Chapitre 1 : Miroir

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Comme tous les matins, le réveil sonne à sept heures trente.
Je m’étire, embrasse langoureusement mon tendre et cher, bois un immense verre d’eau citronnée, fais une Salutation au Soleil, ouvre la fenêtre pour aérer l’appartement puis respire l’air pur de l’extérieur.

Nan. Je déconne.

Mon alarme sonne à onze heures, le bruit strident m’éclate les tympans, je le repousse quinze fois. Quand j’arrive enfin à ouvrir les yeux, la lumière les brûle. C’est sûr, j’ai oublié de fermer les volets en rentrant cette nuit. En m’étirant, je donne un coup de coude à un truc qui se plaint : un mec que je ne connais pas bave sur mon oreiller.
Un plaisir.
Je le pousse, lui demande de se barrer au plus vite, il grogne.
À poil, je me lève même si on se les gèle. J’attrape le paquet de cigarettes qui attend sur ma table de chevet, puis je pars à la recherche de la robe que j’ai portée toute la soirée. Je la retrouve par terre, entre d’autres tas de fringues, des canettes de bière écrasées et une boîte à chaussures vide.
Le type se racle la gorge et demande :

« Tu te rhabilles ? »

Je secoue ma robe au-dessus du sol ; mon briquet en tombe, il rebondit sur le lino.
Bingo.
Je le récupère, ouvre la fenêtre de ma chambre et m’appuie sur la rambarde métallique. Une clope entre les dents, j’allume mon feu. Même avec la gueule de bois, la première taffe fait toujours du bien. Entre deux bouffées, j’inspire l’air pur de la banlieue parisienne : ses odeurs délicates de pollution et de pigeon crevé.
En bas, la porte du bâtiment claque et des voix résonnent. Pour éviter que quelqu’un d’autre ne voie mes seins de bon matin, je me retourne et m’accoude. Le mec sort enfin du lit, s’habille, il lui manque une chaussette. Il la cherche dans le bordel qu’est ma piaule, même si je la vois sous mon bureau, je le laisse se démerder. Au bout d’une longue minute, il abandonne et enfile sa chemise, deux tailles trop grande.

« Bien dormi, Alix ? »

Il se rappelle mon prénom, pas moi.

« T’étais trop bourrée hier soir pour te souvenir du mien ? », me demande-t-il en souriant niaisement.

Je sais qu’il a tenté un sourire charmeur, mais il a les chicots moisis.

« Nan, j’en ai juste rien à carrer. »

Un rire gras lui échappe.
Il pense que je plaisante, le con.

« C’était bien, cette nuit ? »

J’ai envie de lui demander ce qu’on a fait cette nuit, mais étant donné qu’il s’est réveillé dans mon lit, je me doute qu’on n’a pas trié des lentilles.

« Mémorable. »

Il ne comprend manifestement pas le sarcasme, parce qu’il bombe le torse.

« On peut se revoir ? »

En arrivant au bout de ma clope, je l’écrase dans le verre à whisky qui me sert de cendrier, puis, sans prendre la peine de lui répondre, je le pousse jusqu’à la porte d’entrée et lui dis que je dois partir au boulot. Il me regarde de haut en bas : je suis encore nue.

« Ouais bon, je suis pute. Les vêtements c’est en option dans mon métier. »

Son rire me hérisse le poil, il dit qu’il aime bien mon humour.
Je fronce les sourcils.

« J’espère que t’as mis une capote hier. »

Il prend soudain un air inquiet.
En vrai, j’espère qu’il en a mis une. Déjà que je suis séropo, j’aimerais bien ne pas me taper la chlamydia en supplément.
Je le jette dehors, et une fois de retour dans ma chambre, je l’entends crier en bas de ma fenêtre qu’il n’a pas mon numéro pour me rappeler. Je lui fais un doigt et ferme pour ne plus l’entendre.
Avant de me recoucher, j’avale mon Prozac et mes antirétroviraux. Des mois que j’avais pas dormi avec quelqu’un, j’avais oublié à quel point je dormais mal. C’est encore pire si j’ai bu. En me rallongeant, les lattes du sommier craquent. Une fois les yeux fermés, mon lit tourne. Pitié, faites que je ne dégueule pas sur mes draps.

La deuxième fois que je me réveille, j’ai l’impression d’avoir dormi cinq minutes, mais il est seize heures.

« Fais chier. »

J’avais dit à Joe que je l’aiderais aujourd’hui. Le samedi, c’est son jour de repos. Sans motivation, je me traîne hors du lit, termine le vieux jus d’orange qui attend sur mon bureau depuis hier matin, puis j’entre dans ma salle de bains. En sentant mes aisselles, j’étouffe une nausée. Je m’appuie sur le lavabo et lève les yeux vers le miroir ; j’ai vraiment une sale gueule.
Blanche comme un cul, le regard vitreux, pas démaquillée de la veille, les cheveux emmêlés. On voit que l’autre connard m’a tiré les cheveux en levrette. Je défais mon chignon, manque de m’arracher une mèche entière, puis les démêle doucement.
Depuis ma panne de chauffe-eau, même si mon bailleur l’a fait réparer, j’ai pris l’habitude des douches froides. Des spasmes font remonter le jus d’orange de ce matin, je vomis sur le rideau de douche.

« La con de ta race. »

Plus jamais je bois de Tequila.
Je crache, rince le rideau et ma bouche, mouille mes cheveux. Pendant quelques secondes, je ferme les yeux, je souris en repensant à mon bilan sanguin.
J’ai hâte de voir la tête de Joe.
La bouteille de shampoing est vide. Je l’ouvre, mets un peu d’eau dedans, et je secoue.
Ça fait le taf.

En sortant, je me brosse les dents pour faire partir le goût de la bile et la pâteuse que je me traîne depuis le réveil. La menthe me brûle les gencives, je crache, prends mon gobelet, et me gargarise. Devant le miroir, je me souris. Mon émail jaunit à cause de la clope.
J’ai déjà pensé au blanchiment dentaire, mais ça coûte un rein.
Je me sèche à l’arrache avant de fouiller sur ma pile de vêtements pour trouver un t-shirt pas trop sale. Trois semaines que j’ai pas fait de machines. J’en vois un qui dépasse, je tire dessus, le porte à mon nez.
Ça daube.
Un mélange de beuh et de sueur.
J’en cherche un deuxième.
Pareil.
En sentant d’autres fringues, je remarque qu’elles ont toutes la même odeur. Faut vraiment que je fasse des lessives. Je me résous à fouiller dans mon armoire, là où je laisse tous les vêtements que je porte jamais. Entre deux jeans, je trouve un t-shirt noir basique, mais il a une odeur de renfermé et est taché sur le devant.
C’est du propre sale.

« Balek, c’est pas Joe qui dira quelque chose. »

J’enfile mon survêt’, ma sacoche, mes Jordan, j’attache mes cheveux mouillés en chignon et chope mon passe Navigo. Il n’est pas à jour depuis au moins un an, quatre-vingts balles tous les mois, faut pas déconner.

Je quitte mon appart’, glisse sur la rampe d’escalier, sors du bâtiment. Dehors, le soleil brille fort. Il réchauffe ma peau. C’est agréable. On est fin mai, j’ai l’impression d’être en août. Youssef et Paul traînent pas loin de la porte, avec les gamines du HLM.

« Wesh Alix ! m'appelle Youss en courant vers moi, un sourire plaqué sur le visage. Ça dit quoi ? »

Lui, il veut quelque chose.

« Je vais voir Joe.
— Ça fait longtemps je l’ai pas vue. Tu l’invites plus ?
— Si, elle bouge juste plus son derche jusqu’ici. »

En m’emboîtant le pas, il passe son bras par-dessus mon épaule. L’ado fait déjà une tête de plus que moi, il a bien poussé cette année. Ses cheveux aussi : Ses boucles brunes tombent presque devant ses yeux.

« Tu la salueras pour moi ?
— Ça marche. C’est tout ?
— De quoi ? »

Il sait que je sais, mais il fait genre.

« C’est tout ce que tu voulais ? »

Il s’arrête, prend son air coupable, il fait toujours ça quand il a besoin d’un truc. Mon point faible.

« Nan, je voulais savoir si t’avais vingt balles à dépanne ? »

De nulle part, Paul glisse sa tête entre nous.

« Ça sent le complot par ici. »

On sursaute, il éclate de rire.
Dramatique, une main sur le cœur et l’autre sur son épaule, je le préviens :

« Ne refais plus jamais ça. »

Youssef, qui ne perd pas le nord, revient à la charge :

« Du coup… pour les vingt eus ?
— Mais toi là, tu me dois pas déjà de la thune ?
— Si, mais juré c’est la dernière fois, dit-il en joignant ses mains comme s’il priait.
— C’est la dèche de mon côté.
— Fais pas ta pute. »

Paul le bouscule, je penche la tête sur le côté et fronce les sourcils, le regard réprobateur.

« Pardon », s’excuse-t-il immédiatement.

Je pousse un soupir.

« Pas grave. »

Je sors mon portemonnaie de ma sacoche pour voir ce qu’il me reste.
40 euros.
Jusqu’à la fin de la semaine.
Je peux pas les lâcher sans raison, alors je lui demande :

« T’en as besoin pour quoi ?
— T’inquiète.
— Nan frère, y pas de t’inquiète qui tienne. »

Il hésite, baisse les yeux avant d’admettre :

« Je vais à la cité des sciences.
— C’est combien l’entrée ?
— Neuf balles, mais il y va pas tout seul », le charrie Paul, un sourire un peu trop large aux lèvres.

Le petit rougit, fuit mon regard, ça ne peut vouloir dire qu’une chose : Il a eu le courage d'inviter Jade.
En vrai, si je me démerde bien, je peux en taxer dix à Joe et me débrouiller pour la semaine. En sortant le billet, je vois les yeux de Youssef s’illuminer. Je le lui tends, il hoche la tête pour me remercier.

« Tu gères.
— Je sais. »

Il me serre la main, cogne son épaule contre la mienne, Paul l’imite et ils repartent ensemble. Je suis fille unique, mais ces deux-là, ce sont un peu mes petits frères. Eux et moi, même avec l’écart d’âge, on se comprend.

Je marche une dizaine de minutes. Devant la bouche de métro, je prends par Hôtel de Ville. Je checke direct les entrées. Pas de contrôleurs, pas de flics. Comme on n’est pas loin du commissariat, y en a souvent qui rôdent pour fouiller tous les mecs noirs et arabes qu’ils croisent.
J’approche des portes, j’attends que quelqu’un de pressé arrive et je me colle à lui au moment où il bip sa carte Navigo. Il se retourne, menaçant, mais j’ai pas le temps. J’entends déjà le métro, je cours, l’attrape de justesse. En prenant la ligne 5, de Bobigny au 19e arrondissement, j’en ai pour une vingtaine de minutes.
Dans la rame, les effluves de vomi me font regretter de ne pas être restée dans mon lit. Je mets mon nez dans mon t-shirt, c’est un peu moins pire. Ici, même le mec qui fait la manche à Paris ne fait pas la manche. Il prépare sa pancarte et son violon, mais il attend d’être intramuros pour commencer à jouer dans le métro. Tout le monde l’ignore.
Dans ce monde, les pauvres sont invisibles.
Mes écouteurs m’ont lâchée il y a deux jours, alors pour une fois, j’écoute ce qu’il fait. À la façon dont il fait vibrer ses cordes, on a l’impression que son instrument pleure.
C’est beau.
Si j’avais pas donné à Youss, j’aurais lâché dix balles.
En descendant, je lui souris. Lui montrer qu’il n’est pas invisible, c’est tout ce que je peux lui offrir aujourd’hui.

Une fois dehors, je respire à pleins poumons. Avant d’aller chez Joe, je passe au Carrefour City à côté de chez elle. J’achète de quoi manger : une pizza éco+ et deux bières. J’ai trois heures de retard, alors il faudra au moins ça pour me faire pardonner.
Au bout de sa rue, je vois son voisin rentrer dans le bâtiment, je cours en hurlant, il m’attend, me regarde de haut en bas quand j’arrive à sa hauteur. Il se demande sûrement s’il doit me laisser entrer. Je ne le laisse pas se poser la question trop longtemps : je passe devant lui.
Comme d’habitude, la porte de l’appartement de Joe est ouverte. Je la fais claquer pour qu’elle entende.

« Alix ? »

Je marche sur la pointe des pieds et me cache derrière la porte du couloir. Elle s’approche.

« C’est toi ? »

Au moment où sa petite tête blonde passe la porte, je la surprends. Elle hurle, fait un bond en arrière, j’éclate de rire.

« Salope ! Je déteste quand tu fais ça ! dit-elle en me frappant pour se venger.
— Moi je déteste quand tu laisses ta porte ouverte. »

Elle fait mine de ne pas avoir entendu le reproche et me prend dans ses bras comme si on ne s’était pas vues depuis des mois. Enfin, je me sens mieux. Sans rien dire, je la serre fort contre moi. Je prends une longue inspiration, son shampoing sent la rose.

« Ça va pas, ma Lix ?
— Si, ça va mieux. »

D’un coup, Joe me tire vers la cuisine. Elle a retrouvé le sourire. Je remarque qu’elle porte une espèce de salopette de chantier. Le sol et les meubles sont bâchés, l’odeur de la peinture fraîche me pique le nez.

« Ah bah, on n’est pas toutes Valérie Damidot.
— Ça veut dire quoi, ça ? »

Je pose la pizza et les bières sur le plastique qui recouvre la table. Elle a repeint en vert clair.

« C’est à gerber.
— Tu trouves ?
— On se croirait à l’hosto. »

En se tournant vers moi, elle grimace.

« Je sais pas si c’est la couleur des murs où la lumière, mais t’as l’air malade.
— C’est la Tequila.
— T’as fêté quelque chose ? »

Je souris, mais ne dis rien pour laisser un petit suspens s’installer. Elle trépigne et pousse mon épaule.

« Allez, balance !
— Devine.
— T’as enfin pu reparler à Lucie ?
— Mieux.
— T’as gagné au loto ?
— Moins mieux. »

Elle réfléchit quelques secondes, ses sourcils se froncent, ses lèvres se pincent, puis son visage s’illumine.

« T’as fait tes tests VIH hier, non ? »

Je hoche la tête en souriant. Joe hurle de joie.

« T’es indétectable ?
— L’homme invisible. »

Elle crie plus fort, me prend dans ses bras, et commence à pleurer. Je sens les larmes qui montent en la voyant émue.

« Meuf, tu l’as fait ! », dit-elle en posant ses mains sur mes joues.

Des papillons battent des ailes dans mon cœur.

« Tu vas me faire chialer.
— Tu vas enfin pouvoir en parler à ta famille ! »

L’euphorie retombe d’un coup. Depuis hier, j’ai pas pensé à eux une seule fois. Ça fait six mois que j’attends. Je m’étais promis de leur dire quand ma charge virale serait indétectable. Maintenant que j’y suis, l’annonce qui ressemblait à une colline de loin s’est transformée en montagne.

« Non ?
— J’en sais rien, Joe. Je sais pas si mes parents sont capables de l’entendre. »

Un sourire compatissant étire ses lèvres. Elle pose ses mains sur mes épaules et les frictionne.

« Alix, le problème, c’est pas qu’ils soient capables de l’entendre ou pas. C’est plutôt si toi, t’es capable de leur dire ou non. »

C’est plus fort que moi, j’ai peur.
De leurs réactions, de leur jugement.
J’ai peur de les décevoir.
Peur de les inquiéter.

« Tu sais quoi ? Ne parlons pas des sujets qui fâchent, dit Joe. T’as fêté cette nouvelle comme il se doit, j’espère ? »

Je m’assois par-dessus la bâche qui recouvre la table en bois. Le meuble craque sous mon poids, c’est un vieux truc que ma mère lui avait refilé.

« Une bonne baise. »

Joe sautille sur place, prend une bière, l’ouvre, me la tend. Je fais non de la tête. Elle est surprise, mais boit une gorgée. Parce que son frigo est protégé, elle ne met pas la deuxième au frais.

« Avec qui ?
— Juste un mec.
— BG ? »

Je hausse les épaules.

« Bof. Bourrée, j’ai dû lui trouver un charme. »

Elle se penche pour racler le rouleau de peinture au-dessus du pot. Puis, elle le referme, il est encore à moitié rempli. J’espère qu’elle ne va pas peindre le reste de son appartement dans cette couleur.

« Donc c’était une bonne baise ?
— En vrai, aucun souvenir.
— C’est que ça devait pas être ouf.
— C’est ce que je me dis. Au fait, Youss te passe le bonjour. »

Ils sont comme cul et chemise, tous les deux. En décembre, après l’annonce de ma séropositivité, Joe et lui étaient chez moi H24.

« Tu lui manques, je crois. Il m’a demandé pourquoi tu passes plus.
— En ce moment, c’est chaud. Entre le boulot et Charlie, je suis fatiguée. Mais faudrait que je vienne, au moins pour lui faire un petit coucou. »

Tout le monde l’aime, ma Joe.

On s’est rencontrées il y a un peu plus de deux ans. Je n’ai jamais été aussi proche de qui que ce soit. Elle est la seule à tout savoir de ma vie. La seule à m’accepter comme je suis.
On dit souvent que les meilleurs potes sont les amis d’enfance. Mais ce qui compte vraiment, c’est pas le nombre d’années qu’on a passées avec quelqu’un.
Nan. Ça, c’est du bullshit.
Ce qui compte vraiment, c’est de pouvoir dire à l’autre qui on est sans jamais se sentir en danger, sans jamais avoir peur que ça se retourne contre nous.
Quand tu peux dire à une personne que t’es pute, pauvre, et dépressive, et qu’elle te répond qu’elle est alcoolique, lesbienne, et islamogauchiste, c’est que t’as trouvé la bonne.

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