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Il est énervé, parce qu’il ne comprend pas ce qui s’est passé. Cette route, il la connait. Ce virage, il l’a pris des milliers de fois. Alors pourquoi cette fois, s’est-il refermé soudainement, projetant la voiture dans le fossé ? Il a du mal à en sortir, car elle penche du mauvais côté. Rien de grave ! En se retrouvant sur le goudron, il sent nettement un moment de vide, ne sachant plus où il est et ce qu’il doit faire. Cela n’a pas duré longtemps, puisque le paysan qui travaillait son pré juste à côté arrive très vite. Le tracteur tire la voiture du fossé et, la portière avant un peu cabossée, il rentre chez lui, en pestant contre ce volant qui lui avait glissé des mains.

Une fois calmé, il essaie de reprendre le fil de ses pensées, sans vraiment y parvenir.

Il était allé faire ses courses, car, depuis deux ans, l’épicier ne monte plus avec son camion. Il est obligé de pousser jusqu’à Bramont pour le moindre achat.

Au village, l’épicerie avait longtemps tenu, mais la mère Christiane avait fini par vieillir, elle aussi. Quand elle a dû abandonner son commerce, l’alimentation, le pain, les journaux, le bar ont disparu d’un coup. À côté, elle tenait un restaurant, pour les repas ouvriers et ceux des personnes âgées. Le midi, il y avait souvent comme un embouteillage devant sa porte. Depuis, le petit parking de la place est vide, hormis deux voitures, et personne ne traverse plus la rue.

Il passait y chercher son pain et deux bricoles, mais ne s’arrêtait jamais au café. Il savait que, quand on commence à le fréquenter, on y retourne. Le jour de la fête était une des rares occasions où il y allait, ainsi qu’à Pâques, en sortant de la messe, avec tout le pays. C’est tout.

L’école a été regroupée dans le village voisin, le bureau de poste a cessé depuis dix ans. Il se revoit, gamin, descendant à l’école du bourg, sous sa colline. Il y avait cinq cafés, deux épiceries, deux boulangeries, un bazar. Il s’en souvient, car l’un des épiciers avait mis en devanture deux énormes bocaux de bonbons qui le faisaient rêver. Tous avaient baissé le rideau au fil des années, bien avant l’épicerie-café de Christiane. Doucement, chaque année, une fermeture efface un bout de cette société sans que l’on s’en aperçoive. Il garde en mémoire la dernière classe. Il était au conseil municipal. Tout le monde était atterré : c’était la fin du village. Il n’avait pas voulu le leur dire, mais l’agonie durait depuis si longtemps que cette mort était inévitable. L’annonce était douloureuse, pour le reste, tout était joué depuis belle lurette ! La disparition du seul commerce restant, personne n’en avait parlé. C’était trop dur, trop tard. La municipalité suivante a relancé un petit marché hebdomadaire. Il vient assez de monde pour qu’il continue. Cela le rend heureux, même si c’est insignifiant par rapport à avant.

***

Quand le virage lui a joué ce vilain tour, il était en train de revivre tous les progrès qu’il a connus. Depuis le matin, il s’amusait à rassembler ces changements. Il s’était perdu, car certains ne lui disaient rien, comme l’informatique, l’internet. Ou encore, le fait d’avoir été marcher sur la Lune. Il s’en souvenait très bien, mais cela lui passait au-dessus de la tête. Comme les avions qui laissent des traces blanches dans le ciel. Il voyait tout le monde avec un téléphone à la main, alors que son vieil appareil à touches et son carnet lui suffisaient, pour les cinq appels qu’il passait par an ! Sans parler du Minitel, à côté de son poste, auquel il n’a jamais touché.

C’était la première fois qu’il établissait cette liste et il était impressionné par sa longueur et sa diversité. Il y avait trop de choses ! Il écarta donc tout ce qui ne le concernait pas. Déjà, entre sa vie et son métier, trop de choses avaient changé.

La plus ancienne dont il se souvenait était l’arrivée de l’électricité. Elle était au bourg depuis longtemps lorsqu’ils ont décidé de la distribuer dans les écarts. Il était encore à l’école et il avait vu les ouvriers creuser les trous, planter les poteaux le long du chemin. Un jour, ils avaient tendu des fils en haut entre ces poteaux. Pour ces gamins, regarder ces hommes monter si facilement en haut des poteaux avec leurs immenses griffes au pied relevait de la magie. Il savait bien pourquoi c’était, on en parlait tellement.

Ils avaient encore patienté un mois que l’on vienne installer les fils et les lampes à l’intérieur de la maison. Il revivait ce premier soir où son père avait cérémonieusement tourné le bouton. Il avait attendu la nuit presque complète, alors que la maison était toujours sombre même aux beaux jours d’été, pour allumer l’ampoule au-dessus de la table. Cela avait été prodigieux : on voyait comme en plein jour, avec une lampe de vingt-cinq watts dont on ne voudrait plus aujourd’hui. Elle trouait la nuit, l’obscurité reculait pour l’éternité. Dans les chambres, il fallait forcément avoir la bougie, mais comme on y allait juste pour dormir, on n’avait pas besoin de plus de lumière. Cette électricité, quelle affaire ! Éclairer l’étable, éclairer les chambres, ces progrès sont venus petit à petit, plus tard.

Il complète sa liste des grands changements. Un de ceux qui avaient bouleversé leur vie avait été la T.S.F., la radio. Elle était arrivée un peu après l’électricité. On avait des nouvelles du monde entier, on entendait des hommes politiques faire des discours, on pouvait écouter de la musique. Cela se produisait rarement, sauf pour des chanteurs et des chanteuses qui étaient connus. On avait pris l’habitude de l’allumer en mangeant, pour le feuilleton, le jeu et les informations. Quand, des années plus tard, il avait acheté une télévision, la magie n’avait pas été aussi forte. Il y avait une image, pas très bonne, c’était la seule différence. De toute façon, il fallait se coucher de bonne heure. Ce n’est que bien longtemps après, avec la télévision en couleur et un peu plus de temps libre qu’il avait découvert que des émissions étaient intéressantes. Cela ne l’empêchait pas de s’endormir toujours dans son fauteuil avant la fin.

La voiture ! Une autre révolution ! Lorsqu’il avait commencé à avoir des responsabilités et des réunions tard le soir, il avait acheté une deux-chevaux Citroën. On l’avait traité de frimeur, vu qu’il était un des premiers à avoir une automobile. Cela lui avait facilité la vie. La mobylette, avant, l’avait bien soulagé. Mais pour monter la côte de la maison, il devait quand même pédaler, comme dans tous les raidillons. La voiture lui avait également permis de promener sa mère dans ses dernières années, de l’emmener voir des amies et même de visiter un peu le pays. Ils ne s’aventuraient jamais très loin, car elle se plaignait vite que les secousses la rendaient malade. Après, tandis que les commerces et les services se sont éloignés, l’automobile est devenue indispensable.

Des voitures qui savaient prendre les virages ! Il est en colère d’avoir raté ce satané tournant.

La mécanique, c’est surtout dans le travail qu’elle a tout changé. Il se rappelle des batteries*, celles avec une locomobile, une sorte d’énorme tracteur à vapeur. Le tracteur et la batteuse, une Merlin, étaient montés la veille au soir dans la cour de leur ferme, le long de la grange. Le matin, dès six heures, les gars démarraient les engins dans un raffut effrayant qui allait durer toute la journée. Toute la matinée, des colosses en maillot de corps portaient les gerbes* à bout de fourche, donnant à manger à la mécanique gigantesque qui abattait son travail dans un boucan d’enfer. Une armée d’hommes ramassait la paille, transportait les gros sacs de grains, le tout dans la poussière de la bale et la bonne odeur du froment ou du seigle. Lui, il courait de l’un à l’autre, sa bouteille de vin d’une main, un verre dans l’autre pour dessoiffer ces géants qui servaient l’appareil. Il se souvenait pareillement de la gerbebaude, ce déjeuner qui venait restaurer ces gaillards poussiéreux, gueulant à voix fortes, s’exclamant avant de finir en rires. Il fallait les nourrir, ces forçats ! Une année, il y avait eu un accident terrible. Une de ces courroies qui claquaient en filant à toute allure s’était rompue. Elle avait cisaillé l’homme qui était à côté. Il était mort en se vidant de son sang. La machine était violente.

Il y avait aussi d’autres engins, comme les faucheuses, les moissonneuses-lieuses que les bêtes entrainaient et qui semaient leurs javelles. C’étaient de petites bécanes dont on devait se méfier, mais pas aussi brutales que la batteuse.

Le tracteur, il l’avait acheté, après la disparition du père. Quel engin merveilleux, que le labeur était facile avec lui ! La charrue avançait toute seule, rapidement. On pouvait charger plus lourdement les charrettes et elles circulaient plus vite. En revanche, après une journée sur le siège en fer, on ne sentait plus ni ses fesses ni son dos, même si le travail abattu était sans mesure !

Parfois, après des heures exténuantes sur une de ces mécaniques qui coutaient si cher, il se disait que ce n’étaient pas les machines qui travaillaient pour le paysan, mais le paysan qui trimait pour elles, pour les rembourser.

Cette énumération de changements l’impressionne. Que de choses nouvelles ! Ses parents, au début, avaient vécu comme leurs parents, qui avaient vécu comme leurs ancêtres depuis des générations. Lui, il a connu tout ça pendant sa seule vie. Quel progrès !

Tout gosse, ils vivaient avec la lampe à pétrole, l’eau au puits et les besoins au fond du jardin. Les soirs d’hiver, lorsqu’il faisait si froid, la mère réchauffait le lit avec les braises dans la bassinoire, alors que la glace gagnait les vitres. Les pieds nus sur la terre battue humide… Il avait eu froid ! Tous subsistaient ainsi, difficilement, mais finalement assez heureux. Le malheur survenait à l’annonce qu’un tel ou une telle avait une maladie ou avait été blessé dans un accident, puis qu’il en mourrait. Des vieux, mais aussi des jeunes, des camarades d’école disparaissaient pour des maux que l’on ne connait plus aujourd’hui, une pneumonie, une rougeole, une indigestion, un coup de sang.

Il se remémore chacune de ces évolutions, très bien. Il n’a aucun problème de mémoire, comme le médecin vient de le lui dire. Depuis qu’il n’a plus de calendriers à respecter, d’échéances, les jours se ressemblent. Qu’il confonde ou qu’il oublie, c’est normal, car il n’a plus rien à penser. Il admet avec lucidité que son esprit part vite ailleurs. Il l’a toujours fait quand il est trop concentré ! C’est ce qui a dû arriver dans le virage, il avait la tête à autre chose qu’à conduire. Tout simplement.

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