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André s’endort dans son fauteuil après le déjeuner. Il rêve de sa jeunesse, quand il venait de rentrer d’Algérie. Il ne sait plus s’il est réveillé ou si son illusion se poursuit. Il se revoit travaillant à remonter la ferme. Il avait gardé une dizaine des plus belles bêtes. Les voisins, qui avaient aidé sa mère, étaient des gens sérieux. Les terres étaient restées bien entretenues. Rapidement, avec le savoir acquis à la Maison familiale, il s’aperçut que continuer avec des bœufs à atteler ne le mènerait nulle part. Il voulait un tracteur.

Travailler avec les bœufs était éreintant. Il fallait presque une heure avant de pouvoir partir avec une charrette ou un outil, car, après leur avoir posé le joug, il fallait le lacer soigneusement. Connaitre leur caractère était important pour pouvoir les mener correctement. Quand un ancien ne faisait plus l’affaire, il fallait choisir avec soin le jeune, qui serait formé par son équipier. Il y avait bien la distraction du tailleur de jougs au fond de l’hiver. Pendant un ou deux jours, en contrepartie du repas et de quelques pièces, ce nomade sculptait les pièces de bois pour chaque couple de bœufs, en égrenant les histoires qu’il avait collectées dans les autres fermes. Façonner un bon joug était presque une œuvre d’art.

Il mit un an pour convaincre sa mère, très réticente, de sortir les centaines de milliers de francs que coutait le petit tracteur. Dilapider des sous pour ces machines modernes, elle ne voulait pas. Quand on a du bien devant soi, il faut mieux le garder en cas de mauvaises années.

Il avait pu trouver un Renault D 22 d’occasion et décider sa mère. Quand il traversa le village, tout le monde l’admira et tout le monde le traita de fou. Si jeune et dépenser tout l’argent du père, alors que l’exploitation ne faisait qu’à peine une vingtaine d’hectares ! Si on enlevait les bois, il tenait plutôt une quinzaine d’hectares, éparpillés sur des petites parcelles difficilement accessibles. Mais il avait des projets. Très rapidement, il avait augmenté ses surfaces, prenant en fermage toutes celles à sa portée. Il en avait aussi acheté, cette fois en souscrivant des emprunts. Sa mère disait qu’il avait la folie des grandeurs, que tout allait disparaitre. « On n’endette pas la terre ! », répétait-elle, reprenant la ritournelle du père. Chaque lopin acquis avait déclenché une dispute.

Dans le village, on était de l’avis de la mère. André voyait trop grand, il n’allait pas durer longtemps. « Il a tourné fòl, l’André ! » Tout le monde compatissait à son malheur, en attendant, sans l’espérer, la chute annoncée.

***

Il s’était mis au syndicat. Comme il parlait peu et disait toujours des choses sensées, on lui proposa de prendre la présidence de la section locale. Par défi, il accepta, à cause des critiques qu’on n’osait pas lui faire en face. Plus tard, on lui conseillera même de monter au département. Il refusa, car il n’avait pas assez de temps, sans personne pour l’aider. Il avait entendu dire que les représentants professionnels étaient plus souvent des « professionnels de la représentation ». Il ne voulait pas tomber dans ce piège.

Il s’informait, faisait venir le technicien pour le conseiller. Il avait beaucoup appris à la Maison familiale, car les enseignants dessinaient une agriculture moderne, mécanisée, avec des engrais. Il avait essayé, en cachette. Il avait vu les résultats et maintenant, il faisait confiance aux méthodes nouvelles. Pareil pour les bêtes : il avait été un des premiers à faire appel à l’insémination artificielle. Pour ses plus belles, il avait opté pour de la limousine*, un peu par dévotion. Un des professeurs de la Maison familiale, qui l’avait beaucoup marqué, ne jurait que par cette race. Pourtant, à cette époque, on n’en parlait plus beaucoup.

Quand il vit ses premières génisses, il se dit qu’il avait fait le bon choix. Quand il descendit à la foire avec ses veaux, les regards respectueux et admiratifs le confortèrent, répondant aux félicitations par des bougonnements.

Pour faire taire les dernières critiques, il participa au concours annuel. Il repartit avec le deuxième prix. La plupart clouaient leurs plaques sur la porte de la grange. Le visiteur qui arrivait savait d’emblée que ce paysan était un champion. Lui, il la posa sur le côté intérieur. Il la voyait chaque fois qu’il ressortait. Cela l’encourageait dans ses essais et ses expériences. L’année suivante, ce fut le premier prix. Il n’avait plus rien à démontrer aux autres, il arrêta de présenter ses bêtes. Une fois encore, il avait été précurseur.

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