Chapitre 2
« C’est une jolie métaphore. Dis-toi que la Lune et le Soleil ne cessent jamais de briller. Ils sont parfois cachés. Parfois, ils sont moins intenses, mais ils sont toujours présents pour te guider. »
_________________
Une grande silhouette s’approchait lentement d’un coin d’eau. Ses sabots piétinaient des feuilles mortes dans un léger bruissement tandis que son museau se baissait pour frôler la surface du lac. Son pelage brun brillait sous les doux rayons du Soleil et ses yeux onyx semblaient paisibles.
La forêt était calme. Rien ne pouvait briser ce moment de sérénité. Les oiseaux chantaient et les feuilles virevoltaient en rythme avec le vent. Le Soleil tentait de percer la frondaison des arbres afin d’illuminer le bois de ses doux rayons.
Mon cœur s’accéléra tandis que je retroussais mes babines. Le cerf redressa la tête, les oreilles pointées en avant et le regard scrutant les alentours pour trouver la source du bruit.
Le problème était que, bien souvent, le calme ne durait pas.
Les narines de l’animal se dilatèrent pour humer les effluves environnants. Mon père grogna et, d’un hochement de museau, il nous fit comprendre que c’était le bon moment. Il bondit le premier hors de l’obscurité, crocs sortis.
Le cerf détala en manquant de peu de glisser, bientôt poursuivit par des chasseurs qui piétinaient l’herbe sous leur course effrénée, brisant ainsi cette sérénité.
Je restai à l’arrière, les oreilles pointées en avant et les narines humant les odeurs qui m’enivraient. C’était si bon !
« Bly, mets-toi sur ma gauche. Quant à toi, Adahy, place-toi à sa droite. Effrayez-le pour qu’il perde ses repères ! » ordonna la voix de mon père.
Le Bêta lui obéit en grognant. L’Alpha pointa les oreilles en avant et lança un coup d’œil autour de lui pour contempler la nuée de loups. Nous avions tous une position qui nous était propre. Nous formions actuellement un cercle autour de l’animal pour qu’il ne puisse pas s’échapper.
Adahy claqua la mâchoire près du cerf qui accéléra le pas, les yeux révulsés, le souffle court et le cœur battant aussi vite que ses sabots qui retournaient le sol. Je ressentais sa peur.
Elle imprégnait sa peau.
Mon père accéléra à son tour pour se retrouver derrière la proie. Sa respiration à lui était calme. Régulière.
« Approchez-vous de lui ! » entendis-je.
Les loups obéirent, toujours à la même allure, et s’approchèrent de la bête. Mon père claqua ses crocs dans un bruit sec près du flanc de l’animal pour le déstabiliser. Le cerf manqua de trébucher et galopa un peu plus vite dans un nuage de poussières. J’émis un couinement pour prévenir mes amis. C’était à notre tour. Il était temps de faire nos preuves. Mon père ralentit la cadence et tourna le museau pour voir ce qu’il se passait. Un grognement lui échappa quand il m’aperçut approcher rapidement.
« Aiyana, non ! Tu vas détruire la toile que forme la troupe de chasse ! » s’exclama-t-il.
Je l’ignorai et retroussai mes babines. Le Soleil caressait mon pelage et me donnait l’impression d’être intouchable.
Bientôt, je me retrouvai près de Bly. Il me lança un coup d’œil surpris avant de grogner. Mon cœur se serra devant son regard vitreux, et son chagrin m’atteignit de plein fouet. L’image d’Iye traversa mon esprit un bref instant. Pourtant, je repoussai la pitié et continuai de galoper.
« Aiyana, tu devrais être derrière ! » aboya-t-il.
Moqueuse, je tournai légèrement le museau vers lui avant d’accélérer le pas pour le devancer. Je me retrouvai près du cerf et son odeur effleura mes narines, tandis que j’écoutais les battements affolés de son cœur. Il ne m’avait pas encore remarquée. Sa respiration haletante me prouvait qu’il s’essoufflait de plus en plus.
Un grondement menaçant m’échappa. La proie tourna la tête vers moi et se crispa en me remarquant.
« Par la Déesse de la Lune ! Aiyana, éloigne-toi ! Tu risques de te prendre un coup ! » retentit la voix de mon père.
Pour confirmer ses propos, l’animal se cabra, le regard affolé. Je plaquai mes oreilles en arrière avant de bondir sur le côté en dévoilant mes crocs, et je grondai :
« À toi, Etania ! »
Une louve blanche sortit bientôt de la nuée de loups et arriva derrière la proie. Elle claqua ses crocs contre la patte arrière droite du cerf qui émit un son plaintif avant de se cabrer à nouveau. Etania manqua de peu de se prendre un coup dans la mâchoire. Mon cœur rata un battement à cette constatation, mais elle grogna en léchant ses babines ensanglantées, l’œil pétillant.
Au bout de quelques minutes, la bête s’arrêta et nous fit face. Le reste de la meute était un peu plus loin. J’entendais le son de leurs pas, semblable à un orange menaçant, et cela effrayait le cerf.
Le poil hérissé, je tournai autour de lui, les babines retroussées, en grognant. Agile, je m’élançai et effleurai sa plaie afin de le déstabiliser. Mon père me rejoignit rapidement en me lançant un coup d’œil meurtrier.
Bientôt, le reste de la meute arriva et tourna autour du cerf, en position d’attaque. Le battement de leur cœur résonnait à mes oreilles, en synchronisation avec le mien. Nous ne formions qu’un.
« Bly, attire son attention ! J’en profiterai pour l’achever ! » grogna l’Alpha.
Le Bêta acquiesça comme un automate, et bondit entre le cerf et moi. Je reculai tandis que le loup gris s’élançait en avant pour refermer ses crocs près du cerf. Ensuite, il tourna autour de lui sans cesser de claquer sa mâchoire près de la bête pour l’épuiser.
Mon père en profita pour se jeter à sa gorge et enfoncer ses canines dans sa jugulaire. L’animal s’écroula au sol dans un bruit sourd, les yeux exorbités. L’Alpha s’empressa de retirer ses crocs pour ancrer ses prunelles dans les siennes en léchant ses babines sanguinolentes.
Les loups-garous, avant d’achever leurs proies, les remerciaient, mais remerciaient aussi leur Déesse, Magena, afin d’exprimer leur gratitude. C’était grâce à leurs prises qu’ils ne mourraient pas de faim.
Ils se rattachaient à Magena, car elle était comme une source d’espoir. Ils avaient besoin de croire en une force probablement inexistante.
J’y croyais, moi aussi. Du moins, je doutais. Peut-être existait-elle ? Peut-être pas ? Je n’en savais rien.
L’Alpha baissa la tête, les oreilles pointées vers le cerf, l’air paisible. Il priait silencieusement, tout comme le reste de la meute.
Le cerf, à même le sol, observait mon père. Son regard noir n’exprimait aucun sentiment de malveillance. Il n’avait pas remporté la bataille, alors pourquoi en vouloir aux vainqueurs ? Il ferma les paupières en attendant la fin. Il s’en remettait à son prédateur.
Alors l’Alpha s’approcha de lui en lui lançant un dernier coup d’œil empli de gratitude, puis il bondit sur lui afin d’enfoncer ses crocs dans un point vital pour terminer le travail.
Il se redressa en s’ébrouant. Il ordonna à quelques loups de conduire le cerf jusqu’au camp. Ils se transformèrent donc pour le porter sans difficulté dans un silence religieux. Ahanu me rejoignit, sous le regard d’Etania qui, comme lui, était une amie d’enfance. Je gardai mon attention rivée sur mon géniteur en ignorant la sensation étrange qui se diffusait dans mes veines, ainsi que l’odeur âcre du sang de la bête.
« Ton plan a complètement foiré. » constata mon ami, moqueur.
Etania se redressa et nous dévisagea en agitant malicieusement ses oreilles. Ses prunelles émeraude brillaient d’un éclat amusé et enjolivaient son pelage d’un blanc pur.
« Pourquoi voulais-tu qu’à nous trois, nous chassions ce cerf ? » m’interrogea-t-elle.
Je me détournai d’elle en fronçant le museau, assourdie par mon cœur qui battait la chamade.
« Je voulais voir ce que ça donnerait. » mentis-je.
Mon père arriva avant qu’elle ne renchérisse. En un seul regard, il congédia mes amis. Je me tendis quand il dévoila ses crocs.
« Mais à quoi jouais-tu ? Tu n’es pas seule, Aiyana ! Tu dois donc suivre le mouvement et obéir ! Tu nous as mis en danger ! »
Sa voix claqua dans mon esprit. Je baissai la tête en sentant mes poils se hérisser. Mon cœur se serra et mon sang se glaça. Pourquoi ne comprenait-il donc pas ? Ne pouvait-il pas ouvrir les yeux ? Pourtant, il avait raison… J’avais mis la meute en danger. Lorsque l’on chassait, il fallait respecter la configuration. C’était comme une toile, et chaque loup avait une place spécifique pour la maintenir. Un faux pas risquait de la briser.
« Je… »
Il pencha le museau sur le côté en attendant la suite. Je scrutai rapidement les alentours et aperçus mon frère, Adriel. Il était plus âgé que moi de seulement un an.
« Oh ! Adriel m’appelle ! On remet ça quand tu veux ! »
Je détalai vers le loup au pelage semblable à celui d’un castor, d’où son nom. Son regard surpris me fit lâcher un grognement moqueur, bien que mon cœur restait serré de peine.
La journée passa ensuite à toute vitesse. J’avais fui toute la journée mon père, et avais passé le reste de l’après-midi dans mon jardin secret, seule, dans l’espoir d’apaiser mon cœur.
Assise sur les genoux, je contemplai la voûte céleste. La Lune brillait intensément pour se refléter sur la surface de l’eau. Les grenouilles coassaient tandis que des lucioles virevoltaient dans un ballet splendide au-dessus du lac. Mes mains s’amusaient à effleurer l’herbe qui chatouillait ma peau tandis qu’un sentiment de bien-être se diffusait dans mes veines.
J’esquissai un sourire en fermant les paupières lorsqu’une légère brise effleura mon visage en apportant avec elle l’odeur des baies.
— Je savais que tu serais là, Aiyana, me dit une voix familière.
Lentement, je rouvris les yeux et mon sourire s’accentua. Je tournai la tête et croisai le regard d’un bleu pur d’Hania, une femme âgée. Son nom signifiait guerrier d’esprit, et ça lui allait parfaitement bien.
Elle me sourit à son tour. Ses traits Amérindiens, malgré sa vieillesse, restaient rayonnants. Son regard montrait toute la force qu’elle avait, et son corps frêle dégageait une puissance écrasante.
J’admirais cette femme.
Hania s’assit près de moi en observant à son tour le spectacle qui s’offrait à nous. Elle était une louve solitaire. Je l’avais rencontrée lors d’une énième dispute avec mon père. Je m’étais réfugiée à cet endroit et le lieu m’avait de suite apaisée. Ensuite, elle était arrivée et nous avions discuté pendant de longues heures.
Elle était si secrète, je ne savais rien à son propos.
— Comment te portes-tu ?
— Je vais bien, et toi ? répondis-je.
Un tendre sourire étira ses lèvres pour seule réponse. Elle tritura ensuite ses longs cheveux blancs pour faire une natte. Je la contemplai en profitant de sa présence.
Elle tourna le visage vers mon et mon attention s’attarda sur la cicatrice qu’elle avait sur le front. Elle ressemblait à un croissant de Lune. Elle ne m’avait jamais expliqué d’où elle lui venait.
— Et comment ça se passe avec ton père ? m’interrogea-t-elle.
Mon cœur se serra et je me détournai. Je levai le nez vers la Lune qui semblait se moquer de ma situation.
— On ne change pas les bonnes habitudes, lâchai-je sarcastiquement.
— Tu devrais mettre les choses au clair, me conseilla-t-elle. Lui dire tout ce que tu as sur le cœur.
— Ça ne servirait à rien. Pour lui, je ne suis qu’une incapable. Il aurait préféré un autre fils, plutôt qu’une fille aussi étrange. Dis-toi qu’il ne voulait même pas que j’assiste à la cérémonie d’adieu concernant Iye…
Ma gorge se noua et je m’efforçai de garder mon attention rivée sur le ciel. Hania esquissa un mouvement et, bientôt, sa main fripée se tendit vers moi.
— Ne dis pas de bêtises pareilles, tu n’es pas étrange, juste différente. Pourquoi ne pas t’en contenter ? D’ailleurs, les loups ne sont pas mieux que les moutons. Ils suivent le mouvement sans regarder plus loin. N’est-ce pas ironique ?
Un rire m’échappa et je saisis sa poigne pour la serrer en repoussant l’image d’Iye. Sa mort avait laissé un goût amer au sein de la meute. Tous étaient en deuil. Et sa fille… Elle était complètement détruite. Je secouai la tête en profitant de la chaleur d’Hania. Elle caressa tendrement ma main avec son pouce.
— Alors fiche-toi du regard des autres, continua-t-elle. Ton père ne le dira jamais, mais je suis persuadée qu’il est fier de ce que tu es. Et je pense surtout que tu ne cherches pas seulement à lui prouver ce que tu vaux. Tu cherches aussi à te convaincre toi-même.
Hania me fascinait. Elle était si sage et réussissait clairement à lire en nous. C’en était même terrifiant.
— Tu n’as pas totalement tort, avouai-je. Mais je voudrais lui montrer que je peux aussi agir comme une Alpha. De toute manière, j’en suis contrainte, je suis sa fille.
— Toi et tes frères avez du sang d’Alpha, et le plus vieux d’entre vous reprendra le pouvoir le moment venu.
Mon frère le plus âgé, Yahto, avait vingt-cinq ans. Mais il avait un handicap, alors il ne pourrait sûrement pas reprendre le flambeau. L’une de ses jambes était tordue à cause d’une malformation, et cela l’empêchait de courir, de se battre ou de chasser convenablement. Cela me brisait le cœur, mais il gardait la tête haute et souriait constamment à la vie.
Ensuite, il y avait Adriel. Lui avait vingt-quatre ans. C’était peut-être lui qui reprendrait les rennes, mais il ne voulait pas. Son faux-jumeau, Gaagii, était plus jeune de quelques secondes. Tous deux étaient infernaux.
Après, il y avait moi, puis Amarok qui avait dix-neuf ans. Enfin, il y avait les deux teignes, Paco, âgé de onze ans, et le petit dernier, Sahale, qui avait sept ans.
C’était une grande famille, sans compter la meute.
— Même si je devais devenir Alpha, je voudrais qu’il me voit à ma juste valeur, murmurai-je.
— Je te l’ai déjà dit, reprit-elle. Il est fier de toi, mais il ne l’avouera jamais. Mon père était pareil.
Un nuage recouvrit la Lune. Même couverte, elle était toujours présente. J’inspirai profondément l’air.
— Tu vois, poursuivit Hania. C’est une jolie métaphore. Dis-toi que la Lune et le Soleil ne cessent jamais de briller. Ils sont parfois cachés. Parfois, ils sont moins intenses, mais ils sont toujours présents pour te guider. C’est comme pour ton père, il sera toujours là pour toi. N’en doute jamais.
— Comment était ton père ? lui demandai-je en réfléchissant à ses paroles.
Elle esquissa un sourire avant de se redresser difficilement. Le voile blanc autour de ses épaules virevoltait en rythme avec ses cheveux. Ses prunelles bleues me détaillèrent attentivement avant qu’elle opine. Par la suite, elle se métamorphosa sous mes yeux en une petite louve grise.
Sur son front, il y avait la marque semblable à la Lune. Ses pattes tremblaient à cause de son manque de force. Ma poitrine se serra à cette constatation. Elle agita ses oreilles avant de tourner les talons pour s’enfoncer dans les ténèbres.
J’aurais tant voulu qu’elle rejoigne notre meute, mais elle avait refusé que j’en parle à mon père. Pourquoi ?
Mes lèvres se tordirent. J’étais déçue qu’elle soit partie aussi vite. Alors je me tournai vers le lac en fermant les paupières afin de savourer cette sensation de paix.
Paix qui n’était pourtant que chimère, au fond de mon cœur.
Annotations
Versions