Épisode 24 - Paradoxe
Marchant à la rive droite du tunnel, Tokri plissa le nez avec la désagréable impression que l'odeur humide et nauséabonde des égouts, mélange écœurant de moisissure et d’eau croupie, cherchait à pénétrer chaque pore de sa peau. Les sens aux aguets, il résistait à l'envie de protéger ses mains en les enfonçant dans ses poches, prêt toutefois à abattre la moindre menace.
— Nez sensible ? le taquina le Tsumyo sur la rive gauche, sans se départir de son expression sérieuse.
— On n’est pas tous habitué aux marais, répliqua l'Utak, sur le même ton d'humour froid.
— Si je me suis fait à votre soleil, tu devrais survivre, ricana son collègue, main posée sur la garde d'Aura.
Tokri esquissa un sourire et se força à respirer lentement, sentant l'humidité suinter sous ses vêtements, chaque goutte de sueur glissant contre sa peau. Cela faisait déjà une demi-heure qu'ils avançaient en ligne droite, séparés par l'écoulement des égouts dont des gouttes sales filtrer du plafond pour atterrir sur leurs épaules. Tous deux étaient vigilants à ce qui pouvait sortir de la rive centrale qui les séparait, mais également aux murs les entourant. Les pirates les avaient prévenus que les souterrains, peuplés de monstres, avaient été piégés par leurs cibles. Ceci permettait aux dissidents de Sengo de séparer le bon grain du mauvais. Organisé en un réseau de tunnels labyrinthiques, seuls les plus compétents pouvaient espérer y survivre. Tokri ne doutait pas que les cadavres des perdants devaient nourrir le fonds des eaux usées.
Les pirates soupçonnaient les possesseurs du Boost S de posséder une autre sortie par voie maritime, mais la cité ne l’avait apparemment pas découverte. A moins qu’il ne s’agissait d’une information qu’ils souhaitaient garder pour eux, dans le cas où l’escouade shinobi échouerait. La cité pirate s’était servie de cette supposition pour les amener à prendre chaque couloir de concert, ce qui ne plaisait guère à l’Utak craignant qu’un piège ne se referme sur eux.
Tokri avait été étonné que les pirates n’aient pas attaqué eux-mêmes la bande dissidente. De ce que Sarouh leur avait rapporté, Sengo avait mis de côté cette option en apprenant la venue de Chikara. La manœuvre politique était intelligente : montrer patte blanche en leur fournissant des informations, tout en les laissant se salir les mains. La question était de savoir si Sengo était véritablement un allié, ou agissait de concert avec les dissidents au Boost S. Dans le premier cas, l’Utak était agacé d’être utilisé. Si la seconde hypothèse s’avérait exacte, chacun savait qu’il fallait s’attendre à un traquenard.
Tokri décida de chasser les conséquences probables de chaque théorie de son esprit pour se concentrer sur la traversée du long couloir. Alors que le Tsumyo déclencha sciemment à distance un piège à pic, l’Utak lui demanda avec sollicitude :
— Comment te sens-tu suite à ce binôme avec le Mizu ?
— Les résultats sont là, répondit simplement l’illusionniste en haussant les épaules.
Tokri repéra à son tour un fil indétectable à tout œil non avisé. Il se munit d’un kunai et le trancha en tendant le bras, faisant tomber une lame du plafond.
— Ca ne répond pas à ma question, lui fit remarquer l’Utak en lui adressant un léger sourire, tandis que la lame remontait lentement face à lui.
— Les émotions sont l’ennemi du shinobi, cita mécaniquement le Tsumyo alors qu’ils reprenaient tous deux leur marche.
Le Chikarate haussa les sourcils, sans parvenir à retenir un soupir se rapprochant d’un grognement. Il n’adhérait toujours à la philosophie déshumanisante du Gensouard, mais cette phrase avait à présent un goût d’hypocrisie.
— Un souci ? s’étonna le garçon aux cheveux bleus, sans cesser d’analyser son environnement.
— Tu ne te trouves pas incohérent ? le questionna Tokri en jouant avec son kunai, ne prenant pas la peine du moindre tact tout en restant attentif à d’éventuels pièges.
Un bref rictus se dessina au coin des lèvres du Chuunin, faisant comprendre au taijutsuka qu’il avait une fois de plus manqué de tact. Craignant de le voir se fermer à la conversation, le Chikarate s’empressa de préciser sa pensée :
— Je comprends que tu fasses preuve de professionnalisme pour mieux affronter la situation. Mais quoi qu’en dise nos supérieurs, tes émotions finiront toujours par se manifester et…
— Si on parlait des tiennes, d’incohérences ? le coupa sèchement Sarouh.
Tokri cessa de faire tournoyer son kunai, le saisissant soudainement avec fermeté.
— C'est-à-dire ? demanda-t-il tout en expédiant son arme dans l’eau.
Du rouge se peignit à la surface, suivi du cadavre d’un lézard géant.
— La vocation de ninja ne colle pas à ton caractère. Tu es trop honnête et ancré dans des principes en totale contradiction avec la profession.
Il envoya à son tour un shuriken, non loin du cadavre du monstre. Une seconde créature flotta peu après à la surface, tandis qu’ils continuaient leur trajet.
— Tu ne me sembles pas du genre à vivre pour la fierté familiale, continua t-il d’analyser naturellement, sans même jeter un regard à l’Utak. De ce que j’en ai vu, tu aimes Chikara mais tu es critique envers son gouvernement. Défendre leurs intérêts est le cadet de tes soucis.
Tokri garda le silence, agacé d’avoir été cerné avec autant de précision. Mais il était impressionné que Sarouh le comprenne à ce point, avec le peu d’informations à sa disposition. Tellement de personnes se contentaient de lui accoler une étiquette bien loin de la réalité. Le Tsumyo continuait de se révéler à part de la plupart des individus que l’Utak avait côtoyé jusqu’à présent.
Quelques ronds d'eau déclenchérent les alarmes interne des shinobis. En une éclaboussure, un lézard bondit hors de la rive nauséabonde et atterrit face à Tokri. Le monstre bondit sur lui, griffes et crocs en avant. Malheureusement pour lui, le Genin avait composé ses mudras avant même qu'une patte ne se pose au sol.
Le taijutsuka fit un pas en arrière et présenta sa paume droite, tout en la soutenant de son autre main. Un puissant souffle de vent expédia en avant le lézard qui termina presque tranché en deux par Sarouh qui venait de s’interposer suite à une course murale suivie d’un rapide bond. Satisfait de leur prestation, le Tsumyo fit glisser le cadavre à l'eau en souriant, avant de rejoindre son côté de rive.
— Être ninja est le seul moyen à ma disposition pour gagner en force, répondit Tokri, comme si rien ne s'était passé. C'est tout.
Le jeune homme espérait que les deux derniers mots seraient suffisants pour clore le sujet. A l'expression de Sarouh, le message avait été reçu. Ils reprirent un temps leur marche en désactivant plusieurs piéges. Aucun monstre ne se manifesta, les quelques morts ayant certainement calmé la meute peuplant le tunnel.
— Ton mantra remonte à Cacaunoy ?
Le Tsumyo soupira en se frottant l’arête du nez, la main posée sur la garde d’Aura attachée à son flanc gauche. Tokri n’eut pas le sentiment que la réaction était provoquée par sa question, mais plutôt par la nécessité de s’expliquer clairement.
— Nous n’étions pas ensemble, mais je l’aimais. Je présume que tu as souvenir de l’affaire de la Banshee, au tournoi inter-Village ?
Tokri opina du chef et posa la question qui tournait en boucle dans son esprit depuis leur discussion du feu de camp :
— C’était Marwais ?
— Exact, confirma Sarouh en se frottant la gorge. A votre hôpital, elle a été à deux doigts de me tuer. Je lui ai quand même juré d’être là pour elle. Quelques semaines plus tard, elle a voté pour mon éviction de l’équipe. Fin de l’histoire.
L'espace d'un instant, le jeune homme s'inquiéta pour les compagnons actuellement en équipe avec l'épéiste. Mais constatant que cela ne semblait pas être le cas de Sarouh, il décida de faire confiance en ses partenaires de Gensou. Si Cacaunoy était membre de leur escouade, cela devait signifier qu'elle était en contrôle de l'entité.
Alors que Tokri s’apprêtait à lui demander s’il ne serait pas préférable de la questionner afin de connaître les détails, le Tsumyo ajouta en lui souriant sincèrement :
— Demande à Nika si tu veux les détails. Je suis désolé, mais ressasser ces souvenirs une seconde fois me fatigue. Et je pense qu’elle a besoin d’échanger avec toi.
L’Utak tiqua et détourna son attention sur la désactivation d’un piège. Le Gensouard savait qu’il aurait pu réaliser cette action tout en lui répondant, mais il respecta son silence :
— Tu n’es pas le premier à me le dire, soupira Tokri en se redressant. Ca attendra notre retour à Chikara.
Le taijutsuka attendit que son collègue s’occupe d’un piège à pic avant d’aborder le dernier sujet qu’il souhaitait éclaircir.
— Et Izul ? J’avais le sentiment que ça roulait entre vous, comment ça se fait que ça a dégénéré ?
L’Utak connaissait une partie des événements, du moins du point de vue de la Leïl. Mais il lui semblait plus pertinent de feindre l’ignorance afin d’obtenir la vision la plus pure possible de la part de l’illusionniste. Ce dernier se raidit à la question, un soupçon de colère sembla tinter un court instant son regard. Tokri s'apprêta à changer de sujet lorsque le Chuunin aux cheveux bleus s’adoucit, de manière trop subite pour être naturel :
— J’aurais justement dû m’abstenir vu la façon dont les choses ont évolué, répondit-il en un souffle. Il faut croire que je n’étais pas assez bien, ou juste pas la bonne personne pour elle.
Tout en parlant, Sarouh évita de croiser le regard du Chikarate. Le silence s’installa, faisant place à une concentration professionnelle. Comprenant que son partenaire ne souhaitait pas s’étendre davantage, l’Utak continua à désactiver des pièges et à éliminer les quelques lézards assez entreprenants pour s’en prendre à eux.
Peiné par la culpabilité que s’auto-infligeait Sarouh, Tokri hésitait à lui confier les informations en sa possession. En dehors de Gomaki, le Genin s’était juré de laisser Izul maîtresse de ses révélations et en aucun cas la forcer à en parler. Le second souci était que rompre ce serment l’amènerait à justifier ses actes auprès de la kunoichi-médecin, chose pour laquelle le Chikarate ne se sentait pas encore prêt.
— On y est, déclara Sarouh, arrachant son partenaire à ses réflexions.
Devant eux se présentait la fin du tunnel en un cul-de-sac. Frôlant de la main le mur, l’Utak comprit qu’il s’agissait d’une porte à double battant sans poignée et qu’ils leur suffiraient de les pousser pour continuer à avancer. D’un geste de la main, il fit comprendre au Chuunin qu’il pouvait contacter leur chef d’escouade. Sarouh porta une main à son oreillette :
— Gomaki ? Nous sommes en position.
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