Epilogue : (Le roi)

7 minutes de lecture

Les rues du troisième niveau sont anormalement bondées aujourd’hui. Même les nobles sont descendus de leurs avenues bordées d’arbres, pour fouler les pavés boueux.

Tous veulent assister au départ du grand voilier amarré au quai. Tous, sauf moi. Quel intérêt de se déplacer pour regarder un bateau prendre le large ! À croire que c’est la première fois !

Non, je préfère plutôt profiter des rues désertes, et du silence pesant. Mes pas m’amènent devant la grille séparant le deuxième niveau du premier. Il n’est pas difficile de comprendre en voyant les énormes bâtisses entourées d’arbres, qu'au-delà de cette barrière habitent les riches. Aussi loin que je me souvienne, les gardes m’ont toujours empêché d’y pénétrer.

Mais aujourd’hui, étrangement, alors que je m’avance vers l’entrée, les gardes ne bougent pas. Leurs expressions neutres voire agressives ont laissé place à une confusion teintée de quelque chose qui me surprend… Et c’est avec un respect non dissimulé qu’ils ouvrent un peu plus les portes devant moi. Ébahi, je les dévisage.

- Pourquoi ouvrez-vous les portes ?

- Parce que vous êtes… commence le premier garde avant de subitement s’arrêter, comme s’il cherchait le bon terme à utiliser, parce que vous êtes quelqu’un qui… a pris de sages décisions pour le bien de l’île.

- Ah bon ?

Je fouille dans ma mémoire, en vain.

- Je ne m’en souviens pas alors, je réponds en me grattant la barbe songeur.

J’ai toujours été tête en l’air, mais oublier des décisions aussi importantes… j’ai du mal à le croire.

-Nous nous en souvenons nous, affirme l’autre garde, tandis que le premier hoche la tête. Faites nous confiance, vous êtes tout à fait en droit d’entrer si vous le voulez.

Je décline poliment leur invitation et préfère revenir sur mes pas. Sérieusement, comment pourrais-je avaler de pareilles bétises ?

Je m’engage dans l’une des rares rues en ruine du deuxième niveau. J’enjambe un muret à moitié détruit, et pénètre dans l’une des bâtisses qui tient encore debout. Je déplace les pierres, cherche dans le moindre meuble que je trouve. Je trouve quelques plumes, des vêtements sales et délavés, et des bijoux sans valeur. Je ramasse aussi une assiette qui a miraculeusement survécu aux intempéries et aux chutes de pierres provenant du plafond. Seul objet un tant soit peu coûteux. Je fourre tout ça dans un sac, et me dirige vers le marché. Il y a toujours un marchand pour échanger mon maigre butin contre de quoi manger.

On m’attrape par l’épaule pour me tirer dans une ruelle sombre. Je me retourne et fait face à un homme vêtu sombrement. Celui-ci retire sa capuche, et c’est un parfait inconnu qui me fait face. Que me veut-il ?

- Qui êtes-vous ? Je demande, me redressant pour paraître assuré et imposant.

L’inconnu passe une main dans ses cheveux blonds, le regard torturé.

-Tu ne me reconnaîtras donc jamais ?

Sa voix se brise, il semble perdu dans ses pensées.

- Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrés ? Je demande, tentant de comprendre.

- Oui ! Explose l’autre en face de moi, bien sûr que l’on se connaît ! Pendant combien de jours encore vais-je devoir te le dire ?

Il s’effondre et se prend le visage à deux mains. Son désespoir me touche, d’une manière que je ne peux expliquer. Je suis persuadé de n’avoir jamais rencontré cet homme, et pourtant… j’ai l’impression que quelque chose m’échappe.

Je m’accroupis et lui touche l’épaule pour tenter de l’aider. Il a beau n’être qu’un inconnu, je ne peux pas le laisser dans cet état.

- Vous m’avez confondu, cela arrive à tout le monde. Je suis sûr que vous retrouverez la personne que vous…

- Père… il se redresse pour me regarder à travers ses larmes… je… j’ai tout perdu…

Je n’ai pas le cœur de le reprendre. Je l’entoure maladroitement de mes bras.

- j’ai tout gâché, il me dit. Je n’aurais jamais dû te laisser… le troisième niveau… je n’ose même pas imaginer la vie que tu as dû mener à cause de moi… je m’en veux… on a tout perdu… la couronne, le respect… et s’ils m’attrapent… la vie…

Je ne réponds rien. Mieux vaut que je n’accorde pas d’importance à ses hallucinations. Que je me contente de l’écouter. Mais lui ne semble pas de cet avis.

- Je ne méritais pas la couronne, hein ? Je manipulais mon monde, je régnais avec autant d’honnêteté et d’empathie que je le pouvais, mais au fond je ne le méritais pas, hein ?

Il me regarde, attendant sûrement que je confirme ses paroles.

- Je pense... Que tout le monde fait des erreurs, je réponds avec hésitation.

- C’est vraiment la seule chose que tu es capable de me dire ?

Il tente de sourire, mais cela ressemble plus à un rictus. S’il a un jour été heureux, il a depuis perdu toute trace de bonheur.

- Je ne sais pas, je ne me souviens pas de t’avoir vu régner un jour, je lâche.

- Oui c’est ça, il raille, ta mémoire te joue encore des tours. Pauvre vieillard, il ne souvient plus ni du règne de son fils, ni de son propre règne, que dis-je ! Il ne se souvient même plus de son propre fils !

Ses paroles ne m’atteignent pas. Elles ne peuvent pas. Elles découlent de sa folie, et sonnent donc creuses à mes oreilles.

Voyant mon absence de réaction, il se lève brusquement. Son regard est résigné. Je me relève aussi, et chasse la poussière de mes vêtements tandis qu’il remet sa capuche. Il se retourne et s’éloigne.

- J’aurais essayé, je l’entends marmonner, mais quoique je fasse, ses souvenirs finissent toujours par s’effacer. Ah ! Ce pouvoir ne me sert strictement à rien si je ne peux pas aider les amnésiques !

Il s’arrête, quelques mètres avant la fin de la ruelle.

- Vous savez quoi ? S’écrie-t-il soudain, semblant avoir oublié ma présence. Je vous le rend votre pouvoir ! J’en ai plus besoin ! Allez, ne vous gênez surtout pas, je ne le mérite pas de toute façon.

Je m’approche discrètement. Cet homme est fou. S’il continue à parler tout seul comme ça, il va finir jeté à la mer !

Une douleur fulgurante au crâne me cloue sur place.

(Point de vue de Henry)


Je sens mon pouvoir me quitter. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai l’impression que ma mémoire rétrécit, emportant avec elle tous les souvenirs qui ne m’appartenaient pas. L’image des lumières disparaît peu à peu de mon esprit. Je ne fais rien pour l’empêcher. Je ferme les yeux pour savourer cette nouvelle sensation qui s’installe.

Débarrassé du pouvoir qui me pesait.

Enfin.

Au moment où la dernière miette de pouvoir s’échappe de moi, je souris. On m’a enlevé un poids de mes épaules.

Un cri derrière moi me glace le sang. Je me retourne lentement et découvre mon père au sol, se tenant la tête à deux mains. Le visage déformé par la douleur. J’accours vers lui. Je cherche frénétiquement sur son corps toute trace de blessure sans rien trouver. Mon père crie comme s’il était à deux doigts de mourir, et je ne comprends pas. Je ne sais pas quoi faire. Les yeux me piquent, j’ai peur de le toucher et d’aggraver sa souffrance.

- Mais que vous arrive-t-il à la fin ?! Je hurle, les larmes aux yeux.

Les cris s’espacent, perdent en intensité. Je me sens impuissant à côté de mon père, recroquevillé sur le pavé. Jamais je ne l’avais vu aussi frêle et fragile. Le silence s’installe finalement. Mon visage est strié de larmes. Je demande, inquiet.

- Vous allez bien ?

Mon père se redresse, dos à moi. Il se passe les mains dans ses cheveux.

-Oui… je vais bien.

- Je pense que je vais vous laisser, je dis en me relevant. Pardon de vous avoir importuné.

Mon cœur me hurle de ne pas le laisser, mais je me force à avancer. Rester ici ne sert plus à rien. Je ne vais pas insister. Je ne vais pas chercher à revenir dans sa vie, espérer qu’après tout ce temps, il puisse à nouveau me considérer comme…

- Henry ?

Je me fige. Je rêve. Ce n’est pas possible.

- Mon fils… c’est toi ?

Les larmes reviennent, mais cette fois, ce sont des larmes de joie. Je me retourne et cours pour étreindre mon père. Je le percute de plein fouet mais cela m’importe peu. D’abord surpris, il finit par passer ses bras autour de moi, et je me sens à nouveau redevenir un enfant.

- Père ! Je sanglote.

- Je suis là mon fils, je suis là à présent.

J’ai toujours rêvé qu’il n’ai plus de mémoire défaillante. J’ai tenté de lui implanter les souvenirs qu’il oubliait chaque jour, mais ceux-ci disparaissaient comme les autres. Il ne se rappelait jamais qu’il avait un fils, qu’il était roi… et maintenant que j’ai abandonné le seul pouvoir qui aurait pu le guérir d’après moi, les dieux décident enfin de lui rendre ses souvenirs. Quelle ironie !

Il a tellement d’années à rattraper.

Et dire que je suis recherché…

Mais je ne veux pas mourir. Je ne veux pas du pouvoir dont j’ai tant voulu toutes ces années, je ne veux plus rien… sauf de rattraper le temps perdu avec mon père. Je regarde en direction du port, grouillant de gens.

Le seul moyen d’obtenir ce que je veux est de s’offrir une croisière clandestine.

Annotations

Vous aimez lire Arianne D Charles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0