Espoir déchu — La lucidité comme fardeau.

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Oui, c’est ainsi que les hommes vivent. À l’école, on m’a appris à croire en la liberté, l’égalité, la fraternité. Ces mots brillaient comme des promesses, comme des phares dans l’enfance. Mais adulte, je découvre qu’ils ne sont que des illusions savamment entretenues.

La liberté ? Un luxe que seuls quelques-uns peuvent se permettre, une notion brandie comme un idéal alors qu’elle disparaît dès que l’on touche aux intérêts et aux convenances. L’égalité ? Une fiction, une offense à la hiérarchie, constamment défendue et préservée par ceux qui se tiennent au sommet, protégés par leurs privilèges et leur pouvoir. La fraternité ? Elle s’évanouit dès que la peur, l’asservissement ou la compétition s’immiscent dans nos vies.

Le mérite, celui que l’école exaltait comme la vertu ultime, n’existe plus. L’intégrité, l’honnêteté, la loyauté sont autant de handicaps pour qui veut survivre dans ce monde où l’on tue pour réussir, où l’on salit et détruit pour avancer. Ceux qui réussissent ne sont pas ceux qui respectent les principes, mais ceux qui savent plier, manipuler, contourner, accepter des règles absurdes et injustes parce qu’elles leur garantissent pouvoir, argent et reconnaissance. Et c’est ainsi, apparemment, que tous les hommes vivent.

La méritocratie adulte favorise donc de vils et bas comportements. J’insiste sur ce point : la réussite ne couronne plus la vertu, elle récompense la capacité à se mouler aux règles du jeu, aussi absurdes ou cruelles soient-elles. Ceux qui refusent de céder deviennent invisibles, effacés, ignorés. Ceux qui osent dire non, garder leur dignité ou suivre leur conscience sont punis par l’indifférence, l’échec, l’exclusion ou la marginalisation.

L’égoïsme et l’individualisme ne sont pas des accidents de la société : ils en sont la règle. La peur, la survie et la compétition font tomber le masque de la moralité. On tue, on salit, on écrase pour avancer. Les idéaux d’enfance s’effondrent : l’homme se révèle capable de toutes les compromissions, de toutes les lâchetés, dès qu’il s’agit de protéger sa place, sa sécurité ou son ambition.

Même l’histoire que l’on nous enseignait, celle des héros, des résistants et des révolutionnaires, révèle un visage contradictoire. La Révolution fut célébrée comme la victoire de la liberté sur la tyrannie, mais derrière ce récit glorieux se cachent ambitions, compromis et violences ordinaires. La monarchie du sang fut remplacée par celle d’une chimère républicaine : les idéaux proclamés de liberté et d’égalité n’empêchèrent pas les hommes de reproduire les mêmes hiérarchies, les mêmes luttes de pouvoir, sous un autre nom.

On célèbre la Résistance comme un modèle de courage et de loyauté. Pourtant, combien ont collaboré, cédé à la peur, ou sacrifié d’autres vies pour survivre ? Ces réalités sont souvent passées sous silence dans les manuels, éclipsées par le voile glorieux des héros. L’histoire officielle flatte l’orgueil collectif et rassure la conscience nationale, mais elle ne dit rien de la banalité du mal, ni de la cruauté ordinaire que chacun porte en soi.

Ainsi, à travers les siècles, l’homme apparaît tel qu’il est : obsédé par sa supériorité, prêt à trahir, écraser et manipuler pour exister dans l’ordre établi. L’héroïsme n’est jamais la norme, seulement l’exception qui révèle combien la majorité s’accommode ou profite de l’injustice et de la médiocrité ambiante.

Oui, c’est ainsi que tous les hommes vivent. Accepter cette vérité, c’est renoncer à l’illusion que la vie suit les principes que l’on nous a appris à admirer. L’adulte que je suis comprend que la morale, l’honneur et le courage ne sont pas récompensés par le monde. Et pourtant, ces qualités restent, parfois, les seuls refuges de l’âme pour qui refuse de sombrer totalement dans la médiocrité ambiante.

Et pourtant, malgré tout, malgré cette lucidité cruelle, il reste une étrange nécessité à continuer. Continuer à observer, réfléchir, agir, même quand le monde semble ignorer la vertu et punir l’honnêteté. Reconnaître l’égoïsme, la cruauté et l’indifférence des hommes n’est pas céder à la misanthropie totale : c’est seulement accepter la vérité telle qu’elle est, sans illusion.

Il n’existe pas de justice automatique, pas de récompense garantie pour ceux qui vivent avec honnêteté. Mais il reste un choix — le seul véritable choix — de ne pas se fondre dans la médiocrité générale, de conserver un espace pour l’intégrité et l’altruisme, même si ces qualités restent invisibles aux yeux du monde.

C’est dans cette lucidité, dans cet espace secret, que chacun peut trouver une forme de liberté : non pas la liberté idéalisée de l’école, non pas l’égalité promise mais jamais donnée, ni la fraternité imposée par les institutions, mais la liberté de ne pas se trahir soi-même.

Oui, c’est ainsi que les hommes vivent. Et c’est dans cette constatation noire que l’on peut, paradoxalement, se découvrir pleinement vivant, avec la conscience aiguë de ce que signifie rester humain dans un monde qui ne l’est guère. Vous pouvez me juger prétentieux ou imbu de moi-même pour me placer de ce côté. Mais sachez que cette conscience a un prix immense. Je souffre presque chaque jour de cette perception aiguë de la vie. Développer davantage ces maux qui me terrassent serait vain et contreproductif. Alors j’en resterai là.

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