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La lumière a changé de tonalité dans cette douceur de fin février, tentant de faire lâcher prise à l’hiver. On sent la nature impatiente de redémarrer alors que rien de perceptible n’apparait. Cette saison est sa préférée, quand la vie s’ébroue sans encore oser se montrer. Cette ambiance le met de bonne humeur, le décidant de pousser jusqu’aux gros tilleuls. André avance tranquillement pour savourer cet air empli d’énergie. Il n’a jamais marché très vite, par habitude de poser complètement le pied à plat pour ne pas glisser sur la terre argileuse. Il a toujours su que c’était une démarche de paysan, de cul terreux. Aussi, par fierté, il la forçait parfois pour afficher son enracinement.

Il y associait une lenteur d’approche qui lui était précieuse pour apprécier ce vers quoi il avançait. Vers ses bêtes, vers un pré, vers des connaissances, il fallait aborder sans surprise, être prêt à agir ou à parler juste, tout en se retenant.

La route le descend insensiblement vers cet endroit qu’il affectionne, juste à la pliure de la pente. Elle plonge ensuite sur quelques dizaines de mètres avant de disparaitre dans un coude. Sur ce rebord, deux vieux tilleuls ombragent un coin d’herbe. À l’abri de leurs feuillages, deux pierres immenses forment un banc tourné vers le creux du panorama.

Assis sur le bloc, il contemple les toits du bourg de Soulirac, harmonie tranquille de tuiles plates de laquelle émerge le clocher, encore zébré du coup de foudre de l’été dernier. Estompés par la brume, on distingue les clochers des villages voisins, Poudols et, plus lointain, Tennac, perdus dans les noirs bruns des bois, les châtains mouillés des labours et les beiges verts des prairies. Chaque tesselle du paysage parait disposée à sa juste place, miroitant sous le soleil bas de cette fin de matinée. Un grand calme monte de cet ensemble, amplifié par le silence. Hormis un moteur de camion qui s’éloigne, aucun bruit de tronçonneuse ou de tracteur ne rompt cette quiétude, aucun aboiement ou meuglement. Même les corneilles et les pies sont muettes.

Ce panorama semble immuable. Il a très peu changé ces dernières dizaines d’années. Les taches émeraude des douglas et des épicéas assombrissent les déprises*, ces mauvaises terres pentues. L’habitude du regard les atténue cependant, comme les deux immenses bâtiments d’élevage, assortis de leurs silos, que l’on finit par oublier. Le reste, invariable, ne se nuance qu’au fil des saisons ou de l’heure de la journée. Des arbres s’épaississent, d’autres disparaissent, sans impact réel sur ce tableau. L’automne ou le printemps venus, quand l’humidité joue avec les sols lourds des terreforts, les anciens chemins et des haies réapparaissent, furtifs fantômes du passé.

Cette pérennité visible est trompeuse, car tout a été bouleversé en dessous. La masse du bourg demeure, même si la majorité des maisons sont inhabitées, hormis l’été ou pire, parties à l’abandon. Les commerces, les services, le café, tout s’est éteint : il faut parcourir des kilomètres pour un oui, pour un non. Même à Bramont, le chef-lieu, aujourd’hui, on ne trouve plus qu’une boulangerie, une petite supérette, deux cafés et la pharmacie. Le bruit court qu’ils vont fermer la poste. Le pays se meurt, drapé dans sa beauté, dédaigneux dans sa décrépitude.

Trois agriculteurs seulement restent sur la commune. Le calcul est simple : tous les dix ans, la moitié des exploitations s’arrête. C’était ainsi depuis qu’il avait repris la ferme : deux vieux partent, un jeune s’installe.

Les parcelles semblent figées, mais combien de paysans ont disparu ! Rien ne changeait, mais tout avait changé. Cela lui rappelle un film qu’il a vu à la télévision quelques mois auparavant, un beau film, italien, un peu long, devant lequel il s’était endormi. Quand il s’était éveillé, il avait entendu ces mots : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Il s’était dit que les gens qui font les dialogues sont drôlement forts pour arriver à tourner des phrases comme celle-là. Son terroir a été chamboulé et pourtant il persiste. Une onde de tristesse le submerge, car cette transformation du pays n’est pas un bon changement. À son image, le pays vieillit, se défait, se délabre. Bientôt, il ne restera rien, même pas un souvenir.

Le temps est trop doux pour les idées sombres. Il reprend son observation, écartant l’amertume à chaque maison vide sur laquelle s’arrête son regard. Chaque toit remue ses réminiscences : ces anciennes connaissances sont là, devant lui, bien vivantes.

La vue depuis ce promontoire s’avère particulière. Des émissions à la télévision montrent des choses splendides ailleurs dans le Monde. L’équilibre et la simplicité de ce point de vue sont, eux aussi, uniques. On ne vient certes pas des autres coins de la planète pour en profiter, mais il offre sa propre richesse. Depuis longtemps, il ne regarde plus ce panorama, se sentant fondu dans ce paysage. C’est un peu vrai, car il l’avait façonné en partie, bien des années avant. Il le survole des yeux chaque jour depuis soixante-dix-huit ans et il ne sait plus s’il est vraiment là ou s’il est une projection de sa mémoire. C’est son pays, sa terre. Il est issu de cette glèbe.


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