Épisode 2 - Le Serment

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Opening : https://www.youtube.com/watch?v=DDjPc51fR8Y

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 Levant les yeux de son ouvrage, Tokri balaya du regard la salle d’attente de l’examen Genin. Les visages familiers de ceux ayant partagé sa scolarité affichaient des expressions variées, allant de l’angoisse à la confiance absolue. Pour beaucoup, ce jour représentait l’aboutissement d’années de formation.

 Les ninjas suivaient l’enseignement d’un cursus spécifique de l’Académie, jusqu’à devenir des Genins. Après avoir approfondi leurs bases sous l’encadrement d’un gradé, ils intégraient le corps d’armée en obtenant le statut de Chuunin. Les meilleurs finissaient par être nommés Juunin, l’élite du Village, et seuls les plus doués, triés sur le volet, atteignaient le rang de Kuunin. Le plus haut poste de la hiérarchie militaire était celui du Kage, le dirigeant du Village, à qui revenait la tâche de décider des différents chantiers régissant le quotidien de la cité.

 Se demandant distraitement combien de ses camarades seraient encore en vie l’année prochaine, l’Utak soupira de dépit, et se replongea dans l’introduction de son livre d’Histoire.

 Shinnen était un archipel constitué d’une vingtaine d’îles. En dehors de mythes et légendes, on ne disposait d’aucune information crédible au-delà de Hokuto, celle où résidait Tokri Utak. Les modes de vie des samouraïs et des pirates auraient été ainsi importés d’îles lointaines, bien qu’aucune trace écrite ne prouvât leurs origines étrangères.

 D’une superficie immense, Hokuto était divisée en plusieurs pays aux climats diversifiés, où les ninjas avaient farouchement implanté leur culture. Au fil des siècles, ces guerriers de l’ombre avaient veillé à ce qu’aucun autre mode de pensée ne menace leur hégémonie. Les samouraïs et pirates en avaient fait les frais, entre autres.

Si Shinobi n’avait pas instauré notre suprématie, une autre culture l’aurait fait à notre place. Tokri se demandait bien souvent à quel point cette conviction de son grand-père était vérifiée. Les pirates aggraveraient certainement la corruption du monde, mais les samouraïs auraient-ils réussi à imposer une véritable paix ?

 Tokri fit glisser ses doigts sur les pages jaunies, traçant distraitement les contours des croquis du Yuukan, pays central de Hokuto tant au niveau géographique que politique. D’un climat tempéré, débordants de ressources naturelles et bordés de mers, ses paysages emblématiques comportaient un immense désert au sud et un marais au nord, ainsi qu’une forêt de taille considérable à l’est. Deux chaînes de montagnes marquaient les frontières avec ses voisins : les Montagnes Blanches à l’extrémité sud, le séparant de Nagame, et les monts Fuji au nord, délimitant la fin de son territoire avant les blanches contrées de Heiki.

 Durant plusieurs siècles, le Yuukan fut dirigé par un unique Village : Shinobi, qui décida de s’étendre vers les terres du sud, le Kage découvrit que le Nagame appartenait à un autre cité ninja de puissance équivalente : Himitsu. Impatient d’affronter un rival digne de ce nom, le Kage balaya les rares conseillers qui ne partageaient pas son bellicisme et déclara la guerre afin d’éliminer la plus grande menace à sa pérennité. Au terme de trois années de batailles, Himitsu finit par être annihilé par son ennemi juré, qui exerça alors son hégémonie sur l’ensemble de Hokuto.

— Celui qui verse le plus de sang sera toujours le maître, marmonna Tokri avec cynisme.

 Le jeune homme leva un œil pour vérifier l’heure. Au-dessus de la porte de la salle d’examen, la vieille horloge lui indiqua qu’il devait lui rester encore quelques minutes avant le prochain appel. Autour de lui, un silence concentré pesait sur les épaules des aspirants, seulement brisé par les tic-tac de l’antique cadran horaire. Quelques-uns se chuchotaient quelques conseils de dernière minute. Tokri les ignora et se replongea dans sa lecture.

 Après des siècles de règne sans partage, Shinobi provoqua lui-même son déclin. Déchiré par des conflits internes, plusieurs dissensions au sein de sa population donnèrent naissance à des Villages indépendants qui s’éparpillèrent à travers les pays d’Hokuto. Shinobi parvint à maintenir son influence sur ses enfants durant cinq siècles, jusqu’à ce que la Seconde Grande Guerre Ninja rayât totalement la cité mère de la carte, au profit de ceux que l’on appelle désormais « Les Trois », en une alliance que chacun savait ténue. Par l’emploi du terme « shinobi » pour désigner la profession de ninja, le fantôme de la cité mère continuait de hanter ses enfants.

 Tokri stoppa brièvement sa lecture, se remémorant les nombreuses histoires que lui avait raconté son grand-père sur cette période. Le vieil homme avait passé l’essentiel de son début de carrière au front, gravissant les échelons dans le fracas du champ de bataille. Témoin de la chute finale de Shinobi, le vétéran évitait de s’épancher sur ce sujet sensible, hanté par le souvenir du jour où le ciel avait été noyé des cendres de la Mère. Le jeune Utak se mordit une lèvre, partagé par son admiration pour le héros qu’avait été son aïeul et l’étouffante pression que représentait son héritage. N’ayant connu que la violence de la vie de shinobi, ne pouvait-il pas comprendre que son petit-fils aspire à autre chose ? Ne s’était-il pas battu pour le lui permettre ?

 En un soupir, Tokri hésita à poursuivre sa lecture entre le chapitre sur Mahou, le Village de la Forêt, ou celui sur Gensou, cité de la Cascade située dans les marais du Yuukan, lorsque la porte de la salle s’ouvrit sur le visage rayonnant d’un étudiant. Une voix l’appela de l’intérieur, le jeune Utak souffla du nez et rangea à contrecœur son livre.

 Il se retrouva face aux deux examinateurs, qui avaient disposé devant eux les bandeaux au sablier de Chikara, sésame à la carrière de shinobi. Lorsqu’un aspirant réussissait l’épreuve, l’un de ces bandanas lui était remis. Le ninja pouvait le porter ou non, à sa convenance. Cette tradition hokutonienne remontait au temps de la première fracture de l’antique Shinobi et, au-delà du témoignage d’appartenance à son Village d’origine, servait de laissez-passer pour ceux souhaitant se rendre dans l’une des cités alliées.

 Le plus jeune, visage imberbe et cheveux blonds mi-longs, lui adressa un sourire chaleureux. Le second, un ours à la barbe hirsute, semblait être dans la quarantaine et toisait froidement l’Utak.

— L’épreuve consiste à réaliser un Henge, l’informa le premier examinateur en conservant son sourire. Adopte l’apparence de mon collègue.

 Ce dernier n’ajouta rien et croisa les bras, jaugeant Tokri qui eut toutes les peines du monde à retenir un soupir d’exaspération. Sur les jutsus enseignés à l’Académie, il avait fallu qu’il tombât sur celui qu’il maîtrisait le moins. Il tenta de se remémorer les leçons de son professeur, ce qui se révéla assez difficile après avoir passé autant de temps à dormir ou à rêvasser en cours. L’Utak se souvint vaguement qu’il devait visualiser dans son esprit la personne dont il voulait prendre l’apparence. Ensuite venait la fusion des énergies…

 Ses souvenirs s’arrêtaient là. Impossible de se rappeler la manière dont il devait disposer de son Chakra afin de réaliser le tour, ses essais infructueux ne parvinrent qu’à l’épuiser. Le voyant piteusement à la peine, les examinateurs s’impatientèrent avant de trancher.

— Tu n’es clairement pas prêt, s’excusa presque le plus jeune.

— Suivant ! appela le second, ulcéré de perdre son temps pour des adolescents incapables d’exécuter un basique jutsu.

 Tokri se résigna docilement et quitta les lieux, sans son bandeau. Il ignora le regard plein de pitié de certains camarades, tout comme ceux narquois de la majorité d’entre eux.

— Rien d’étonnant, ricana un futur Genin.

 Sous le soleil écrasant du désert, il prit un grand bol d’air avant de partir en direction de son domicile.

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 Mains dans les poches et armé mentalement à affronter son aïeul, le recalé traînait toutefois les pieds, peu pressé d’arriver à destination. Quelques minutes plus tard, le jeune homme constata que Bril l’attendait de pied ferme sur le pas de la porte.

— Ton bandana ? demanda-t-il sèchement.

— Je l’ai pas, répondit l’adolescent dans un chuchotement après un court instant d’hésitation, envahi malgré lui par la honte.

 Amer, le vétéran laissa un silence pesant s’installer. Tokri fut surpris de lire de la déception dans son regard, et aurait mille fois préféré une explosion de colère dont il était tristement familier. Incapable de le soutenir, il détourna les yeux en se mordant les lèvres.

— L’épreuve consistait à produire un Henge, se sentit-il obligé de justifier avec maladresse.

— Et alors ? s’étonna Bril avec dépit, le poing crispé. C’est une technique de base, nul besoin d’être un expert en genjutsu pour l’exécuter.

 Tokri fut blessé du désespoir teintant la voix de son grand-père. Pourquoi le voir devenir ninja était si important ? Bril avait eu une brillante carrière, mais ne pouvait-il pas entendre qu’on pût aspirer à suivre une autre voie ? Cette carrière n’avait-elle pas assez meurtri sa famille ?

— Tu peux largement combler tes lacunes si tu te mets au travail ! s’insurgea le vieil homme agacé, postillonnant presque.

 L’adolescent prit une grande inspiration et releva la tête, plongeant son regard dans celui de son aïeul, le suppliant silencieusement d’essayer de le comprendre.

— Ou je peux faire autre chose, suggéra-t-il faiblement, avec hésitation.

— Comment ? s’étrangla Bril qui commençait à saisir avec horreur la pensée de son petit-fils.

— Les bibliothécaires de l’Académie me connaissent mieux que mes professeurs ! Je suis sûr que je peux les rejoindre ! débita Tokri sans s’arrêter, presque en panique. Ou je pourrais ouvrir une boutique et…

 Bril coupa court à son argumentaire désespéré en plaçant sa main devant le visage de Tokri. Des flammes dansaient dans la noisette de ses yeux.

— Balivernes ! Il n’y a toujours eu que des ninjas dans notre famille, asséna Bril qui peinait à contenir sa fureur.

 Ses nerfs étaient mis à rude épreuve, et les limites de son sang-froid venaient d’être franchies. La colère prenait une fois de plus le dessus sur la déception. Révolté par le rejet de son aïeul, les poings de Tokri se crispèrent. Bril avait beau avoir été un puissant shinobi, le jeune homme savait comment le blesser plus grièvement que n’importe quelle lame.

— Surement pour ça que nous ne sommes plus que quatre, asséna-t-il froidement.

 Le regard soudainement brillant, Bril tenta de reprendre la parole, mais Tokri n’en avait pas terminé avec lui.

— Crever ou devenir cinglé, résuma Tokri, bras croisés, retenant à grand-peine la colère qui montait en lui. Tu n’as pas de meilleur avenir à me proposer ?

— Tokri, je…, marmonna le vieil homme en tendant une main vers son petit-fils.

 Furieux et se sentant proche du point de rupture, le garçon la rejeta d’une claque et lui tourna le dos avant de s’éloigner. À sa grande surprise, Bril ne chercha pas à le rattraper. Peut-être n’avait-il pas le cœur de prolonger cette dispute ?

 Lorsqu’il s’estima assez loin du domicile familial, Tokri s’adossa à un mur et essaya de reprendre son souffle. Perdu et dépassé par les événements, l’incompréhension, la colère et la tristesse se mêlaient en une tempête anarchique dans son esprit. Pourquoi voulaient-ils tous le forcer à plonger dans cette vie de folie ? La voie du ninja n’avait-elle pas fait suffisamment de mal à sa famille ? Que devait-il faire ?

 L’adolescent tenta de faire le vide et ferma les yeux, laissant la tiède brise du désert caresser son visage et soulever quelques mèches de jais.

— Je peux savoir ce qui te prend ? demanda une voix familière au-dessus de sa tête, aussi douce que ferme.

 Tokri n’eut pas besoin de se redresser pour reconnaître la personne venant de le tirer de sa courte introspection. Okioto sauta du mur d’où il avait observé un instant son frère et atterrit avec souplesse, se postant les bras croisés face à son cadet qui détourna le regard.

 Okioto était un Juunin de vingt-sept ans, bien qu’il semblât bien plus jeune. Ses longs cheveux sombres étaient attachés en une queue de cheval qui laissait tomber de fines mèches de chaque côté de son visage juvénile.

 Aux yeux de Bril et de beaucoup d’autres, son parcours était un exemple à suivre. Entraîné par ses parents, Okioto avait intégré la formation de shinobi à treize ans. À seize, il obtint son bandeau avec un niveau bien supérieur à la moyenne de sa promotion. Sous le mentorat de leur grand-père, il n’avait eu besoin que de trois ans pour accéder au grade de Chuunin. Sa carrière n’avait été qu’une succession de réussite jusqu’à son élévation au rang de Juunin à l’âge de vingt-deux ans.

 Tokri savait que le parallèle que Bril faisait avec Okioto accentuait le poids de ses échecs. Malgré tout, Tokri n’en voulait pas à son frère. Il le connaissait bien mieux que n’importe qui. Le brillant Juunin était motivé par un objectif bien plus profond que servir son Village, le même qui amenait le dernier des Utak à se questionner sur son choix de parcours.

— Tu nous as espionnés tout du long, demanda Tokri en osant finalement plonger son regard dans celui de son aîné. Pourquoi je devrais me répéter ?

— Je veux la vraie raison, le somma Okioto sans hausser le ton.

— On sait très bien comment ça se termine quand on obéit aveuglément aux ordres, répondit Tokri d’une petite voix, serrant machinalement son poignet de sa main droite.

— Et le serment ? interrogea Okioto sur le même ton de douce fermeté.

 Tokri ferma les yeux, mordant une fois de plus ses lèvres et étouffant un sanglot. Malheureusement, il se souvenait très bien de la promesse nouée dans leur enfance. Là résidait tout le dilemme qui le déchirait.

— Alors ? insista l’aîné avec patience.

— Je m’en souviens, chuchota Tokri, sans oser le regarder.

 Un silence lourd de sens s’instaura. Son frère le laissait-il respirer ? Des souvenirs défilèrent dans l’esprit de Tokri, le cœur pincé. Pourquoi fallait-il toujours qu’on le ramène au jour où sa vie avait été détruite ?

— Prouve-le, lui pria Okioto, de toute la délicatesse qui lui était possible de manifester.

 Tokri inspira profondément. Il n’avait nul besoin de réfléchir pour réciter leur serment. Les mots venaient d’eux-mêmes, malgré les onze années qui le séparaient du moment où il les avait prononcés pour la toute première fois. Se les remémorer fit ressurgir encore plus intensément des traumatismes qu’il aurait souhaité faire disparaître à jamais. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Tokri perçut de la satisfaction dans le regard de son aîné. Ce dernier ouvrit la bouche, puis la referma, cherchant les mots exacts dont son frère avait besoin.

— Penses-tu que c’est en gardant les bras croisés que nous y parviendrons ?

— Tout le monde se fout de ce que je veux ! s’emporta soudainement Tokri. Grand-père me pousse à être ninja pour satisfaire sa petite fierté de vétéran et vivre une nouvelle jeunesse à travers moi comme il l’a fait avec toi ! Et toi…

 À l’expression de son regard, Tokri comprit qu’il risquait de faire mouche sur le point sensible de son grand frère protecteur. Il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire tout en suspendant ses mots, ravis de parvenir à se défendre malgré la pression qui faisait douloureusement battre son cœur.

— Je veux que tu deviennes shinobi pour ton propre bien, déclara Okioto en raffermissant son ton. Pour qu’ensemble, nous atteignions notre objectif.

— À quoi cela nous avancera ? le supplia presque Tokri, désespéré.

— Tu sais tout comme moi que tu ne pourras jamais construire ta vie tout en sachant qu’il respire quelque part, rétorqua froidement l’aîné.

 Dans un murmure, plus doux, Okioto implora :

— Ne m’abandonne pas, petit frère.

 Okioto s’approcha d’un Tokri mutique, et posa une fraction de seconde une main fraternelle sur son épaule. Ne lui laissant pas le luxe de répondre, le Juunin se projeta en l’air et disparut en bondissant de toit en toit, livrant Tokri seul avec ses doutes.

 Piégé entre un passé qu’il ne pouvait fuir et un avenir qui le torturait, l’adolescent glissa le long du mur jusqu’à atteindre le sol. Il prit sa tête entre ses mains et laissa le désespoir couler le long de ses joues en une réconfortante délivrance.

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Ending : https://www.youtube.com/watch?v=TqFkv1ib1FU

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