Chapitre 7 - Vague Scélérate

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La soirée avança au rythme du groupe de musique. Les sujets sérieux épuisés, Sperys entraîna Faerys au-dessus des fauteuils pour danser. Un sourire fleurit sur les lèvres du cadet qui se retrouva chanceux de ne jamais avoir manqué un cours de danse avec son précepteur. Il n'aurait pas l'air d'un ridicule adolescent qui n'avait pas vécu la moitié des expériences de son amant. Ils partageaient enfin un moment de paix. La tête contre son épaule, il savoura cet instant hors du temps. La berceuse de ses battements de cœur, le confort de sa chaleur.

Une bouffée de tendresse enveloppa la poitrine du calmar. Il posa sa joue contre le crâne du plus jeune, leur corps en chœur au son de la mélodie sensuelle. Cet attachement le déboussolait, lui qui était si solitaire. Sans vantardise, il avait eu quelques conquêtes mais elles étaient bien ternes par rapport à Faerys. Sa curiosité, son caractère rebelle, son désir de changer le monde aussi puissant que le sien.

« La clef que tu portes, elle permet de réveiller le Kraken. Cette créature et le Léviathan sont les seules armes de destruction massive que possèdent les aquaïens. Outils confisqués par Falside. Je sais où est le Léviathan mais je n'ai pas sa clef, j'ai la clef du Kraken mais j'ignore où il est caché.

— Pourquoi attendre pour m'en parler ?

— Ta famille possède la clef mais seuls les couronnés en connaissent l'existence. Je craignais que tu n'insistes auprès de ta sœur. Tu étais jaloux et tu as déjà pris assez de risques.

— Tu veux couper l'accès de la mer aux terrestres, devina Gorys qui pénétra leur bulle. »

Le pirate posa ses mains sur les hanches du nérite et accompagna leur danse. Il capta le regard du plus jeune et fut surpris de n'y déceler ni jalousie ni haine. En effet, le prince comprit que son amant le connaissait et la mauvaise foi ne faisait pas partie de ses défauts. Oui, il aurait certainement pris les devants pour arracher ce secret à Nalya et il aurait mis les plans de Sperys à mal. Leurs ondulations synchrones se poursuivirent à l'enchaînement de chanson. Outre ces considérations, l'objectif du calmar était d'une redoutable simplicité. L'océan était une voie d'échanges indispensables aux humains. Voilà de quoi opposer un rapport de forces.

Une agitation extérieure brisa leur communion. Un morsidois tomba à travers le rideau d'algues, la joue éraflée. Des combattants firent irruptions à sa suite et repérèrent le trio. Ils déclarèrent leur arrestation au nom du Haut Conseil. Sperys jura ; la petite opération de la princesse avait vite atteinte les oreilles de la Surface. Il intima à ses deux acolytes de fermer les yeux et dégoupilla une grenade à lumière qui éblouit le reste de la pièce. Ni une, ni deux, ils se précipitèrent sur l'écoutille au plafond et s'enfuirent. Dehors, ils découvrirent que les soldats du bar n'étaient pas seuls. Une dizaine d'autres parcouraient les rues et fouillaient les bâtiments sans l'autorisation des occupants. Le trio se glissa entre les moitiés d'épaves, il voulait retourner à Isilde. Il se doutait que Falside cherchait à rapatrier aussi Nalya et Kyos. Les trois hommes se plaquèrent à une coque en fibre de verre, un trinôme de combattants surplombait la ville. S'ils sortaient, ils les verraient. Ils soupirèrent, jurèrent et s'agitèrent. S'échapper dans l'éternelle pénombre des abysses était d'autant plus dangereux sans boussole ni lumière. Ne restait qu'à se cacher jusqu'à leur départ ou se battre. La seconde option risquait d'ameuter le reste des soldats.

Faerys s'inquiéta pour sa sœur : elle avait été si déçue par son opération et elle haïssait le Conseil. Il comptait sur son habituelle maîtrise qui lui permettrait d'étouffer sa rancune. Ils débattirent de la meilleure action à jouer ce qui les détourna leur vigilance, permettant à leurs poursuivants de les repérer. En un battement de cil, les soldats formaient une sphère autour d'eux, leurs tridents pointés dans leur direction pour les dissuader de résister. Organisés, entraînés et armés, les militaires étaient redoutables. Tels des crabes dans une nasse, ils ne voyaient pas la porte de sortie. Sperys maintint le prince entre lui et le pirate tandis que la sphère se déplaçait, les pointes acérées les obligeaient à suivre le mouvement.

Les morsidois observèrent l'arrestation d'une tension retenue, la colère grondait. Le couple représentant la ville se saisirent d'épée et attaqua d'un seul élan les combattants. Deux d'entre eux furent blessés, ils rompirent la formation et se retournèrent contre le duo. La population ne tarda plus à répondre et s'unit pour repousser les serviteurs de la Surface.

Le pirate désarma un combattant et utilisa le trident contre lui. Les armures de ces soldats n'étaient vulnérables qu'à l'alliage de leurs armes fabriquées dans le secret des forges de Néritide. Sperys esquiva un coup de justesse, ôta sa dague de son fourreau et riposta. Il n'attendit qu'une ouverture pour fuir. Il interpella ses acolytes. Gorys suivit à la première occasion. Une plainte résonna dans la bataille ; le calmar se tétanisa. Les entrechoquements des armes s'éloignèrent, il se retourna et son champ de vision se réduisit à son amant traversé des pointes d'un trident. Son cœur s'alourdit d'un cri de détresse retenu lorsque le regard brumeux et égaré du prince le chercha comme une ancre pour se raccrocher au monde des vivants.

Le pirate tira son bras, argua qu'ils n'avaient pas les moyens de le sauver ni de le soigner. Son corps se mouva mécaniquement, il ne parvenait plus à penser. Perdre le contact visuel fora un gouffre béant dans sa poitrine. Son âme se durcît de rage et lui permit de se concentrer sur leur fuite Ils se postèrent dans les ruines du récif qui bordait Isilde et épièrent les soldats qui escortaient Nalya et le maire de la ville. Ils n'avaient qu'à attendre que toutes les troupes se retirent.

Gorys monologuait à ses côtés mais les mots n'atteignaient pas ses oreilles. Il serrait le poing sur le sable, le laissait s'échapper de ses doigts et recommençait. Il n'osait ouvrir les lèvres, la pression dans son torse menaçait de s'évacuer à coup de hurlements et de violences. Et si son corps brûlait de fureur, ses émotions gelaient dans son esprit. Son objectif. Il devait se focaliser sur son objectif. Il reporterait son deuil après la Révolution. Des milliers d'aquaïens comptaient sur sa personne pour mener la guerre. Ce fardeau était le sien, il n'interférerait pas. Au moins, l'arrestation de Nalya lui permettait d'agir. Une passion de destruction naquît au creux de son ventre accompagnée d'une grimace de haine. Sa prochaine provocation fleurissait de pétales écarlates dans les limbes de la fosse en lieu et place de son cœur.

Cette interminable nuit toucha à sa fin, persuadés que les deux fuyards devaient être d'ors et déjà bien loin, les coursiers de Falside désertèrent au lever du jour. Ils s'octroyèrent quelques heures de sommeil, puis, remontèrent au-dessus des vagues se nourrir. Le pirate tenta, à plusieurs reprises, de consoler le nérite. Mais ne lui venaient que des mots emplis de maladresses alors il les tût. Un soupir lui échappa au mutisme de son compagnon. Tant pis, il manquait de temps pour le ménager.

« Tu vas pouvoir assurer la suite seul ?

— Tu pars ?

— L'Académie a besoin d'une visite. Ça ira ? »

Sperys considéra la suggestion du pirate et hocha la tête. Le calmar lui confiait le renversement de cette institution aliénante sans hésitation. Il requit un dernier service de sa part, le laissa partir et plongea vers Morside à la recherche d'alliés pour son ambitieuse entreprise.

***

Nalya abandonna son masque de princesse. La vue de son frère sur cette civière, une compresse sur le ventre, inconscient : insoutenable. Elle s'époumona sur son prénom, invectiva les gardiens de la Surface, se débattit de la prise de Kyos. Le betta jouait son rôle de fidèle soldat depuis l'irruption de ses camarades dans leur chambre d'hôtel. L'exercice s'enhardissait face au tourment de la tortue. Il lui chuchota que Faerys serait soigné à Falside, qu'il était fort et survivrait au voyage. Il avait eu le mérite de la calmer. Mais son angoisse transparaissait dans la tension de ses doigts et l'agitation de son regard.

Son retour à la Surface lui conféra un profond malaise. Il s'y sentait prisonnier à présent. La princesse fut placée en cellule tandis que le Haut Conseil lui mandait un rapport oral. Il devait justifier ses omissions. Sa plaidoirie était prévue depuis plusieurs jours déjà ; il fit passer ses mensonges pour des précautions lorsqu'il voulait assurer sa loyauté à la princesse. Il devait avoir pris deux ou trois enseignements des deux céphalopodes au cours des derniers jours car le Conseil goba le moindre de ses mots.

Suite à cet interrogatoire, il prépara un plateau et visita Nalya. Elle maintenait son port altier malgré le tumulte de ses sentiments qui tempêtaient. Ses vêtements débraillés brisaient son habituelle toilette. Elle ne ressemblait plus à la princesse qu'il avait vu pleurer dans le couloir de l'hôpital. Pourtant, cette version intensifiait la vie qu'elle lui insufflait. Cette version s'était construite avec lui, avec un partage de leur histoire. Il espérait que sa propre mise à jour plaisait à Nalya.

Kyos éloigna le garde d'un signe de main avant de la rejoindre dans le cachot humide. Il s'assit et posa le plateau entre eux pour partager le menu frugal des combattants. Elle picora sans lui accorder de regard. Il ne sut si sa présence lui était désagréable ou s'il ne s'agissait que d'une manière de contrôler le débordement d'émotions qui menaçait.

« Nous ne sommes pas surveillés...

— Des nouvelles de Fae ?

— Il est en salle d'opération, il s'en remettra. Le Conseil vous renverra à Atlantide mais vous aurez interdiction de la quitter et je resterai en poste. Ils pensent que tu me confieras tous tes éventuels projets de rébellion.

— Que tu t'empresseras de leur souffler.

— Ce n'est pas de moi dont vient la délation... Les témoins ne manquaient pas à Isilde...

— Comment te croire ?

— Officiellement, les marins sont morts de la main de Sperys et Gorys. »

Enfin, elle daigna le regarder. Elle lut la sincérité de son visage, la tension de ses épaules diminua. Nalya jugeait un fond de méfiance plus sûr. Elle doutait de la véritable allégeance du betta. Elle mordit la chair d'un crabe, sa première nourriture fraîche depuis son départ en Sylvaréna. Elle la savoura. En plus, ça lui permettait d'éluder la conversation. Kyos était désemparé de son rejet. Il lui semblait que leur relation privilégiée s'envolait du fait d'un incident extérieur à sa volonté. Il prit sa main et capta son regard. Le besoin de se livrer le saisit.

« Nalya, vous comptez pour moi. Vous me paraissez être la seule chose palpable dans ce monde. Je n'ai aucun souvenir de ma vie précédant l'Académie, je ne me souviens pas du visage de mes parents, je ne me souviens pas si j'ai des frères et sœurs, je ne me souviens même pas de mon caractère. Vous me rendez mon âme. Je conçois vos soupçons mais, de grâce, ne m'abandonnez pas. »

Pathétique. Non, pire. Pitoyable. Elle devait le trouver minable à geindre. Elle méritait un homme fort, pas un pleutre sans personnalité. Son cœur tomba dans son ventre lorsqu'elle se libéra de sa prise et détourna la tête.

Bien loin d'un rejet, le palpitant de Nalya tambourinait dans sa poitrine. En tant que princesse, des prétendants s'étaient déclarés plus d'une fois. Aucun ne lui avait fait un tel effet. Son ventre frétillait. C'était trop facile, elle ne pouvait abaisser sa vigilance sur la base de cet aveu. Tout cela pouvait n’être qu'affabulation. S’emballer risquait de précipiter sa perte.

« Mon peuple est ma priorité. »

Il le savait, il n'oubliait pas sa mise en garde à son affectation. Atlantide ne pardonnait pas les traîtres. Il n'en était pas un, il le prouverait. Il concevait le besoin de recul de Nalya alors il se leva, s'inclina avec déférence et quitta la cellule.

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