Primo est un homme

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Si ma mémoire pouvait parler, elle me dirait alors, avec une voix digne mais triste, me dirait, pour résumer la réalité qui est à présent la sienne, ne pourrait que me dire : Je me souviens d'un souvenir passé. Mais enfin persévérerait quand même : Je sens que le passé est en train de passer, que les jours bientôt plus qu'un seul, et que... je ne sais plus ce que je voulais dire... Tu vois ! Et l'avenir, écoute, quand j'y pense, l'avenir !, plus qu'une manière que les dieux ont trouvé pour me narguer, car si hier se meurt, demain s'en ira aussi, et toi avec. Je pars, tu m'entends, et, le comble, c'est que j'ai encore l'"intelligence" de le savoir... Sa persévérance s'arrêterait là.

Enfin, je suis malade. Alzheimer m'a-t-on assuré. Des médecins. Ils s'en foutaient, ils rigolaient juste après entre collègues blouses blanches, rigolaient à propos d'une femme qui aimait et qui se croyait aimée apparemment par l'un d'eux (dans la salle d'attente où j'attendais de retrouver mes esprits avant de repartir chez moi, la porte, elle, était mal fermée et alors tout s'entendait, tout "secret médical" s'offrait à nous, nous sidérés, les autres malades et leur toux, et moi, effarés par tant de méchanceté).

Ce n'est rien, car après tout, j'ai vécu et je m'en souviens — encore. Ma vie a été belle, en dépit de tout. Et je m'en vais vous la raconter, aussi longtemps que me permettra la maladie.

Je suis un homme. Je le sais à présent. J'ai connu les camps. Rendez-vous compte ! J'AI CONNU LES CAMPS ! Et je suis là, à vous parler. Qui peut dire encore ça d'nos jours, tout en ayant ce regard – le mien –, cette voix – la mienne –, cette tête-là bon sang ?! Hein qui ? Personne. Car personne n'y revient jamais. Et même ceux qu'on croit voir tirés d'affaire parce que debout encore, parce qu'après tout vivants, sont en réalité aussi vivants que les vers ravis dans un corps sans vie. Morts, donc, ou très bientôt. Comme lui, là-bas, ce type qui a connu ce que j'ai CONNU et qui malgré tout semble heureux (mais il doit l'être, heureux, en cet instant) d'acheter et de savourer son paquet de Marlboro, clope sur clope pendant le dur été ; ou lui, lui ! pas loin de la plage, le ciel est bleu, les femmes sont belles, voyez ! lui qui sait ce que je SAIS et qui médite quand même ses envies d'ailleurs dans le regard de son épouse, elle qui ne se doute de rien mais sourit de tout. Eh bien sachez que celui-ci et celui-là, mes amis, de très longues dates, ont depuis "foutu le camp". L'un a choisi la corde, l'autre le fusil. Le silence pour lui. À tout jamais. Lui qui n'aura jamais rien dit à personne de ce qu'il a VU. Rien de rien, même à moi. Le coup de canon pour l'autre. L'autre qui n'a fait au contraire que dire, raconter, pleurer, hurler à tout le monde, et surtout à moi. Ils ne sont plus. Il n'y a plus que moi. Car personne n'y revient jamais.

J'ai connu les camps. La solitude, impensable. La souffrance, insoutenable. J'ai connu les camps !... Et la solitude et la souffrance, un moment, seraient forcément telles que le tabouret ne serait plus qu'une idée vague la nuit ; deviendrait une espèce de trampoline d'où on saute, qu'une fois — pour vérifier Dieu sait quoi !...

Ce moment était arrivé. C'était ce matin et le soleil tardait, la nuit en profitait. Il était pourtant 7 heures passées, veille de Pâques si ma mémoire est bonne. Et la dernière image que je devais voir : mon chat. Il comprenait, l'œil triste ; avec un air qu'on pourrait qualifier de digne : le menton plus haut que d'habitude, ses pattes s'en allaient grandissant — des échasses pour ses congénères ! — quelque chose de solennel dans tout cela, oui ! Comprenait, mon compagnon, jusque dans la profondeur de son âme (qui n'existe évidemment pas pour les philosophes que je lisais avec passion chaque soir — les fous !) ; mais ne fit rien. Car sans doute savait-il, Gaspard, c'est son nom, qu'avec moi (qui survivais de façon mi-ra-cu-leu-se) ses efforts de me décourager du pire ne seraient au final jamais vraiment récompensés — seulement, au mieux, aurait-il gagné un peu de temps, obtenu un maigre sursis. Mais le temps était passé. Et j'étais pressé. Il finit par accepter. Pas le choix.
Allez ! Debout, tête droite. C'est le moment. Saute dans la mort mais Dieu me refuse : violemment, la corde lâche. Mon chat accourt et se blottit contre mon corps en vie (mais tremblant d'effroi dans ce qui semblait l'agonie). Regarde intensément alors la corde brisée, reconnaissant, comme si elle eût fait exprès ; regarde toujours et miaule enfin, autant par désespoir que par soulagement. Mon chat, je l'ai aimé de tout mon être (Gaspard... dont je fleurirais le petit carré de terre au fond de mon jardin, lui dire des choses plus souvent encore que les fleurs quand elle me quitterait pour un autre, soit des années et des années après...).
Elle, qui devait donc me quitter pour un autre, était pour l'instant innocente, pure de toute méchanceté (du moins je le crois, je veux y croire !). Je la rencontrai lors de ce séjour en hôpital psychiatrique (qui suivit immédiatement ma tentative de suicide, c'est-à-dire le lendemain même : mes sœurs, le repas qui n'était pas bon — je n'avais rien préparé, pas possible ; mon chat attendant que je parle insistait dans l'immobilité de ses yeux ; alors l'aveu. Le silence ne dura qu'un instant mais qu'il me paraissait long ! Et les hurlements enfin, les "mais tu as perdu la tête !", les ambulances sirènes allumées, etc., et donc la psychiatrie.)
Son visage m'était un reproche, tant j'étais dans un état épouvantable ! tant elle était belle ! Son visage oui... son visage ! avait des yeux qui attendaient que je lui parle. Je l'aimais déjà et je crois qu'elle aussi mais ne le savait pas encore (je devais le lui apprendre bien plus tard).

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