Chapitre 2 - Conseil Tentaculaire

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Faerys voulut partir dès qu'il eut posé les pieds dans la salle de commandement, c’était la première fois qu’il venait. Elle se contenait à l’intérieur d’une sphère aux murs recouverts d'un filet d'eau, où se projetaient une carte des villes sous-marine. Au centre, six fauteuils sur pivot entouraient une table ronde, en bois flotté, baignée dans la lumière issue de la verrière au plafond. Mais elle pouvait aisément en accueillir le triple. La roche sous leurs pieds était polie à tel point qu'il jurait y voir son reflet. Peut-être qu'une couche de nacre y avait été apportée. Ce lieu paraissait trop lisse et impersonnel au goût du prince. Il avait comme la sensation d'un regard par-dessus son épaule. Les quatre Grands Conseillers étaient réunis, ils présentèrent une mine bienveillante et les invitèrent à s'asseoir.

Faerys se força à poser son derrière sur le bord de l'assise. Ces regards de compassion créaient une boule dans son ventre et un poids sur son dos. Il déglutit. Oppression, faux-semblants ; un enfer. Il ne se sentait vraiment pas à sa place malgré son rang. L'un des dirigeants prit la parole. Sa peau rouge et la texture de son crâne orné d'excroissances suggérait un crabe ou une araignée de mer. Le jeune homme prêta à peine attention avant que sa sœur ne réponde.

« J'ai entendu parler d'une épidémie en Sylvaréna. Un mal similaire à celui qui a touché mes parents. Si l'infection se propage, il faut prévenir les aquaïens et mettre un plan de prévention en place.

— Qui vous a donc inquiété avec cela ? Il ne s'agit que de cas isolés, trop peu pour une analyse et un développement de traitement rapide.

— Donc vous nous avez menti en prétendant ne rien savoir sur leur maladie. »

La princesse fronça les sourcils afin d'afficher son mécontentement. Elle redressa le menton et croisa les mains sur ses cuisses. Nalya paraissait agacée mais, du coin de l'œil, Faerys ne manqua pas la tension de ses doigts. Le cadet gratta l'accoudoir de sa chaise du bout de l'ongle, ses pupilles s'orientèrent vers la surface en bois alors que son cœur battait dans ses oreilles. Des pensées parasites tournoyèrent dans son esprit. Sa sœur reprenait toutes les responsabilités seule, elle gérait la mort de leurs parents seule ; il l'avait laissée tomber. Mais comment la soutenir tandis qu'il était lui-même incapable de faire son deuil ? Il manqua la fin de la réunion car il vit Nalya s'incliner lorsqu'il repoussa, enfin, ces questions. Une fois encore, elle ne le trompa pas. Son sourire n'atteignait pas ses yeux. Pas plus que la gratitude qu'elle témoignait.

***

Kyos pénétra dans la salle du trône de sa nage militaire. Des ondulations fermes, rythmées, maîtrisées. Même si cette habitude s'ancrait dans son instinct, elle flancha face à la ride soucieuse entre les yeux de Nalya. Il prit une seconde pour détailler la princesse. Des cernes, le teint terni et la lenteur de sa tête quand elle le regarda lui prouva que les doutes avaient accompagné sa nuit plus que le repos.

« Betta Kyos au rapport votre Altesse. Vous avez dû recevoir mon affectation à vos côtés. »

Officiellement, pour l'aider dans sa prise de fonction au pouvoir. Officieusement, pour la surveiller. Nalya n'était pas dupe, elle n'avait pas révélé le nom de Sperys alors qu'ils l'avaient réclamé plusieurs fois. Elle souhaitait que sa proximité avec le combattant l'empêche d'accomplir sa mission et au contraire, qu'il lui révèle des informations. Les justifications hasardeuses du Conseil avaient éveillé ses soupçons. S'ils avaient la moindre responsabilité dans la mort de ses parents, ils payeraient. Elle se leva d'un geste fluide et capta le regard du soldat.

« Malgré notre amitié, Atlantide ne pardonnera pas les traîtres.

— Cela va de soi, Altesse. Tout autant que le Conseil désapprouve la désobéissance.

— Le Conseil a menti. Le saviez-vous lorsque vous me consoliez ?

— Je ne suis qu'un soldat. Si le Conseil cache une information, alors elle ne quitte pas la salle de commandement. »

​​​​​​​Il soutint les prunelles inquisitrices afin de prouver sa bonne foi. Les gardes d'élite de Falside se formaient à obéir et atteindre leur objectif avec les informations que leurs supérieurs partageaient. Point. Nalya le croyait. Elle ne pensait pas que le mensonge ou la manipulation était dans la nature de Kyos. En fait, il était brut de décoffrage, ce trait de caractère l'avait fait rire plus d'une fois.

« Dans ce cas, quelle est ta vraie mission ?

​​​​​​​ — Trouver la personne qui vous a renseigné et enquêter sur Néride.

— Il y a un problème avec cette cité ?

— Elle, et un millier de villes abyssales ont cessé leur compte-rendu quotidien. »

Encore des cachotteries. Pour ces cas, la Surface envoyait son armée. La méthode s'éprouvait depuis la création de Falside cinq-mille ans auparavant. Mais si ces mille villes avaient cessé leurs rapports en même temps, ils devaient être en sous-effectif. Sperys avait-il la moindre importance dans cet acte rebelle ? Elle comptait retourner le voir, Kyos ou pas.

Suite à cet entretien, elle le guida à ses appartements dans le palais. Le combattant vivait en colocation de quatre depuis son entrée à l'académie. Il possédait peu d'objets personnels, pas même une photographie de sa famille sur une tablette. Pas de vêtements civils en dehors de ses uniformes. Pas de souvenirs d'Aquisole où il avait passé cinq ans en formation. Cette chambre lui paraissait trop grande et luxueuse. Un grand lit, une penderie trois fois plus grande que ce dont il avait besoin, un tapis d'anémones orangées rarissimes, une coiffeuse, un miroir en pied, un lustre d'oursins modifiés pour s'illuminer la nuit. Il y avait peu d'espèces naturellement bioluminescentes à cette profondeur. Il posa sa valise et rangea ses uniformes pliés au carré. Nalya s'appuya au cadre de la porte de gorgones de la couleur du soleil couchant. Bien qu'elle l'ait prévenu, elle craignait de le perdre. Son soutien, sa présence avaient été précieux lorsqu'elle accompagnait ses parents consulter les médecins de Falside.

« Outre le travail, comment te portes-tu ?

— Comme toujours.

— Vide alors. »

En effet, la majorité du temps. Jusqu'à ce que ça concerne la princesse d'Atlantide. Il ne saurait mettre des mots dessus. Son intérêt s'éveillait, sa mission le dérangeait. Il repoussa sa longue crête derrière son oreille puis poussa sa valise en cuir de baleine dans le placard. Parallèle avec le fond. Il s'approcha ensuite de la princesse. Bien qu'un mètre les séparait, leurs yeux se cherchèrent puis s'ancrèrent dans une connexion inexprimable. Leur respiration se synchronisèrent. Les battements de leur cœur ralentirent et s'approfondirent. Un petit quelque chose, une transe, une fusion.

Se détournant, ce fut Nalya qui brisa l'envoûtement. Son port altier maintenu.

« Je me rends à Néritide, accompagne-moi puisque tu dois enquêter. »

***

Sperys fixait le plafond de son appartement depuis deux bonnes heures, un bras sous l'oreiller, l'autre massait la nuque du jeune homme lové contre lui. En tant qu'escorte, il avait appris à rester alerte, même les yeux fermés. Cependant, un sommeil léger et un amant en proie à des cauchemars ne s'appareillaient pas. Faerys dormait, la tête sur sa poitrine, les membres enroulés autour de son torse et de ses bras. Les tentacules se serraient si fort qu'il en aurait des marques. Il préférait le laisser faire ; le prince dormait mal en ce moment, du repos ne pouvait être que positif. Et puis, une marque en plus ou en moins, quelle importance ?

Le calmar s'inquiétait de la capacité de son amant à surmonter cette épreuve. Il concevait que la situation était difficile mais il nécessitait sa concentration et son dévouement total pour rallier les villes épipélagiques. Il porta ses iris ambrées sur le minois du poulpe et ne contint pas son mince sourire attendri. Il tendit la main pour ouvrir un écrin sur son chevet et se saisit d'une clef d'une dizaine de centimètres. Une clef argentée à l'anneau finement ciselé à l'effigie d'un calmar dont les membres s’enroulaient sur la tige. Une double chaîne permettait de la porter autour du cou. Il éveilla le cadet avec douceur puis lui confia l'objet en lui attachant.

« J'ai besoin que tu la garde pour moi. Elle est précieuse, ne la perd pas.

— Qu'ouvre-t-elle ?

— Tu le sauras vite.

— Cesse de me traiter comme un enfant ! »

Faerys se redressa, les regards sombre, les sourcils froncés, les lèvres crispées. Sperys lui cachait une partie de ses plans, il en avait assez de cette relation asymétrique. Il assumait, lui aussi voulait détruire le Conseil. Il refusait que son amant doute de lui. Sperys se contenta d'observer sa colère, étendu.

« Tu agis comme un enfant impatient, asséna-t-il calmement

— Tu ne me dis pas tout.

— Non, j'attends la visite de ta soeur. Je te confie cette clef, tu ne devrais pas avoir besoin de plus de preuves de ma confiance. »

La mine du prince s'assombrit et il serra les poings. Pourquoi devait-il encore attendre après elle ? Toute sa vie s'organisait après sa sœur ! Il jaugea Sperys un instant puis comprit qu'il ne changerait pas d'avis. Il se leva, agacé ; enfila son pantalon en cuir de requin blanc et son débardeur fluide acheté à un marchand venu des eaux douces de l'Aferpens ; puis quitta l'appartement de son amant. Sperys lâcha un profond soupir, le complexe d'infériorité du prince l'amusait d'ordinaire, mais il avait d'autres préoccupations aujourd'hui. Qu'il le veuille ou non, Nalya était leur meilleure chance d'étendre la défiance aux cités de son étage océanique. Elle n'était qu'une étape. Et Faerys risquait de devoir choisir son camp, il ne pouvait pas lui révéler maintenant la suite du plan.

Faerys plongea dans les artères de Néritide dans l'espoir de vider son esprit. En fin de matinée, la cité fourmillait de vie : des marchands du monde, des familles, des adolescents sortis des cours, de la lumière, des cris, des rires, des ballets de rues. La première fois qu'il était venu, Faerys ne croyait pas découvrir autant de vie dans les eaux nocturnes et glaciales des abysses. Les cités abyssales étaient réputées pour le travail des métaux grâce à leurs accès aux sources les plus chaudes de l'océan. Néritide était la seule fabricante des tridents des bettas de Falside. Cela avait été sa première découverte hors d'Atlantide. Les nérites étaient plus expressifs que les Atlantes et l'entraide se trouvait à chaque coin de rue. Faerys aimait errer des heures entières entre les épaves, il se sentait chez lui. Bien plus que dans sa chambre au palais.

Il avait rencontré Sperys au détour d’un stand de marchands nordiques. Il livrait une commande spéciale qui demandait un mois de voyage. Son regard l'intimidait, sans compter ses splendides tentacules munis de crochets acérés et rotatifs. Le calmar l'avait surpris à espionner et avait fait le premier pas. Outre sa froideur, l'escorte prêtait une excellente oreille et prodiguait les meilleurs conseils qu'il puisse. Pour la première fois, il s'était senti comme Faerys. Pas comme prince, après la princesse héritière. Ses récits d'aventures l'avaient captivé. Leur passion commune des céphalopodes, leur intelligence, leur soif de nouveauté, leurs escapades dans les villes voisines. De fil en aiguille, il révélait ses opinions politiques, ses visions pour le futur de leur espèce. Il était lentement tombé sous le charme du plus âgé. Il vivait enfin. Et le voilà, à douter de la sincérité de chacun de ces instants. Il espérait être plus qu'un vulgaire outil.

Malgré la foule, malgré les dizaines d'échoppes accompagnées de leurs négociants, un silence de plomb s'imposa sur la place centrale. Son choc s'intensifia face à sa soeur escortée d'un combattant. Le même qu'il avait rencontré la veille. Si la princesse d'Atlantide était bienvenue, ce n'était pas le cas des petits soldats de la Surface. Néritide se taisait à l'instar d'un seul homme pour conserver ses secrets. Tous les regards s'orientaient, avec plus ou moins de discrétion, vers le duo. Prudente, Nalya progressait au milieu de l'attention hostile comme entre les mines flottantes de ce champ où l'avait emmené Sperys. Faerys souhaiterait une explosion. Particulièrement au soulagement qu'il décela sur son visage lorsqu'elle l'aperçut. Il priait que les nérites ne lui tiennent pas rigueur de la bêtise de sa sœur. Il n'eut pas besoin de l'écouter pour savoir qui elle cherchait. Il retourna à contre cœur chez son amant, il ne s'inquiétait pas de Kyos, le calmar lui verrait sans aucun doute une opportunité.

Sperys les invita à s'asseoir sur sa causeuse ; les frottements de ses tentacules lui soufflaient la satisfaction de son amant. Faerys s'adossa à la baie vitrée, face à la table basse tandis que le duo et le nérite se faisaient face. Après un échange de banalités, Nalya posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis ses premières brasses en ville.

« Vous ne vendez pas de coqu'-à-infos ? »

Sperys lui offrit un sourire amusé. Ces coquillages étaient distribués par la Surface pour tenir les populations informées. Des informations choisies saupoudrées de propagande. Falside s'était octroyée le droit d'en être l'unique productrice. Mais les ventes diminuaient depuis l'invention des tables à énergie hydroélectrique. Un ingénieux mélange des organes électriques d'anguilles et d'hydroliennes. Une innovation ayant eu beaucoup de succès chez les populations abyssales qui se renseignaient désormais sur des réseaux alternatifs qui échappaient à Falside.

« Nous les distribuons. Mais personne ne les achète. Je conclue, par la présence de ce combattant, que vous avez rendu visite au Conseil.

— Exact. Ils ont avoué avoir menti.

— Mais ?

— Ils prétendent que ce n'est pas aussi grave que vous le dites. Je ne peux croire ni l'un, ni l'autre. Alors emmenez-moi en Sylvaréna. »

Elle lui lança un sachet de perles comme acompte pour le voyage. Elle lui verserait le double à leur retour. Kyos se tut mais il devait rendre un rapport journalier et celui de ce soir le torturait d’ores et déjà. Mais la princesse ne faisait rien de répréhensible, voyager n'était pas interdit. N'est-ce pas ?

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