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Énora a rendez-vous avec Christian dans un bar du centre-ville ouvert le lundi. Ils complotent pour l’anniversaire de Ghislaine : soixante ans, c’est à inscrire dans les mémoires. Leur fils Michaël a soufflé ses bougies une semaine auparavant, il a un an de plus qu’Énora. Ils désirent louer une salle des fêtes pour les deux belles occasions.

— Coucou chef ! Tu vas bien ? (Elle sort sa veste courte bleu marine qui la maintient bien au chaud en cette saison, et la dépose sur une chaise libre.)

— Salut, impeccable, merci. Tout va toujours aussi bien pour toi ? Je ne te vois plus, ça me manque, tu sais.

— Depuis que j’ai passé mes horaires de fermeture à dix-neuf heures, oui, hélas. On devrait décider d’un jour où l’on boirait un verre tous ensemble une fois à la boulangerie, une autre fois à la librairie, comme le vendredi par exemple, cela te conviendrait ?

— Super, j’achète ! s’exclame-t-il. Bon, sinon, j’ai la salle des fêtes à la date que j’ai fixée. Tu veux un thé ?

— Oui, un thé à la menthe s’il te plaît, répond Énora. Génial pour la salle ! Euh… d’accord… Alors il nous reste quinze jours pour la mise en place. Je vais donc commander les ballons cet après-midi.

— Cool, merci, c’est gentil.

— Non, c’est tout à fait normal. Dis-moi ce que je pourrais faire d’autre, je suis ton homme, plaisante-t-elle.

— Tu n’as pas trop mué, ça n’est pas trop frustrant d’avoir la voix d’une gonzesse ? s’amuse-t-il.

— Oh ! fit-elle l’air outré. Bien trouvé, j’avoue, bien trouvé…

— Bonjour, un café et un thé à la menthe s’il vous plaît, demande-t-il au serveur qui s’avance vers eux.

Le serveur acquiesce.

— Je souhaite faire une très belle fête, avec de belles personnes. Les amis des amis sont également conviés, reprend Christian.

— De combien est la capacité de personnes autorisées dans ta salle des fêtes ? Parce que bon, cela va en faire du monde, interroge-t-elle, les yeux écarquillés.

— Ne t’inquiète pas pour ça, je gère ! Seras-tu accompagné?

— Bien sûr, par Alex et son Apollon pardi !

— Alex est invité d’office, conclut-il… Ensuite ?

— Spike ! Si tu y tiens… (Elle affiche un sourire narquois.)

— Ta boule de poils, sérieux, je vois... ma chérie, aucun prétendant à ta porte ?

— Christian… s’il te plaît, répond-elle, agacée. C’est un complot entre vous tous ? Ma vie est très bien telle qu’elle est, je t’assure. Et puis, je t’aurais mise au courant.

— Mouais… non, c’est faux, reprend-il.

— Oui, tu as raison… pour être sûre d’une personne, il faut combien de temps ? réfléchit-elle en fixant un point invisible sur le mur d’en face. Il me faudra donc du temps afin d’être certaine de vous présenter une personne potable. Par expérience… (Elle se met à rire, lève les yeux au ciel. Bonjour l’égo !) il faut une bonne année pour que les masques tombent, les faux semblants ne durent pas et tant mieux !

— Oui, tu parles en connaissance de cause… mais, tu es désormais à l’épreuve des balles, ma belle… et si cette personne n’est pas correcte, je m’en occuperais, dit-il en lui faisant un clin d’œil.

— Personne n’est au-dessus de tout, ni invincible face aux péripéties de la vie. Je pense que le mieux afin d’en éviter quelques-unes, c'est de se mettre à l’écart.

— Oui… et non. Certaines choses méritent que l’on prenne des risques.

— Zazie chantait dans une de ses chansons, Larsen, « Je te jure que l’amour en vaut la peine ». J’aime bien cette chanson, mais je n’y crois plus vraiment, je suis navrée.

— Un jour, tu changeras d’avis…

Christian se fait du souci pour son amie. Son ex-mari l’a bien plus abimée qu’il ne le paraît. Même avec un travail d’introspection effectué avec l’aide d’une psychologue, elle est certes sereine, le sourire aux lèvres chaque jour, mais elle n’a pas refait sa vie. Cela le chagrine.

C’était il y a plus de trois ans. Elle semble avoir fait la paix avec son passé. Le lien entre sa mère et ses histoires d’amour tout aussi déplorables les unes que les autres avait été mis en lumière, épluché avec sa psychologue. Christian est un peu son père, après chaque séance, elle lui relatait parfois l’heure passée auprès de cette femme compétente. Du moins, elle narrait ce qu’elle avait envie de partager, il en était conscient.

Lui, de son côté, ayant connu Ray, s’en était rapidement méfié. Son ton obséquieux omniprésent l’irritait. Le boulanger avait fait des recherches sur internet lorsque sa psychologue et son avocat avaient cité ces mots : « pervers narcissique ». Certes au début, il n’y croyait pas vraiment.

« Encore un terme à la mode que l’on retrouve partout ! » avait-il dit.

« Nous sommes tous un peu manipulateurs ou narcissiques, l’avons été ou le serons », croit-il fermement. « L’être humain n’est pas parfait, il faut arrêter de cataloguer les gens de la sorte, de suivre un courant, de chercher tous les pervers d’une famille, c’est ridicule ! »

Il avait trouvé ceci sur un magazine féminin et s’en souviendrait comme l’une de ses meilleures recettes de pain, tellement cela l’avait marqué : la technique de manipulation la plus dangereuse du pervers se nomme « le futur faking ». Il tenait à s’en souvenir pour que cela n’arrive plus à quelqu’un de son entourage, ou de sa clientèle. Il voyait faire cet homme et en lisant ceci, il en avait été chagriné d’avoir laissé faire cela. C’était exactement ce que son amie avait vécu, subi. Dès le début de la relation, Ray s’était projeté dans le futur avec Énora, avait créé une multitude d’images mentales de leur futur ensemble, afin qu’émotionnellement elle en soit totalement investie, et cela, très, très vite. Le manipulateur avait créé un conte de fées « on aura ça, et puis ça et ça ! », « on ira vivre ici, tu as vu, c’est ce que tu adores ! » Mais aucune promesse n’avait jamais été tenue. Ce n’était que de la poudre aux yeux, une magnifique utopie. Les projets reculaient aussi vite qu’ils franchissaient ses lèvres empoisonnées. Il avait une telle emprise sur elle, qu’elle en était presque éteinte, elle paraissait malade, pâle. Énora était bloquée dans ses filets, mais surtout l’influence était-elle qu’elle ne pouvait plus lui échapper.

Les personnes victimes ont à ce moment-là beaucoup plus de mal à quitter cette situation toxique, à dire « non » ou « stop » quand le pervers en face manque de respect. Le pervers endosse le rôle de victime à la perfection, ce n’est jamais de sa faute, il n’y est jamais pour rien. La création de cette dépendance par un futur imaginé mène vers une descente aux enfers.

« Heureusement, du sang breton coule dans ses veines à cette petite » aimait souvent se dire Christian, spectateur de sa force de caractère pour porter tout cela.

La demande de prêt pour sa voiture avait fait l’effet d’un raz de marée, le déclic tant attendu, le messie espéré. Il avait remercié le ciel pour son amie.

Puis Ray, comme l’indique le document sur internet, avait continué à vivre comme si de rien n’était, se faisait passer pour une victime et avait retrouvé en quelques toutes petites semaines une autre proie.

« Ça ne vit jamais seul ces personnes-là, impossible ! Ils ne savent rien faire s’ils sont isolés. Ils possèdent un fort besoin de manipulation pour se sentir vivants. » avait sifflé Christian.

Il ressent encore beaucoup d’animosité envers ce genre de personnes malveillantes.

Christian sort de ses pensées, Énora est plongée dans les siennes, à regarder les passants effectuer des allées et venues, la tasse de thé à la main.

— J’espère que tout se déroulera comme prévu, j’ai hâte ! Et puis j’offre à ma femme un week-end surprise pour l’occasion. Nous avons besoin de nous retrouver, sortir de notre routine.

— Vous l’aurez ! Je m’occupe aussi de la musique et de la décoration. Où irez-vous ? demande Énora, curieuse.

— Luz Saint Sauveur. Randonnées, restaurants et câlins sous la couette.

— J’adore ! (Elle marque une pause.) Pour ta troisième partie, cela vous regarde, lance-t-elle avec un sourire. Tout sera parfait pour vous dans cette région très reposante, vous allez revenir ressourcés.

Un homme s’approche de Christian et lui serre la main.

— Bonjour, dit-il à l’encontre d’Énora qui lui répond de même.

Elle se lève, fait la bise à son ami Christian, salue de la tête l’homme en face d’elle.

— À très vite, sois sage ! lance-t-elle à son ami.

— Pas trop quand même, s’amuse-t-il.

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