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La nuit a été houleuse, agitée par des courants d’air chaud et d’air froid ; entre insomnies, cauchemars, larmes, fureur, course à travers l’appartement afin de dénicher les derniers mouchoirs en papier.

Elle applique de l’eau florale de bleuet autour de ses yeux gonflés, replace la petite bouteille au réfrigérateur. La fraîcheur peut apaiser et dégonfler le contour des yeux, elle compte beaucoup sur ce petit remède naturel.

Énora déjeune brièvement sur le comptoir de son salon, admire la clarté à l’extérieur. Le soleil est enfin de retour. Elle ferme son commerce à clef. Une pancarte indique qu’elle sera de retour pour seize heures. Elle se retourne, reste figée quelques secondes, ses jambes sont lourdes.

Inspire, expire… tu as pris ta décision et c’est OK…

Presque...

Elle émet un souffle lourd.

Si… c’est OK !

Elle se gare dans l’enceinte de l’hôpital, va demander à l’accueil où se trouvent les soins palliatifs. Devant le bâtiment, elle hésite. Elle se retourne et déambule vers la cafétéria. Assise à une table, elle tente de savourer un petit fondant au chocolat qui lui semblait il y a quelques minutes, fort appétissant. Elle se réchauffe les mains autour d’un thé aux fruits rouges, repousse la part de gâteau. Ses pensées tombent telles des quilles devant une boule de bowling. Strike ! En saisir une seule devient inexécutable.

Je ne peux pas…

Elle remonte en voiture, démarre, fait une fois le tour de l’hôpital, puis deux, puis revient vers le centre-ville de Montauban.

Non… allez ! Tu es une Le Guichard, va le lui dire et le lui montrer !

Elle éclate en sanglots, écarte les larmes afin d’avoir une meilleure visibilité.

— Putain ! Putain ! hurle-t-elle dans l’habitacle.

Sa force s’effrite, elle pleure, sa voiture fait le tour de la ville. Plusieurs fois. Garée sommairement, elle attrape des mouchoirs, pleure de plus belle.

Allez, il le faut, pour toi, pour ta propre paix… inspire, expire… Elle a fait ce qu’elle a pu, du mieux qu’elle l’a pu, avec les enseignements qu’elle avait reçus… elle a fait ce qu’elle a pu…

Elle se remémore alors des petites bribes de l’enfance de Marie-Manuelle qui avait six frères et sœurs. Sa mère était très souvent livrée à elle-même, avait appris seule à faire ses lacets, avait eu honte de ses premières règles : elle s’en était cachée, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, elle n’avait jamais entendu parler de ces périodes où les ragnagnas débarquaient, encore moins ce qu’il fallait en faire.

Loin de là l’idée de blâmer la grand-mère qui elle aussi avait fait ce qui lui semblait être le mieux pour ses enfants ; le fait de comprendre que chaque personne agit avec les connaissances, les outils, les instructions reçues tout au long de sa vie, apaise Enora. Cela ne peut pas panser les douleurs les plus profondes, mais un petit vent d’apaisement souffle sur le visage de la commerçante. Chaque individu fait le bien à sa façon.

Elle mène un combat intérieur, revient à l’hôpital où elle erre dans les couloirs, passe pour la troisième fois devant la porte de la chambre. Elle toque, enfin résolue, les jambes flageolantes.

Inspire, expire…

La main sur la poignée, elle l’abaisse, se glisse à l’intérieur.

Marie manuelle est méconnaissable, très amaigrie. Elle fixe Énora.

La commerçante avance d’un pas.

— Chère mère, je n’ai plus de mots pour toi…

Le visage d’Énora est dur, strict, elle n’éprouve aucune once de compassion. Elle n’avait auparavant jamais nommé sa mère ainsi, elle appose de la sorte une barrière, une défense. Engager la conversation comme si cette personne était une étrangère apporte un petit quelque chose, si infime soit-il, de rassurant. Tout ce qui peut être une béquille, un support même imaginaire, est le bienvenu. Marie-Manuelle ne lâche pas sa fille des yeux, des larmes coulent le long de ses joues.

La commerçante avance encore d’un pas.

— Je te pardonne, non pas parce que tu mérites le pardon, mais parce que je mérite la paix.

Elle marque une pause, se sent essoufflée.

— Et je te remercie… merci pour tes rejets qui m’ont permis de m’épanouir loin de toi.

Énora recule vers la porte en la fixant toujours du regard, l’inconfort au moment de la respiration est omniprésent.

— Alors… oui…

Elle n’a plus rien à dire, le long discours préparé se mue en une page blanche. Ses pensées arides n’émettent aucun son, un calme absolu règne.

— Je te pardonne… Au revoir maman. Je te pardonne…

Elle se retourne, ouvre la porte.

Dans le couloir, Ghislaine l’attend, elle la prend dans ses bras. Un long silence s’installe, le silence qui parle tant. Sans une parole émise, il abat son meilleur discours.

Une infirmière s’avance.

— Bonjour, Énora ? questionne-t-elle avec douceur.

La libraire acquiesce avec l’usage de la politesse.

— Je suis Julie, je vous remercie pour cette visite. J’espère que vous allez bien…

Elle jauge les traits du visage d’Énora avec compassion.

— Je me sens libérée… c’est exactement ça, libre… je ressens du soulagement et je pourrais même éventuellement m’en vouloir.

— Aucunement ma belle, il n’y a pas de place pour les ressentiments dans cette histoire, précise Ghislaine qui lui prend le bras.

— Je me suis doutais que c’était vous, j’ai déjà rencontré votre sœur…

— Tu as une sœur ? s’étonne Ghislaine avec un hoquet de surprise. Une sœur ?

— Sur mon état civil, oui. J’apporte bien plus d’intérêts aux fantômes du paradis qu’à ceux qui se trouvent sur terre, tu sais, les absents. Il y a des douleurs qui ne s’atténuent qu’avec le deuil, la distance, l’éloignement, et encore… Il arrive un moment où les gens ne nous manquent plus, que les souvenirs ont été effacés par un présent plus doux, plus sucré. Quelque chose qui ne manque pas ne peut plus être un tourment. Bref, je m’éparpille … Au revoir, madame. Merci.

Ghislaine reste abasourdie. Tellement de poids se trouve sur les épaules de son amie. Elle n’a jamais su, comment cela est-il possible ? Même Alex qui connait Énora par cœur et depuis bien plus longtemps qu’elle, n’avait en aucun cas laissé passer la moindre petite information. Cette sœur reste un énorme mystère, elle espère que la mère n’est pas la cause de cette brisure familiale.

— Au revoir Énora. Prenez soin de vous. Je reprends vos paroles si vous me le permettez, arrangées à ma sauce… Dans le Monopoly de la vie, il y a une case « Bonheur », arrêtez-vous dessus, vous le méritez, c’est un droit.

— Merci…

Ghislaine rattrape son amie qui file à vive allure. Elle reste silencieuse, indique seulement qu’elle est en retard pour ouvrir sa boutique et l’invite pour une copieuse collation au salon de thé. La femme du boulanger accepte le mur de silence de son amie - sans pour autant le comprendre - et répond favorablement à une tasse de thé. Son amie se montrera, elle l’espère, plus loquace.

Aucune parole n’est prononcée sur ce qui vient de se passer à l’hôpital de Montauban. Énora se renferme, ne laisse rien paraître, c’est une habitude, elle excelle dans la pratique de se fermer comme une coquille d’huître. Ghislaine reste discrète, son amie parlera lorsqu’elle en ressentira le besoin.

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