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Un dimanche matin glacial sonne à réclamer le farniente, même si un soleil radieux revendique une sortie. "Il dolce farniente ": une philosophie italienne dédiée au plaisir de ne rien faire.

Bénis soient les Italiens !

Mais concrètement, pour Énora, la tâche est redoutable. Ne rien faire… ce n’est pas encore l’heure de la sieste donc il y a forcément un tas de choses à accomplir. Munie d’un legging et d’un tee-shirt, elle commence les exercices sur son vélo elliptique.

Lorsqu’elle a acquis cet appareil, une pseudo-amie - le genre de fille éphémère qui est présente uniquement par profit - lui affirmait que ce n'était qu'un achat futile et sans intérêt. Tous ceux qui acquéraient ce genre d'appareil finissaient inexorablement au fond d'une pièce en guise de porte manteaux. Sa réalité lui apparaissait tangible, indiscutable, sa pseudo-omniscience sans défaut.

Énora adore ce genre de personne, ironiquement parlant, bien évidemment. Est-ce de la médisance, de la jalousie, une simple façon de parler pour ne rien dire tout en y déversant son acrimonie ? Mieux vaut garder le silence dans ce cas-là.

En faisant du sport, la commerçante se reconnecte à elle-même. Elle se sent en paix, elle se libère des pensées parasites et du jugement des autres. Elle se concentre sur ses sensations, sa respiration, les mouvements de son corps. C'est un moment où elle peut se retrouver, se recentrer et faire le vide dans son esprit.

Le farniente n'est pas seulement le plaisir de ne rien faire, c'est aussi le plaisir de prendre soin de soi. Pour elle, cela passe par des moments d'activité physique qui la font se sentir vivante et épanouie.

Énora fixe le ciel par la fenêtre de sa salle à manger qui fait office également de salon. Elle a vue sur une petite cour intérieure de l’immeuble. Une voisine s’occupe de planter des bulbes dès le mois d'octobre - des tulipes, narcisses et jacinthes - afin de profiter de leur floraison au printemps. Les parfums des fleurs sont une vraie merveille. Les nuages traversent lentement vers l’immeuble d’en face. Elle essaie d’identifier des formes connues.

Un lapin, un ange…

Des pigeons viennent se poser sur les toits.

Tout en exécutant les mouvements intuitifs sur son vélo, elle pense au plateau-repas qu’elle va pouvoir élaborer pour le repas du soir. Une habitude qu’elle a prise lorsque son ex-mari était absent les week-ends. Cette habitude est restée, les mauvais souvenirs qui y sont associés ne la tourmentent visiblement plus. Les plateaux-repas sont devenus un moment de détente.

Il était chauffeur de poids lourd durant quelques années et partait du vendredi après-midi au dimanche soir. Énora s’estimait dès lors en vacances, elle chérissait ces moments-là et se concoctait des petits plateaux-repas pour manger sur la table basse, assise sur un coussin devant la télévision, son chat étendu sur le tapis. C’était pour elle les meilleurs moments de la semaine tant appréciés. Parfois, Alex se joignait à elle - elle ne partageait pas cela avec son mari, Ray jalousait son meilleur ami, il était extrêmement envieux - Ils avaient toujours des sagas à voir et à revoir, leurs séries favorites à suivre. Elle se sentait si libre, apaisée, mais elle se demandait tout de même si cela était correct pour une femme mariée de ressentir un état de quiétude uniquement lorsque l’époux était absent.

Les plateaux-repas, en supplément de sa liberté retrouvée face aux obligations de douches communes imposées par l’ex-mari, lui apportaient une sérénité mise en sommeil depuis bien trop longtemps. Elle reprenait sa vie en main, plus apaisée.

Monsieur avait décrété que sa femme devait se doucher avec lui, ils étaient de ceux qui appréciaient de prendre la douche quotidienne le soir. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Énora avait l’impression de subir une pression intense. Parfois, elle arrivait à esquiver la toilette partagée lorsqu’elle était indisposée. Rares étaient ces moments qui ne subissaient que peu de critiques. Il lui arrivait d'être indulgent, sa femme avait besoin d’intimité, purement et simplement durant ces périodes.

Lorsqu’il était absent en fin d’après-midi, elle se hâtait pour aller se laver afin de profiter d'être seule durant sa toilette. Mais, quand il rentrait et qu’il s’apercevait qu’elle avait les cheveux mouillés, elle gagnait le premier prix en remarques acerbes.

— Ah ! Tu t’es déjà douché, et en plus sans moi ! Super, merci ! avait-il pesté comme s’il grondait un enfant qui venait de faire une bêtise. (Il avait les yeux pleins de fiel et d'amertume.)

Tout était méticuleusement étudié pour la faire culpabiliser et la contraindre à faire ce qu’il désirait, quand il le désirait.

— Je vais à la douche, viens ! Ce sera fait.

Jusqu’au jour où une force intérieure avait submergé Énora pour tenir tête à son mari. Il lui avait fallu paraître totalement placide. Plus particulièrement, être dans un faux état de quiétude mêlé à une dose colossale de détermination et de courage. Sans une pointe d’agressivité, surtout pas. Elle ne pouvait plus subir cela, elle le refusait.

— Dis-moi, Ray…

— Comment m’as-tu appelé là ? avait-il rugi, les narines gonflées par la colère.

— Chéri, pardon. Excuse-moi. Lorsqu’on a signé à la mairie le jour de notre mariage, lorsque le maire a exposé les devoirs de chacun des époux, y était-il mentionné quelque part qu’il était dans l’obligation formelle pour le couple marié de se doucher ensemble chaque jour ?

Elle était assise sur le canapé, le dos droit, les mains posées sur ses cuisses, elle semblait paisible, même si le volcan à l’intérieur était à la limite de l’éruption. Elle devait vaincre sur ce point, elle ne devait pas pleurer, elle se répétait souvent qu’elle était dure comme un menhir.

Ne pleure surtout pas devant lui, retiens-toi, tu as du sang breton dans les veines, ne pleure pas, pas ici, pas maintenant.

Pleurer, laisser couler les larmes... est-ce une marque de faiblesse, de tristesse ? Pourquoi les gens ressentent-ils une gêne pour pleurer ? s'était-elle questionnée.

Les trois quarts du temps pour Énora, c’était seulement un trop-plein qui faisait sauter les fusibles, les nerfs qui lâchaient, rien à voir avec de la faiblesse ou de la tristesse. Mais Ray en éprouvait de la satisfaction de la voir chagrinée, il pouvait alors tenter de la cajoler.

Elle avait terriblement peur, éprouvait de la haine envers cet homme fourbe, tremblait de l’intérieur, mais elle ne devait pas défaillir. Elle avait réussi. Ray, comme à son habitude, avait vociféré, il avait pesté contre tout ce qui lui passait sous la main : c’était sa façon à lui de montrer son mécontentement. Il avait perdu sur un point qu’il chérissait tant, il fallait qu’il se montre grossier, tempétueux, avec son humeur caustique préférée. Elle avait certes désormais le droit de prendre sa douche seule, mais … elle n’avait pas encore terminé qu’il tambourinait déjà à la porte.

— Bon, ça y est, je peux me laver moi aussi ? avait-il insisté furieux.

Elle restait assise à même le sol, enveloppée dans sa serviette de bain, si éreintée, écœurée. Elle avait souvent l’envie de vomir, de rejeter tout ce qui était indigeste en elle. Elle en voulait à la vie, à l’amour … Daniel Balavoine avait chanté dans les années quatre-vingt « Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ? », la jeune femme n’appréciait pas cette chanson.

Rien, absolument rien, c’est quoi l’amour ? Les gens ne le savent probablement pas et le piétinent sans scrupule. Réfléchissait-elle quand ses pensées étaient terriblement sombres.

Elle était consciente d’éprouver une profonde aversion, parfois infondée, envers les sentiments amoureux. Elle espérait sans pour autant se l’avouer, qu’un jour la vie puisse lui prouver le contraire.

Il n’avait jamais levé la main sur elle, il avait essayé le contraire : la pousser à bout pour qu’elle réagisse par la violence. Elle ne lui avait jamais fait ce cadeau, même si en rêve, elle l’éjectait dans un fleuve pour se faire dévorer par des piranhas. Elle subissait une violence domestique non physique, il n’y avait aucune trace, sauf un état las, blasé, sans interruption. Un corps sans vitalité, comme si son énergie avait été aspirée.

Elle était dans l’obligation formelle d’aller à la pharmacie, au magasin bio ou dans une grande surface en sa compagnie, tout en lui tenant la main. Donner la main à son mari même pour faire trois malheureux petits pas était un assujettissement. La peine encourue par ce manquement était à éviter, au mieux à fuir. Il fallait lui tenir la main, comme un enfant pour traverser la route, pour échapper à son courroux.

— Les pharmaciens te sourient un peu trop, tu n’y vas pas seule. Donne-moi la main, elle ne sent pas le fumier, avait-il beuglé, en faisant le geste de sentir sa main.

Elle était hélas contrainte de se plier à son besoin de contrôle, de manipulation, jusqu’à sa demande de divorce. Tel était Raymond, alias Ray, alias vermine avec ses propos acerbes.

Ce sont les tourments d’hier, elle se sent désormais libre et en sécurité.

Énora ne pense plus qu’à son petit plateau repas : une petite salade de quinoa avec une petite poêlée de légumes, quelques feuilles de roquette et des morceaux de fromage de chèvre. Un dessert… elle réfléchit maintenant au dessert…

La sonnette à l’entrée retentit. Elle descend de son vélo, attrape la serviette pour s’éponger, regarde l’heure. Elle n’attend personne.

David se tient devant sa porte.

— Salut, entre ! (Elle scrute derrière lui, à la recherche d’Alex.) Tu es seul ?

— Bonjour, Énora. Je suis navré de t’embêter, j’ai besoin de ton aide si tu veux bien, dit-il d’une voix monocorde inhabituelle.

Après s’être assuré que son meilleur ami allait bien, elle lui propose de s'asseoir, lui indique le canapé. Elle prend place en face de lui sur un pouf. Il lui conte la soirée dans laquelle ils ont été la veille après le match de football. Il a erré longuement dans les rues du centre-ville avant de se présenter devant chez elle. Elle lui sert un café et l’encourage avidement à lui parler.

Alex s’est braqué, David ne sait pas comment gérer cette crise. Son petit ami a quitté la soirée précipitamment et lui a formellement interdit de le suivre. Elle connaît bien son meilleur ami : il ne s’est pas mis dans cet état-là pour rien. Énora lui demande alors ce qu’il a bien pu faire à Alex pour le rendre aussi furieux.

Il commence à narrer les faits : un ex-petit ami lui a sauté au cou devant les yeux ahuris d’Alex. Celui-ci arrivait tranquillement vers lui avec deux verres de cocktail dans les mains. Pour Alexandre, David n’a pas réagi assez vite afin de repousser cet énergumène. Énora fait une grimace, porte ses deux mains autour de son nez et de sa bouche.

— Oh la la… rassure-moi... ce n'est vraiment qu'un ex ? s’inquiète Énora.

David acquiesce, l’air perdu. Il lui promet que c’est la vérité.

La libraire lui raconte alors que son meilleur ami avait énormément souffert dans une relation avec une femme. Ils avaient vécu quelques années ensemble, la seule et unique femme d’ailleurs avec qui il avait eu une relation. Elle l’avait trompé quelques fois, dont une fois devant ses yeux. Il était rentré trop tôt, ou bien trop tard, pour découvrir qu’un autre homme la prenait dans ses bras. Depuis, il ressent beaucoup d’appréhension à accorder sa confiance à quiconque, dans ce monde qui tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Par conséquent, la scène qui s’est déroulée la veille a dû probablement raviver ses anciennes blessures.

Elle ressent une soudaine envie de rejoindre son meilleur ami, mais chaque chose en son temps. David est si déconcerté, il lui paraît honnête et totalement désemparé, affligé. Il a cinq années de moins qu’eux qui ne se remarquent pas, ni intérieurement ni extérieurement. À cet instant, il semble bien plus jeune, comme un petit garçon qui s’est perdu et pense ne jamais retrouver le chemin de sa maison. Il avoue que c’est la première fois qu’il désire vainement une relation stable. Alex lui donne une envie irrépressible de faire des projets, et surtout de les concrétiser, même si cela ne fait que quatre petits mois qu’ils se fréquentent.

Il demande à Énora son avis sur les couples, à partir de quand doivent-ils vivre ensemble, faire des projets. Faut-il patienter, ne pas se précipiter ? Comment savoir quel est le bon moment ?

Elle ne peut s’empêcher de rire à gorge déployée.

— Oh David ! Je suis navrée, mais tu ne t’adresses pas à la bonne personne concernant le domaine du couple. (Elle rit encore.) Néanmoins, j’ai une certitude, c’est qu’il n’existe pas de bon moment, véritablement d’un temps précis pour une période d’essai afin de s’assurer de la viabilité de la relation. Deux personnes peuvent être éperdument amoureux dès le premier jour, vivre rapidement ensemble, et cela très heureux et très longtemps. Pour d’autres, ce sera un réel fiasco. Certains préfèrent attendre, d’autres non. La meilleure méthode ? Aucune ! Il n’y en a pas. Tu dois communiquer avec Alex, il ne mord pas… bon en ce moment… (Elle marque une pause.) Attends que l’orage passe.

Il acquiesce, songeur.

— Par contre, continue-t-elle, si tu me mens, ça ira mal pour ton matricule, je ne tolère pas l’infidélité. Une ou plusieurs personnes en souffriront beaucoup trop, ce n’est pas juste. Mais bon, si tel est le cas, la vie s’occupera de toi de toute façon. Elle n’efface jamais l’ardoise, tôt ou tard, tu paies ta dette.

— Énora, j’aime beaucoup trop Alex, je ne lui ferai jamais cela, souligne-t-il, le menton posé sur ses deux mains croisées. (Il a les coudes posés sur ses genoux et la regarde.) Hey ! mais tu es dure ! Il est préférable d'être du côté de tes amis !

— Ah oui ? Je ne sais pas… peut-être, réfléchit-elle en soulevant les épaules. (Elle repense au sujet de discorde de ses deux amis.) Il y a toujours des personnes qui ne savent pas rester à leur place, c'est agaçant ! Les ex, les frustrés, les" troubleurs" de bonheur, les pseudos amis, ils sont toujours là pour mettre la pagaille dans les couples ! Chaque chose à sa place et le monde ira mieux, pff !

Elle sent qu'elle s'emporte toute seule, il se met à sourire, la première fois depuis qu’il est arrivé.

— Tu es une nana fantastique, je comprends pourquoi Alex te considère comme sa petite sœur. Je te remercie de m’avoir écouté.

Énora le fait se lever en lui assurant qu’elle a une idée. Il a refusé de manger même un tout petit sandwich fait maison, mais accepte de la suivre. Avant de quitter son appartement, elle se souvient qu’elle est en tenue de sport, elle va chercher un pull-over, elle l’enfile et se fait la réflexion : Pas très glamour, mais ça va. Allez hop, en avant Guingamp !

Ils se meuvent en silence dans les rues du centre-ville. Elle réfléchit à ce qu’elle va devoir prononcer.

Bof, je vais improviser !

David reste coi, se doute-t-il seulement qu’elle a décidé de prendre le taureau par les cornes ? Elle n’a aucune envie de le lui demander, elle marche d’un pas décidé, hâtif. Ils arrivent devant l’immeuble d’Alexandre, rénové depuis quelques années. Il possède tout le premier étage, un spacieux trois-pièces.

Elle sonne à l’interphone, se présente avec une humeur joviale. Il ne peut pas refuser la visite de son amie même si le ton de sa voix paraît maussade. Elle monte les marches la première, David la suit, ses pas trahissent son anxiété. Elle toque à la porte, Alexandre ouvre, le visage cerné. Son amie affiche un large sourire. Elle l’embrasse, dépose ses deux mains sur les épaules.

— Coucou. Je ne reste pas, je t’ai emmené quelqu’un. Ce fameux quelqu’un est particulier parce qu’il possède les réponses aux questions qui te tourmentent.

Elle fixe son regard toujours en souriant, ce qui veut dire « fais-moi confiance ».

Elle recule d’un pas, regarde sur sa gauche et fait un signe de la tête.

— Allez, tu n’es pas si timide habituellement, prie-t-elle David.

Alexandre aperçoit son compagnon. Il a le visage déconfit, une absence de sommeil se lit sur les traits de son visage.

— Voilà ! Je vous laisse, soyez heureux, je vous aime. (Elle commence à se retourner et leur fait de nouveau face.) Mais surtout, souriez ! s’exclame-t-elle. Il faut sourire, tous les jours, plusieurs fois par jour sinon la vie vous mangera tout cru.

Elle descend joyeusement les marches de l’escalier, sort de l’immeuble, satisfaite. Ses pas légers sautillent sur les pavés, son humeur et ses pensées sont douces et colorées, pas l’once d’un nuage. Elle pense à la douche qu’elle va prendre et, par la suite, au petit plateau-repas qu’elle va se confectionner pour l’après-midi canapé et télévision. Le dessert… un petit riz au lait au chocolat. Il ne faut donc pas trop tarder pour le faire !

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