Épisode 9 - Paranoïa
Un bâillement prit Tokri par surprise, qui tenta de le cacher maladroitement derrière sa main. Une douleur au bras le fit grimacer, s’ajoutant à ses innombrables courbatures. En un soupir de dépit, l’adolescent s’enfonça plus profondément dans son siège, déterminé à exploiter chaque millimètre de confort tout en se replongeant dans sa lecture. Ces moments d’évasion à la bibliothèque de Chikara lui avaient terriblement manqué.
Tokri avait hésité à lire des romans légers pour se détendre, mais il avait finalement opté pour un exemplaire de “L’Histoire du Yuukan”. L’Utak connaissait par cœur le passé de son pays, mais il avait pour habitude de se les remémorer régulièrement, tant pour ne jamais oublier que pour tenter de lire entre les lignes officielles tracées par les vainqueurs. Ayant terminé sa révision de l'âge d’or de Shinobi, Tokri tourna une page et s’attaqua à la genèse des Trois.
Il y a presque un siècle, en l’an huit-cent-cinquante, Shinobi fut frappé par des scandales internes concernant la succession de son Kage, débouchant à une guerre civile entre les principaux clans souhaitant mettre l’un des leurs à la tête du Village. Pour mettre fin à la guerre, un concile composé des doyens de chaque parti finit par se mettre d’accord sur le nom d'un dirigeant.
Ce choix ne convint pas aux frères Linoru et Shaoshi Satsuma, meneurs d’un puissant groupuscule rebelle. Fort de leur réputation de maître du taijutsu à une époque où cet art était le socle des compétences du ninja, un nombre important de soutiens les rallièrent, bien plus que ne l’avait estimé Shinobi. En l’absence de négociation et craignant de finir exécuté par la Cité-Mère, les Satsuma menèrent une exode loin vers l’Ouest et fondèrent le premier Village indépendant de Shinobi, au beau milieu d'un immense désert. Chikara était né.
Plongé dans sa lecture, Tokri hésita entre le chapitre sur Gensou ou Mahou, et ne vit pas venir la personne qui se planta subitement devant lui.
— Sérieusement ? l’apostropha une voix furieuse.
Etonné de se retrouver ainsi agressé en un lieu de sérénité, le Genin leva la tête de sa lecture et eut la surprise de reconnaître Izul, mains crispées contre le livre serré contre elle. Elle avait renoué ses cheveux en deux nattes qui descendaient le long de son dos. Malgré le regard enflammé qu’elle lui adressait, Tokri ne put s’empêcher de remarquer que ce style lui allait bien.
— Oui ?
— Que fais-tu ici ? lui demanda-t-elle froidement.
Son ton accusateur piqua au vif l’Utak, qui craignait comprendre ce qu’elle s’imaginait. Il leva l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains et répondit sur le ton de l’évidence :
— Je lis.
— C’est cela, répliqua-t-elle, acerbe et soupçonneuse. Je ne te vois jamais ici d’habitude.
Retenant la page où il s’était arrêté, Tokri ferma délicatement son livre et le posa dans un coin de son fauteuil. Il croisa également les bras et toisa froidement sa coéquipière.
— Va au bout de ta pensée, Izul, l’invita tranquillement le chef d’équipe.
La Leïl se mordit la lèvre. Le calme de Tokri la faisait douter, mais la coïncidence était bien trop grande à ses yeux pour qu’elle en soit vraiment une.
— Je viens ici dès que possible, et je ne t’y ai jamais croisé. Tu veux me faire croire qu’il s’agit d’un hasard après ce matin ?
— Jamais ? Tu en es sûre ? la coupa Tokri avant que ses reproches ne le sortent de ses gonds.
— Je te pensais du genre honnête, mais tu es comme les autres finalement ! s’emporta la Leïl, dont les joues commençaient à s’empourprer de colère. Menteur, manipulateur et…
— Réfléchis avant de débiter des choses que tu regretteras, le coupa sèchement le Genin, la mâchoire crispée.
Un silence tomba entre eux, permettant à Izul de réaliser la gravité qu’impliquait de telles insultes à un chef d’unité. De son côté, le jeune homme refusait de donner du grain à moudre à l’inhabituel paranoïa de sa partenaire et préférait miser sur son intelligence pour lui faire prendre conscience de son erreur. Jugeant qu’elle avait eu suffisamment de temps pour se ressaisir, il lui livra les faits en pesant chacun de ses mots :
— Avant que je ne me décide il y a un an à devenir Genin, je venais pratiquement tous les jours. Quand je séchais les cours, c’était plus discret que d’aller au centre de documentation de l'Académie. Moins de risque de me faire attraper par les professeurs.
Izul semblait comprendre où il voulait en venir, mais n’était pas encore convaincu par son plaidoyer.
— Et donc ?
— Je t’apercevais souvent en fin de journée, lâcha t-il simplement.
Le regard de Izul trahit le sentiment de culpabilité qui la saisit, tandis que sa bouche forma un petit rond de surprise. Soit elle n’avait jamais fait attention à la présence de Tokri, soit elle l'avait simplement oublié et quelques souvenirs étaient en train d’émerger. L’Utak aurait misé sur la seconde possibilité, croyant lire une forme de révélation dans son expression. Peut-être se rappelait-elle qu'en dehors des arts ninjas, Tokri avait des notes plus que satisfaisantes ?
Si tel était le cas, il ne lui en voulait pas. Ils avaient fait partie de la même promotion durant seulement une année et n’était alors qu’un vague inconnu à mauvaise réputation pour elle. Lui-même n’avait eu cure de son existence à cette époque.
— Pourquoi venais-tu ici plutôt qu’en cours ? demanda-t-elle, des soupçons toujours présents dans sa voix.
— Je ne suis pas certain que la réponse te plaise.
— Dis toujours, l'invita-t-elle en haussant les épaules.
Tokri baissa le ton de sa voix. Il savait qu’il prenait un risque en confiant cela, d’autant plus par la réputation de son père auprès du QG. Mieux valait éviter qu'une oreille indiscrète ne l'entende.
— Pendant que vous subissiez le formatage de l’Académie, c’est ça que j’entrainais, chuchota-t-il en désignant son front.
Abasourdie, Izul écarquilla les yeux et ouvrit la bouche pour protester, son regard soutenant celui de Tokri, se demandant si le jeune homme insinuait qu’elle était stupide. Soutenant le contact, l’Utak se perdit un court instant dans l’émeraude de ses iris, qu’il n’avait jamais trouvé aussi envoûtant qu’en cet instant.
— De surprise en surprise…
Semblant satisfaite de ce qu’elle avait perçu en lui, ses épaules s'affaissèrent, comme libérées d’un poids. La kunoichi d'azur s’effondra sur le fauteuil voisin à celui de Tokri en un soupir de lassitude.
— Désolé. Je n’aurai pas dû t’agresser ainsi.
— Tant que tu n’en fais pas une habitude, rétorqua le taijutsuka avec ironie.
Izul se pinça une lèvre, marqueur de sa gêne. Il jeta un œil au livre qu’elle tenait et vit qu’il s’agissait d’un manuel avancé sur le genjutsu.
— Ça potasse même en repos ? demanda-t-il, désireux de détendre l’ambiance.
— Je ne suis pas la seule, répondit-elle d’un sourire amusé tout en désignant l’ouvrage sur les genoux de Tokri. Passionné d’Histoire ?
— J’apprécie savoir d’où je viens, répondit Tokri en lui rendant son sourire.
Sa réponse semblait lui parler de par l’expression complice qu’elle lui lança. Izul s’étira, avant de se lever.
— Je dois rentrer. Encore désolé, Tokri. Je vais essayer de prendre sur moi.
— Repose-toi bien, lui conseilla chaleureusement l’Utak. Et si tu as besoin de parler, tu sais où me trouver.
Elle lui adressa un sourire de remerciement, et quitta l’établissement, laissant le Genin méditer sur la marche à suivre. Bien qu’il avait rayé promptement la possibilité du pistage, l’incident venait de remettre en question sa résolution. Le malheur de Izul semblait profond et l’instinct de Tokri le poussait à tout tenter pour en découvrir la cause.
Il se remémora les paroles de Gomaki concernant les failles que cachaient ses équipiers et sur la difficulté des missions qui les attendaient. Bien qu’il n’avait pas le droit de le leur dire clairement, tous avaient compris que le Juunin était en charge de l’enquête concernant le boost S. L’Utak se doutait que les Villages finiraient par faire appel à leur équipe sur cette affaire. En vue de la dangerosité de la substance, le jeune homme refusait de prendre le moindre risque. Au-delà de son inquiétude pour Izul, il en allait de la survie de ses amis.
Il soupira, rangea son livre dans son sac, et se leva à contrecœur. Tokri quitta la bibliothèque, et prit la route pour se ravitailler dans la première boutique qui croisa son chemin. Il allait avoir besoin de réserves pour la longue attente qui l’attendait.
****
Tokri but une gorgée d’eau, et se fit la réflexion qu’il y avait mieux pour apaiser ses courbatures que de guetter des heures sur l’un des toits arrondis de Chikara. Caché, il jeta un œil au coin du rebord qui lui offrait une bonne vue sur la chambre de Izul, où cette dernière était en train de lire son livre sur le genjutsu.
La nuit venait de tomber. Tant qu’elle resterait éveillée, le jeune homme continuerait sa surveillance, prenant garde à ne pas être en vue par qui que ce soit.
Depuis qu’il avait pris position, la kunoichi ne s’était absentée de sa chambre que pour se nourrir. A son retour, il avait eu l’impression que ses yeux étaient embués de larmes, mais il émettait un doute de par la distance entre son toit et la chambre.
Tandis que le Genin jouait avec le papier du sandwich qu’il venait de dévorer, il fut surpris de la voir sursauter tout en se tournant vers la porte de sa chambre. Elle sembla un temps attentive, avant de se relâcher. Tokri pensait qu’elle reprendrait sa lecture, mais elle posa au contraire son livre sur sa table de chevet. Assise dans son lit, sa tête tomba entre ses bras, coudes contre les rotules. Les lèvres de Tokri se pincèrent en la voyant agitée de soubresauts et n’eut pas besoin d’apercevoir son visage pour savoir qu’elle était en prise à une nouvelle crise de larmes.
Crispant les poings jusqu’à en blanchir les paumes, le coeur de l’Utak se serra, incapable de détourner le regard. La voir ainsi, brisée, attisait toute la rage qui sommeillait en lui et qui ne demandait qu’à exploser. Izul redressa finalement la tête en séchant ses larmes du poignet. Elle se leva, se dirigea vers son armoire qu'elle ouvrit avant de retirer son tee shirt. Gêné, le cœur de l’Utak battit la chamade tandis qu’il se plaqua contre le toit tout en fermant les yeux. Une intense chaleur s’était répandue dans tout son corps. Il se frotta les yeux en s’insultant de divers titres péjoratifs. Comment avait-il pu ne pas se préparer à ce moment ? Espionner une femme chez elle et ne pas s’attendre à la voir se changer ?
— Abruti, se marmonna-t-il honteusement à lui-même. T’es vraiment le roi des crétins, Utak.
Tokri se risqua à jeter un œil, en croisant les doigts pour ne pas s’immiscer plus qu’il ne le souhaitait dans son intimité. Bien que restant rouge de honte, il soupira de soulagement en constatant qu’elle était en train de rejoindre son lit, nuisette enfilée. La jeune femme continuait à jeter des regards inquiets à la porte de sa chambre, avant d’éteindre la lumière.
C’en était fini pour ce soir. L’Utak observa la ruelle et descendit discrètement lorsqu’aucun passant ne fut en vue, avant de prendre la route pour son lit, l’humeur maussade.
La vérité était toute proche, à portée de compréhension. Pestant de ne pas être parvenu à découvrir la pièce maîtresse du puzzle, Tokri se résigna à réitérer l’opération aussi longtemps que cela serait nécessaire.
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