-18-

9 minutes de lecture

Énora ouvre Au plus bel endroit du monde un peu en avance.

La tête dans les nuages, elle tente de se reconnecter à la réalité, de s’affairer rapidement et efficacement. La veille, les nouveautés dans la librairie n’ont pas été mises en avant. Un rendez-vous avec sa conscience, plus précisément avec madame la fatigue, devait être honoré. Cette grande dame parle avec fermeté ; tout individu doit se plier à ses ordres : « repos ! »

C’est ainsi qu’Énora a dû pratiquer le mollusquage (définition mollusquer : ne rien faire, la fatigue a ordonné une pause, une récupération non négociable) afin de se ragaillardir après la fête d’Halloween.

D’abord, allumer la radio. La musique est semblable à la dose de nicotine pour un fumeur, ou un café pour les accros à la caféine. Un besoin vital, presque une question de vie ou de mort.

Elle vide, range, nettoie les étagères, déplace, trie en dansant - juste un peu. Tout semble prêt pour l’ouverture.

Elle aperçoit un client devant la porte, jette un œil à sa montre.

Ce n’est pas tout à fait l’heure, la personne va patienter un peu.

Elle découvre que c’est monsieur Calvet, elle se hâte dès lors à le laisser entrer.

— Monsieur Calvet, bonjour ! Vous êtes bien matinal aujourd’hui.

— Bonjour, Énora. Oui, je change un peu mes habitudes, je ne viens pas spécialement en début de semaine comme tu l’as sans doute constaté.

Elle déplace une chaise pour qu’il puisse aisément s’asseoir près d’une table.

— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

— Avec ce froid rigoureux, je vais te prendre un lait d’or, s’il te plaît, mon petit. Mais je vais attendre l’arrivée des viennoiseries.

— D’accord. Je me prépare un thé à la menthe, je vous en prépare un pour m’accompagner en attendant ? Si cela vous convient, lui propose-t-elle.

— Oh oui, volontiers, charmante jeune femme. Merci beaucoup.

Installés tous les deux autour d’une petite table, ils guettent l’instant où la boisson n’est plus susceptible de leur brûler la langue.

— Alors mon petit, quoi de neuf ?

Énora le fixe en souriant, la tasse entre ses deux mains.

— Pas grand-chose… Oh, j’ai lu, enfin, relu, quelque chose qui pourrait vous intéresser.

— Je suis tout ouïe, mademoiselle.

Elle se lève en s’excusant pour tourner la pancarte de la porte d’entrée sur « ouvert ».

— Donc, il s’agit des « trois passoires » de Socrate, lui dit-elle en s’asseyant de nouveau.

— Oh, je suis avide de savoir ce que cela représente, lance-t-il l’air perplexe.

— Eh bien, grosso modo, c’est une façon plus philosophique, je dirais, d’appliquer l’adage « il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ».

— Intéressant.

— Oui, très. Donc… pour Socrate, avant de raconter une histoire, il est judicieux de la passer à travers les trois passoires ou filtres. Ensuite, il est alors possible de faire la part des choses et de comprendre si cette histoire vaut la peine d’être divulguée ou non. Je vous retransmets l’article à ma sauce, d’après les souvenirs restants. La première passoire est celle de la vérité. L’histoire est-elle vraie, repose-t-elle sur des faits réels ? La deuxième est celle de la bienveillance. Sur quelles intentions repose ce que l’on souhaite répéter ? Si ce qu’elle peut offrir est positif, elle mérite d’être narrée. Si elle essaie de convaincre ou de manipuler, absolument pas. La troisième est celle de l’utilité. Les informations transmises seront-elles utiles, apporteront-elles des choses intéressantes ?

— Je vais t’embêter, mais, pourrais-je avoir de quoi noter, s’il te plaît ? Merci pour ce sublime partage, encore une fois.

— Bien sûr, avec plaisir, monsieur Calvet.

Énora se lève afin d'aller chercher les fournitures demandées derrière son comptoir. Elle ramène un stylo et une feuille de papier à ce client qu’elle apprécie fortement. Il détaille le stylo un instant.

— Vert à paillettes. Ah ! Éblouissante Énora jusque dans les moindres détails.

Elle fait une petite révérence en souriant.

— N’est-ce pas ? lance-t-elle l’air espiègle. J’ai toutes les autres couleurs si celui-ci ne vous convient pas.

— Vert, l’espoir. Cela me convient, jolie demoiselle.

Shin fait son apparition.

— Coucou, Énora, tu vas bien ?

— Salut Shin, oui, merci et toi ? C’est pour le petit lait d’or ? le questionne-t-elle en lui faisant la bise.

— Oui, s’il te plaît, à emporter, je ne suis pas en avance. Je le dégusterai en ouvrant mon salon, précise-t-il en regardant sa montre.

— Pas de souci, tout de suite.

D’autres clients entrent dans le commerce. Shin renverse sa boisson sur lui et sur le sol en voulant saluer des connaissances. Il pousse un juron.

— Oups ! Petit crétin de la lune ! Tu risques de te tâcher avec le curcuma. Viens essayer de rincer ce qui peut l’être. Là, vas-y dans la réserve à droite, le presse-t-elle en lui tendant des torchons.

Il tente de nettoyer le sol.

— Laisse, ne t’inquiète pas, je m’en occupe, ce n’est pas grave.

Elle fait disparaitre promptement l'incident, s'informe sur les commandes à venir. Il part vers la réserve, penaud.

— Merci et désolé, s’excuse le coiffeur en revenant de la réserve.

— Ne t’en fais pas, ce n’est rien. Tiens !

Elle lui tend un nouveau lait d’or. Il sort son portefeuille. Elle refuse, la maladresse n’est pas payante.

— « Crétin de la lune », elle est pas mal celle-là ! (Il se met à rire de ses bêtises.) Merci miss, allez, sur ce, j’y vais. Les restes de la fête d’Halloween se font encore ressentir, elle va être longue la semaine ! Bonne journée à toi !

— Ne le fait pas tomber celui-là ! le taquine-t-elle. Ne m'en parle pas ! Courage, bonne journée.

Stéphanie, l’employée de Christian, arrive les bras encombrés.

— Salut, désolée pour le retard, Ghislaine n’est pas en grande forme ce matin, elle est partie chez le médecin, on a dû s’organiser autrement.

Elle dépose les boîtes sur le comptoir. Énora la remercie en lui affirmant qu’elle prendra des nouvelles de son amie.

Elle reste soucieuse un instant, puis elle s’empresse de conseiller et encaisser les ventes de sa librairie.

— Bien le bonjour ! Ouche ! Je pense avoir bien besoin d’un double espresso multiplié par trois, s’exclame Alex après avoir poussé la porte d’entrée.

Alexandre dans toute sa splendeur !

Elle sert deux personnes avant lui.

— Trois doubles espressos alors ? Tu n’arrives plus à récupérer aussi vite les soirées…

— Nan, répond-il en l'embrassant sur les joues. Je vais commencer par un petit double avec ça, s’il te plaît. (Il désigne une brioche aux pépites de chocolat.) Ne te moque pas, vilaine ! J’ai un petit ami à rassasier également, ça peut potentiellement être source de fatigue.

Elle lui prépare le petit plateau, ainsi que la commande de son client préféré. Elle ne l'a pas oublié, elle confie le tout à Alex. Il va s’installer près de monsieur Calvet, lui remet son lait d'or et un croissant, en veillant à ce que cela lui corresponde. Tout le monde apprécie monsieur Calvet. Un retraité de la marine nationale qui aime faire voyager ses interlocuteurs.

Les viennoiseries et pâtisseries se raréfient sur les présentoirs avec cloche en verre. En une heure trente, elle a pratiquement été dévalisée. Elle téléphone à la boulangerie pour savoir si elle peut éventuellement leur acheter quelques petites douceurs supplémentaires pour l’après-midi. Il est convenu qu’elle y passera à midi. Pas de nouvelles de Ghislaine, elle n’est pas encore sortie de son rendez-vous chez le médecin.

Elle dépose le téléphone sur le socle, il se met à retentir. Elle décroche.

— Allo, bonjour. Énora à votre écoute, que puis-je pour vous ?

Son air est jovial, elle balaie des yeux le salon de thé.

— Bonjour, Énora, j’espère que je ne vous dérange pas, veuillez s’il vous plaît m’accorder un peu de votre précieux temps.

— À qui ai-je l’honneur ?

— Ne raccrochez pas, écoutez-moi s’il vous plaît, deux minuscules minutes.

La commerçante sent son corps être parcouru de tremblements, la main crispée sur le combiné. Cette voix semble familière et pourtant elle ne l'identifie pas.

— Vous êtes toujours là ? Je ne connais pas votre histoire, je suis seulement une infirmière qui travaille auprès d’une femme condamnée qui me supplie de retrouver sa fille ainée. Ce sont ses dernières volontés.

Monsieur Calvet a les yeux rivés sur Énora, Alexandre lui parle, mais il ne décroche pas son regard de la commerçante. Hésitant, Alex se retourne vers son amie.

— Voulez-vous la mienne de volonté ? Écoutez bien. Dites-lui que la mauvaise graine, la mauvaise graine Le Guichard ne se déplacera jamais. Jamais !

Elle a haussé le ton, elle se retourne et passe la porte vers la réserve en veillant à rester à l’entrée afin que l’appel ne puisse pas se couper. Alex pose ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, puis se lève pour la rejoindre.

— Je suis navrée, reprit-elle, veuillez m’excuser. (Elle marque une pause.) Cette femme ne m’a jamais aimé. Vous m’avez entendue ? Un jour, elle m’a dit que j’étais qu’une mauvaise graine… elle m’a abandonnée, méprisée, dénigrée… je suis désolée, vous n’y êtes pour rien, mais c’est non, et honnêtement je m’en fiche.

Énora laisse des larmes s’échapper, elle n’arrive pas à contrôler le chapelet d’émotions ressenties.

— J’entends vos douleurs, je me dois tout de même de réitérer ma demande. Je ne suis pas votre ennemie. Réfléchissez-y, s’il vous plaît… mais le temps presse. Un jour, il sera trop tard.

La libraire bouillonne, son souffle s'accélère. Qui est cette femme et pour qui se prend-elle ?

— Dans le grand Monopoly de la vie, il y a une case qui se nomme « c’est trop tard », vous avez raison. Il n’y a plus la possibilité de passer par la case départ, c’est terminé. C’est non et c’est non négociable. Je dois vous laisser. Bonne journée, au revoir, dit-elle d’un ton sans réplique.

Énora raccroche, elle s’assied sur le sol au fond de la réserve, les genoux repliés, le menton sur ses mains. Alex se poste devant elle, assis également.

— La génitrice ?

Elle acquiesce. Il se rapproche d’elle, pose son bras autour de ses épaules. David hèle à l’entrée de la réserve.

— Hé oh, il y a quelqu’un ?

Alex se lève précipitamment.

— Tu peux rester là, je m’occupe de tout, prends ton temps.

Une myriade d’agitations la submerge encore. Colère, peine, angoisse… doit-elle se déplacer ? En est-elle contrainte ? Son corps transi, paralysé, répond indubitablement à cette question.

Inspire, expire, inspire, expire…

Elle attrape la petite trousse de toilette à maquillage de secours qu’elle laisse toujours dans le meuble sous le petit lavabo. Un petit rafraîchissement, un peu de poudre, remettre du mascara, du baume sur les lèvres…

Il devrait en exister un baume pour le cœur.

Et c’est OK. Presque...

Devant le miroir, elle revêt le masque « la vie est belle et merveilleuse, tout va admirablement bien. »

Inspire, expire… c’est OK.

Elle refait son apparition derrière Alex au comptoir qui encaisse les clients. Elle pose sa main sur son épaule.

— Merci.

Il lui fait un geste de la tête en direction de la librairie.

— Le coin livre t’attend ma belle, là je suis une quiche, c’est toi la meilleure.

Elle lui fait une bise sur la joue.

11h45. Les lieux se sont vidés.

— Elle a quoi la sorcière ? demande Alexandre, l’air nerveux.

Il a posé ses deux mains sur le comptoir.

— Elle va mourir, elle me demande …

— C’est une blague ! Qu’elle aille au diable en passant par le chemin le plus rapide ! N’en sois pas affligée, je suis là, d’accord ? Tu n’as pas à écouter les pleurs et autres repentirs à deux francs six sous de cette femme.

— Merci, merci pour tout.

Son amie baisse les yeux, range des papiers déjà rassemblés, déjà en ordre.

— Tu sais, certaines personnes se bonifient avec l’âge. Pour d’autres, ils tournent inexorablement au vinaigre. La génitrice fait partie de cette deuxième catégorie, laisse tout ça loin de toi.

Il réussit à la faire sourire. Il l’accompagne à la boulangerie, ils récupérèrent la marchandise préalablement commandée auprès de Stéphanie. Christian a rejoint sa femme.

Ghislaine n’est pas chez son médecin, elle a été hospitalisée. Christian désire ne rien dire pour le moment ; il n’est pas nécessaire d’inquiéter l’entourage sans avoir réuni tous les résultats.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire AudreyLG ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0