous voulez bien. Je le contacterai moi-même.
La dame lui donna un morceau de papier avec le numéro, ses mains tremblantes.
- Est-ce que votre sœur avait des problèmes, plus particulièrement avec des hommes d'affaires ou des organisations ? Des menaces, des pressions ? Des informations qu'elle aurait pu détenir involontairement ?
- Non, de ce que je sache, comme je vous l'ai dit juste avant, elle n'avait aucun problème avec personne. Elle vivait simplement, pour ses fleurs et pour Louis.
- Est-ce que je peux fouiller un peu plus la maison, s'il vous plaît ? Rechercher des indices qui auraient pu échapper à la police ou à vous-même ? Une lettre, un papier, un objet insolite ?
- Oui, bien sûr, je vous l'autorise. Je vous fais visiter.
Elle lui fait visiter la maison, Julia observant chaque détail avec une attention méticuleuse. Tout d'abord le salon, puis la cuisine où il y avait eu ce fameux crime. Julia s'attarda, cherchant ce qu'elle aurait pu manquer. Une salle de bain impeccable, une bibliothèque bien rangée avec un bureau, et enfin, la chambre de la défunte.
- Est-ce que je peux fouiller un peu plus en détail la chambre ? demanda Julia, sentant qu'elle pourrait être la clé.
- Oui, allez-y bien sûr. Faites attention à ne rien abîmer, c'était son sanctuaire.
Julia fouilla la chambre avec une minutie méthodique, chaque tiroir, chaque recoin, essayant de trouver le plus d'indices possibles. Sous une pile de linges de maison dans un petit tiroir de la commode, elle trouva un petit carnet. Il y avait écrit plusieurs rendez-vous pour des livraisons de fleurs, des compositions florales qu'elle effectuait chaque jour, chaque matin, dans sa cuisine. Il y avait aussi des numéros de téléphone de clients habituels et, tout au fond du carnet, quelques petites lettres d'amour, pliées et défraîchies, envoyées par son fiancé. Bien sûr, étant donné que c'était très privé, elle ne voulait point lire le contenu intime, mais le moindre indice était efficace, et son devoir de détective l'obligeait à vérifier. Du coup, elle lut quand même quelques extraits. "Oh, ma fleur, mon hirondelle, ma composition florale..." et beaucoup encore de mots doux et de poèmes précis que son Louis lui avait envoyés et qu'elle lui avait envoyés en retour. Quelques photos par-ci par-là, de Louis et d'elle, étaient aussi glissées dans ce petit carnet. Le portrait d'un amour simple et profond.
Un peu plus tard, elle finit de fouiller la chambre, refermant méticuleusement chaque tiroir. Elle descendit les escaliers et, en approchant du salon, entendit la dame parler avec quelqu'un d'une voix basse et anxieuse.
- Dites-moi où est ce livre. Je sais qu'elle le gardait précieusement.
- Monsieur, je ne sais pas de quoi vous parlez. Quel livre ?
- Vous savez très bien de quoi je parle. Le livre de comptes, où sont tous les rendez-vous qu'elle a effectués des mois et des années précédemment. Toutes les livraisons, tous les clients.
- Je pense que le carnet est dans sa chambre... Il faudra que je vérifie. Mais dites-moi, pourquoi voulez-vous à tout prix son carnet ?
- J'aurais voulu savoir, car j'ai perdu quelqu'un il y a quelques années de cela, et je savais qu'elle commandait ses fleurs ici particulièrement. J'essayais de trouver des indices pour la retrouver.
- Je vois, je vais essayer de trouver tout ça. Mais comment dire qu'il y a déjà quelqu'un dans sa chambre en train de fouiller ? Une inspectrice.
- Que me dites-vous ? Quelqu'un est en train de fouiller ? Qui ?
- Oui, une inspectrice. Elle est en train de chercher celui qui a tué ma sœur, il y a quelques jours de ça. C'est une amie de la famille Victoire.
- Oh, je suis désolé pour vous. Une tragédie.
- Oh non, ne vous en faites pas. J'essaie de m'en remettre.
Julia a écouté toute la conversation, cachée juste derrière l'encadrement de la porte. "Une inspectrice, amie de la famille Victoire..." La dame la couvrait, un geste inattendu et touchant. Mais qui était cet homme ? Qui cherchait-il ? Un livre de comptes ? Était-ce lié à "MR MORT" ? Elle ne savait point si elle devait sortir de sa cachette ou pas pour affronter l'homme, risquer de compromettre sa couverture. Elle décida d'observer. Elle regarda quand même discrètement l'homme à travers l'ouverture. C'était un homme de petite taille, l'air un peu enfantin avec ses cheveux ébouriffés, mais qui avait l'air quand même âgé, avec une expression curieusement déterminée sur le visage. Il ne portait pas l'uniforme. L'homme sortit de la boutique, non sans jeter un dernier regard insistant sur la porte de l'arrière-boutique.
Julia attendit quelques secondes après son départ, puis revint vers la dame, son visage neutre.
- Dites-moi, qui était cet homme ? Il m'a semblé... familier.
- Oh, cet homme ? C'était Monsieur Carl.
- Monsieur ?
- Monsieur Carl. Il tient la boucherie au coin du village. Un homme très respecté, mais il a eu beaucoup de peine ces dernières années.
- Ah, vous le connaissez alors.
- Oh oui, tout à fait. Un client fidèle de ma sœur.
- J'ai eu peur. Pendant un instant, j'ai cru que c'était quelqu'un qui voulait prendre votre argent, ou quelque chose de précieux.
- Oh non, à vrai dire, ça fait depuis quelques années qu'il recherche quelqu'un.
- Ah oui ? Est-ce que je peux en savoir plus ? Tout élément, même le plus anodin, peut être important.
- Oh, je ne sais pas si je dois vous en parler, mais comme tout le monde le sait au village, je peux peut-être vous en parler un peu. À vrai dire, il a perdu sa fille il y a trois ans de cela. Elle a disparu sans laisser de trace. Il essaie de faire tout son possible pour la retrouver, mais... Comment dire que ses recherches n'ont mené nulle part. Même la police n'a réussi à trouver aucun indice probant. Ils ont juste dit à M. Carl que leur fille... avait... soit... été... partie... comme ça.
- Bizarre, de partir comme ça, sans laisser aucun mot. Un adolescent, peut-être, mais une jeune femme mature... J'aurais plutôt pensé à un petit enlèvement. Ou quelque chose de plus sombre.
- Vous pensez cela ? La police a insisté sur l'absence de signes d'effraction.
- Je pense. Peut-être que c'est lié avec l'histoire que je mène à côté de celle de votre sœur, avec la disparition de ma mère il y a douze ans de cela dans ce même village. Les disparitions soudaines, sans explication, sont rarement le fruit du hasard.
- Oh, je vois. J'en suis désolée pour vous, Madame Victoire. C'est une longue peine que vous portez.
- Oh, ne vous en inquiétez pas. C'est pour ça que je suis revenue ici. Pour essayer de mener cette histoire au clair et pouvoir retrouver ma mère. Et si en même temps je peux essayer de retrouver la fille de M. Carl, ce serait super. Deux disparitions, un meurtre. C'est trop pour être des coïncidences.
- Oh, c'est intéressant. Vous pourrez peut-être lui en parler. Peut-être que cette histoire est liée, comme vous dites.
- Oh, vous savez, je pense que depuis que je suis arrivée, tout est lié. Chaque événement, chaque personne que je rencontre, chaque indice. Tout est lié.
- Comment ça ?
- La mort de votre sœur. Et l'homme que mon père craignait. L'organisation "MR MORT". J'ai peur aussi que ce soit lié à cette histoire avec ma mère. Je crois que votre sœur était au mauvais endroit au mauvais moment, ou qu'elle a vu quelque chose.
- Comment ce serait possible ? Votre mère vous dit qu'elle a disparu il y a douze ans de cela. Pourquoi on aurait tué ma sœur douze ans après, pour une même raison ?
- Je ne sais pas. C'est pour ça que je cherche. Mais de ce que j'ai déjà pu conclure, c'est potentiellement un homme qui a tué votre sœur, un homme fort. Et comme j'ai des indices déjà un peu plus clairs sur ma mère, avec un homme apparemment qui voulait sa mort, je me dis que ça peut être lié. Le modus operandi, l'absence de preuves...
- Un homme ? Est-ce que cet homme serait un homme qui pourrait tuer des femmes par plaisir ? Un fou ?
- Ça peut être une possibilité, mais j'en doute fort. Les motifs semblent plus complexes, plus... organisés. J'aurais plutôt pensé à une organisation, un gang, qui s'en prendrait à des gens qui ne paient pas leurs dettes, ou qui détiennent des informations sensibles et qui ont peur que ça se sache. Du coup, ils tuent pour que personne ne le sache. Une sorte de nettoyage.
- Vous savez, je ne pense pas que ma sœur soit mêlée à ces histoires. Elle était si innocente.
- Oh vous savez, des fois, on ne connaît point vraiment les gens. Des fois on se dit qu'on les connaît, et à la fin ils nous ont caché beaucoup de choses. C'est une leçon que j'ai apprise dans mon ancien métier.
- Je ne vous crois pas, rétorqua la dame, blessée dans sa loyauté envers sa sœur.
- C'est à vous de voir. J'expose simplement les faits et mes déductions.
- Je vais devoir y aller, il commence déjà à se faire tard. Je vous souhaite une bonne soirée. Et merci pour votre aide.
- Merci, à vous aussi. Au revoir. Et n'hésitez pas si vous avez d'autres questions.
Julia sortit du magasin de fleurs, le sentiment que les pièces du puzzle s'emboîtent de manière terrifiante. Le village de Saint-Sylvain, derrière son apparence paisible, cachait une toile d'intrigues bien plus sombre et dangereuse qu'elle ne l'avait imaginé. Et elle était maintenant au cœur de celle-ci.

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