Chapitre 4 - Blanc

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J’ignore où cet homme m’emmène, mais s’il m’a assuré que ce n’était pas si loin, mes jambes ne sont pas d’accord. Il faut bien l’avouer, mon corps a du mal à se remettre de son calvaire, et les innombrables marches, les pavés inégaux, la fraîcheur du soir mordant mes bras nus ne m’aident pas à m’assurer une convalescence digne de ce nom. Même ma tête tourne un peu, peut-être parce que je veux trop voir ce monde qui n’est plus le mien. Peut-être aussi l’adrénaline du combat m’a-t-elle laissée plus fatiguée que je ne l’étais. Je ne suis pas vraiment en état de parcourir les kilomètres qu’il m’a assurés être faciles. Son havre de paix sera le mien, si tant est que j’y parvienne. Si tant est qu’il en soit un, dans ce monde inconnu où tout m’est hostile.

Les gens, le monde, les langues, de l’eau a coulé sous les ponts et pourtant, j’ai l’impression que c’est toujours la même rengaine. Le chant des âmes. Un refrain continuel, de cris et de silence. De regards qui se tournent et se détournent. De mains qui se serrent et se desserrent. D’alliés et d’ennemis.

Je ne veux pas savoir ce qu’ils croient et ce dont ils sont capables. S’ils sont ne serait-ce que l’ombre de ce qu’ils étaient, alors l’accueil qu’ils me réserveront lorsqu’ils sauront qui je suis, ce que j’ai fait et ce que je compte faire risque de ne pas beaucoup me plaire. Et ce n’est pas celle que je suis, habillée comme je le suis, qui changera quoi que ce soit à cela.

Heureusement que, dissimulée sous une cape taillée parfaitement à ma taille, dans un repli d’obscurité que la nuit tombante rend presque sûr, mon corps n’est pas exposé aux regards. Les autres ne peuvent profiter de cet avantage pour dissimuler le poids qu’ils portent sur leurs épaules. Pourtant, à mes yeux il est indéniable qu’ils en portent un, si lourd qui les fait tous se pencher en avant, les yeux traînant au sol, le visage fermé. Une tristesse infinie semble s’être nichée dans chacun de leurs traits, dans les rides, dans les plus de leurs cols, jusque dans l’ombre de leurs yeux. Oui, j’ai déjà assisté à une telle scène. Oui, j’ai déjà vu ces visages affligés, écrasés. Et j’avais pourtant juré que je ne les reverrai plus jamais. Mais il faut croire qu’en mon absence, leurs chaînes se sont resserrées, leurs mains se sont habituées à leur poids et ont décidé d’elles-mêmes que ces bracelets de honte et de fer étaient une parure à leur goût.

Un homme me bouscule, je trébuche mais ne tombe pas. Il continue son chemin. Et j’entends sa voix qui résonne dans ma tête. Quelque chose comme un « bien fait ! » ou un ricanement dédaigneux. C’est donc encore, toujours ça. Il y a ceux qui baissent les yeux et ceux qui se pavanent, l’air de rien. Il reste des gens pour garder la tête si haute, hors du miasme ambiant, loin de la réalité. L’homme d’aujourd’hui vit une fantaisie. S’il vit dans ses rêves, dans ses idéaux de noblesse, de plein-droit, il vit au sommet du monde, loin de la réalité. S’il vit dans la réalité, la boue a avalé toute envie, tout bonheur, tout espoir. Ils croient vivre libre parce qu’ils ont oublié le poids du monde qui pèse sur leurs épaules. Ils s’écrasent pendant que d’autres ont abandonné leur charge pour se livrer aux plaisirs de l’existence.

Ce ne sont que des menteurs. De vils et perfides menteurs, aux têtes enfarinées et aux langues de vipère dissimulées sous la beauté de leurs sourires et de leur vocabulaire. Ce qu’ils montrent dehors, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, tout cela n’est que vérité, une vérité qu’il faut savoir lire. Une vérité dont, s’il on partage les codes, on mesure la laideur, l’horreur et l’obscurité. Des riches qui se noient dans l’argent, des pauvres qui sont réduits malgré eux à nourrir leurs appétits dévorants.

Et comme pour illustrer mes pensées, nous passons des riches rues pavées à un sentier de terre meuble, presque boueuse. Il me faut m’avouer que je préfère ce chemin impraticable mais par conséquent désert à la foule sans âme qui peuple les rues les plus propres et à leurs malfrat qui commettent leurs crimes en les proclamant loi. Le danger aussi semble être passé, alors que nous rabattons nos capuches et révélons nos visages au soir tombant. Sans doute ai-je raté quelque chose, car il paraît plus détendu, plus à l’aise. Confiant. Je laisse mon regard courir sur les environs. Des arbres d’une belle hauteur, aux feuilles dorées par la lumière du soleil rasant, des buissons de fleurs faussement sauvages, des bosquets aux formes contrôlées mais gardés dans une liberté apparente. Un banc, au bord d’un plan d’eau, sous la chevelure gracile d’un saule pleureur. Une belle fontaine, au milieu du chemin discret où sont creusées deux ornières parallèles. Et finalement, la maison.

Une maison que je reconnais. Une bâtisse blanche, de pas moins de trois étages, aux toitures sombres et aux murs couverts de fenêtres. Je n’y ai séjourné que quelque temps, il y a bien longtemps de cela, mais l’impression de pureté et d’honnêteté m’est restée. Je me souviens qu’avec l’arrivée des beaux jours, les rosiers blancs qui couraient jusque sous les fenêtres du premier étage et la vigne sur les bâtiments les plus anciens donnait des grappes juteuses et colorées. Mais la vie qui y régnait semble s’être effacée avec le temps. Ni serviteurs, ni brouhaha, ni chaos, ni paniers de linge qui traversent dans un sens et dans l’autre. Personne qui ne se promène çà et là, l’ombrelle à la main, l’éventail virevoltant. Au contraire, avec la fraîcheur du soir, tout le monde a l’air de s’être réfugié à l’intérieur, à l’abri des insectes et de ce vent qui fait danser lentement l’ombre des arbres sur les vitres.

Oui, le manoir des Lathon a perdu de sa superbe. Et plus nous nous en approchons, plus le profil, le regard, la carrure du jeune homme qui avance d’un bon pas à quelques mètres devant moi me rappelle le passé. Et mon cœur s’accélère. Est-il… ? Peut-il… ?

Non. Pas d’espoir. L’espoir impossible n’engendre que la déception. Si ces murs l’ont vu grandir, passer et repasser, rire et pleurer, je ne peux espérer faire de même en ces lieux. Je ne suis ici qu’une étrangère, invitée peut-être, mais une pièce rapportée qui jamais ne pourra faire partie d’une famille. Il ne faudrait pas que je m’effondre complètement devant eux. Je ne peux pas me montrer faible, sans quoi on se demanderait si je n’étais pas mieux dans ma tour. Et puis, les elfes, plus encore que les humains, ont leur fierté, leur honneur. Se reposer sur moi doit déjà leur être douloureux, alors s’ils croient que leur sort dépend d’une femme qui peine à se reconstruire, ils pourraient bien mal réagir.

Je prends tout de même une grande respiration avant de gravir les quelques marches qui mènent au perron. L’homme qui m’accompagne frappe à la porte, qui s’ouvre sur un hall où mon regard croise celui d’une peinture.

« Vous avez un bon peintre, je me surprends à murmurer en m’appuyant lourdement sur la rambarde. Ces yeux sont exactement ceux que j’ai connus. Veuillez… Veuillez m’excuser quelques secondes je vous prie... »

Ma gorge se serre. Les elfes ont la mémoire éternelle. Nous, les hommes, peignons pour nous souvenir. Eux peignent pour honorer leurs morts. Et c’est à la qualité de l’œuvre qu’ils jugent de la qualité d’une âme. Leurs portraits sont à la fois un reflet de leur naturel et un portail vers une époque et les changements qu’elle a subis grâce au défunt. Et si pour lui, l’obscurité est appropriée en toile de fond, c’est ma faute, et uniquement ma faute. Je me suis laissé aller. J’ai cru être libre, un instant. Juste un instant. Un instant de trop. Si j’avais été humaine, cet instant m’aurait coûté la vie.

Mais ni lui ni moi n’étions humains. Nous avons traversé le temps des regrets. Celui des remords aussi. Nous avons nié le passé, le présent, le futur. Lui l’a fait, jusqu’à la fin, j’en suis sûre. Et je suivrai ses pas. L’elfe a atteint le bout du chemin. Sans doute m’y attend-il, avec ses cheveux noirs volant au vent et son sourire chaleureux qui tranchait si radicalement avec son attitude glaciale. Sans doute me prendra-t-il dans ses bras et me serra dans ses bras jusqu’à ce que nous étouffions tous deux sous le poids de nos larmes. Sans doute le retrouverai-je un jour, peut-être plus rapidement que je ne le pense.

Mes jambes, soit que l’émotion m’ait à ce point submergée, soit que la sécurité m’ait sapé mes dernières forces, ne me portent plus. Je glisse et m’effondre aux pieds des escaliers, le souffle court. En voilà, une belle première impression. Ne manquerait plus que je me mette à pleurer.

Helen Mitra, la pleurnicheuse… Ha. Une bien belle épitaphe ma foi.

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