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André est souvent absent dans sa tête. Il est retourné dans son enfance et son adolescence, mélangeant les époques, revivant les répétitions annuelles dans la pulsation particulière des saisons. Elles s’inscrivaient dans un temps immuable, rassurantes dans leur constance.

Il revenait toujours aux travaux d’hiver, sa période préférée, quand on étalait le fumier à la fourche dans le froid avec la légère brume qu’il dégageait. Le labour suivait, ouvrant lentement la terre telle une prière l’invitant au réveil.

Dès les premières pousses d’herbes, on sortait les bêtes le long des chemins. On se croisait entre gamins et les vaches jouaient à se mélanger. Surtout, on ramassait le repounchou* dont la mère faisait une omelette le soir.

Très vite, on lui avait demandé de participer, au plantage des potonóus*, ou au semis précis du millás*, aux sarclages répétés sans cesse. Il avait toujours maudit ces travaux qui vous courbent le dos, à reprendre à peine terminés.

La fenaison arrivait vite, souvent avec l’angoisse de l’orage. S’il pointait, il fallait se dépêcher pour regrouper les andains en petites meules pour limiter les effets de la pluie, puis étaler de nouveau le foin quand elle était passée. Il ressent à nouveau la chaleur du début d’été sur son torse nu, déjà bien bâti, alors qu’il montait les bottes à la fourche vers la femme qui le rangeait sur la charrette, le remerciant chaque fois d’un sourire. La douce odeur de l’herbe sèche lui baigne le nez.

Il mélange tout, car maintenant il est le gamin qui sent le doux parfum du tilleul fraichement cueilli qu’il transporte dans un panier plus grand que lui.

Il revoit aussi approcher, toujours au printemps, l’inquiétant peillarot*, qui achetait les vieux chiffons. Il semblait s’habiller avec ! On sortait alors les peaux de lapin, tendues sur une branche d’osier aussitôt la bête écorchée. Ce mendiant payait ces trésors de quelques sous, avec un rictus à une seule dent.

Il est plus âgé dans ses souvenirs quand il entend la musique et les bruits de la Saint-Jean, avec des cavalcades, des chars fleuris, des fanfares, et bien sûr la fête foraine avec les autos tamponneuses et les stands de tir. Le soir, il revoit le formidable brasier sur la place du village, pour la fête de l’été, dans un tourbillon enivrant de rires.

Auparavant, plus sérieusement, il se souvient de la procession de la Fête-Dieu qui venait bénir chaque endroit du pays. Au début, avec sa mère, ils la suivaient, la tête baissée, psalmodiant des mots incompréhensibles pour son jeune âge.

La partie la plus sacrée de ces années était les moissons qui réunissaient toujours plusieurs familles dans une compagnie joyeuse. Petit, il regardait les hommes passer la faux sur le tour des parcelles pour préparer le passage de la barre. Il était alors avec les femmes à relever les blés ou les avoines couchés par la pluie. Plus tard, il aidera au liage des gerbes et à leur rassemblement debout dans le champ.

Le montage du plounjóú*, l’immense gerbier, était une opération magique pour le garçonnet qu’il était. Les bottes circulaient de fourche en fourche pour être disposées soigneusement sur une meule gigantesque, afin de résister à l’écroulement et à l’orage. Il revoit les différentes couleurs de jaunes et d’ocres selon la variété des céréales, tandis que cette odeur toute particulière de paille séchée, de froment ravit ses narines. Les temps ayant changé, il n’apprendra jamais cet art, ce qui lui laissait un désenchantement.

Quand toutes les récoltes étaient à l’abri, la détente et le soulagement se manifestaient dans les fêtes votives, où ils retrouvaient tous ses camarades. Pour la Sainte-Marthe, à Bramont, le défilé déguisé amusait les badauds, avant d’aller à la fête foraine et au feu d’artifice, le spectacle inoubliable ! Le 15 août, à Soulirac, on sortait les jeux de quilles et leur grosse boule en bois, en attendant le bal en soirée.

Sa famille ne descendait jamais à la fête de Soulirac, car à la même date, le grand repas de famille réunissait les tantes, oncles, cousins et cousines des alentours. Certaines arrivaient des jours avant pour préparer le déjeuner, alors que les hommes installaient les tables sur des tréteaux dans la grange. Parfois, ils étaient plus d’une trentaine de personnes. La soupe, qui avait mijoté presque une journée, et la poule farcie étaient incontournables, encore meilleures que celles de l’an passé !

L’été s’achevait, l’école reprenait. Les jours de congés, il se précipitait pour les vendanges et la récolte des pommes, dont on cueillait les plus belles pour les monter au grenier sur un lit de paille. Il aimait pouvoir assister au passage du pressoir à cidre, avec ces odeurs fortes de fruits murs écrasés.

Cela finissait par le ramassage des châtaignes que l’on faisait sécher dans le contou*, en n’oubliant pas d’en manger quelques-unes en se brulant les doigts. Leur gout lui remonte à la bouche, associé à celui des fóunges*, dont les plus beaux pendaient longtemps sur un fil près du feu.

Au printemps, le père achetait toujours deux porcelets minuscules qui se transformaient en bêtes imposantes, éclatantes de santé à l’automne. En novembre, le boucher montait au petit jour pour les tuer, dans des cris épouvantables. Puis ils étaient lavés, et suspendus en attendant leur découpe. Toute la famille et les voisins s’affairaient en cuisine pour faire les boudins, les saucissons, les jambons, les salaisons, les conserves. Le fond de la marmite à saindoux était leur gâterie, avec les bouts de viande qui avaient mijoté toute la journée.

Les longues soirées d’hiver commençaient. Les premières étaient occupées par le tressage des plus beaux épis de maïs pour les accrocher au plafond. Sa première tresse, il la regardera souvent durant l’hiver suivant. Il en rit maintenant, car elle était tout de travers ; mais c’était la première qui avait tenu.

Ce rythme annuel était cadencé par celui des semaines. Deux jours étaient particuliers, le jeudi et le dimanche.

Le jeudi, la plupart des gamins allaient au catéchisme. Il aimait les histoires fabuleuses qu’on leur racontait, de buisson qui s’enflammait, de mer qui s’écartait, alors qu’il ne l’avait jamais vue. Rapidement, il préféra rester à la ferme, à aider son père, un homme puissant, dur envers lui-même, travailleur acharné, infatigable. Il était tolérant et patient pour les autres, doux avec ses deux enfants. Pour André, soun páyre était le modèle à imiter. Les jeudis après-midi, il rejoignait les autres gorçous pour des aventures incroyables. À la belle saison, quand il n’était pas réquisitionné, ils partaient dénicher les oiseaux, ramasser des écrevisses pour les porter à l’auberge pour quelques centimes, vite transformés en bonbons.

Avec la même bande de garnements, quand on les envoyait en été garder les bêtes bien tentées par les cultures voisines, ils faisaient cuire des pommes de terre dans de maigres feux, sans trop de fumée, car c’était interdit !

Les jours d’école, il faisait le chemin avec deux gars du hameau. Plus tard, il le suivra en tenant par la main sa sœur. Il y avait deux classes, une pour les garçons et une pour les filles. Petit, il redoutait par-dessus tout passer devant la maison de Germaine, à l’entrée du bourg. Il craignait de la voir à la fenêtre et de croiser son regard, car elle était une sourciè : tous les enfants craignaient ses maléfices.

Le dimanche, sa mère descendait à la messe de dix-heures, tandis que son père se limitait aux cérémonies importantes, préférant utiliser ce temps tranquille pour de menus bricolages. André l’imita. Quand ils allaient à l’église, il se rangeait avec les hommes, à droite. L’essentiel arrivait après la messe : alors que les femmes filaient pour finir de préparer le déjeuner, les hommes allaient à l’estaminet parler de choses sérieuses. André se souvenait de sa première entrée chez Bourgeix et de sa première limonade. Il venait d’avoir sept ans.

Il partageait les vues de son père : les curés promettaient le bonheur dans l’au-delà pour permettre de supporter l’enfer sur la terre ! Dans cette contrée de tradition rouge et radicale, on était aussi naturellement anticléricale.

Quand il remontait au côté de son père, il marchait à son pas, pesant et rapide. La table était mise, la mère s’affairait dans le contou, où la grosse marmite ronronnait, pleine de soupe ou d’un pot-au-feu, avec la viande du dimanche. Elle servait son homme et ses enfants, restant debout, ayant mangé avant ou mangeant après eux. Elle gardera cette habitude toute sa vie, même quand ils ne seront plus que tous les deux. Il se rend compte qu’il ne lui a jamais proposé de s’asseoir pour souper avec lui. Aurait-elle seulement accepté ?

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