Eduardo

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Eduardo verra sa retraite baisser cette année. Trouvant cela injuste, je vous raconte un peu sa vie.

En 1965, Eduardo, arrive en France à neuf ans avec ses parents qui fuient le régime injuste instauré par Salazar au Portugal. Pour illustration, comptez l'équivalent de trois cent euros pour pouvoir sortir du pays à ce moment, du fait de la corruption. Ils s'installent tous les sept dans l'ouest de la Bourgogne. Sept, car Eduardo est l'aîné de quatre frères et d'une sœur d'à peine un an. Il aidait déjà son père dans son travail au Portugal, et cela ne s'arrête pas en arrivant en France. Il va cumuler l'école, où il prend du retard à cause de la barrière de la langue, et l'aide au travail de son père : bûcheron. Sa tâche consiste à ramasser le bois, l'empiler, puis très rapidement passer à la tronçonneuse et à la hâche.

Loin du clan familial, leur niveau de vie demeure bas, d'autres enfants se rajoutant au fur et à mesure des années. Sa mère, courageuse, voue sa vie à ses enfants et à son foyer. S'occuper de neuf enfants n'est pas une tâche facile. Et Eduardo, étant donné sa position dans la famille, va être le second pilier de la maison. La famille reste à l'ancienne, la mère s'occupe de tout, le père travaille, et se met les pieds sous la table. Eduardo s'occupe avec sa mère de toutes les tâches ménagères et du reste de la famille. Eduardo ne dit rien, on lui a appris que la vie n'était pas facile, et il s'en rend bien compte. Il relève la tête, voit comme les autres galèrent, et avance.

À cette époque, l'école française ne s'adapte aucunement aux immigrés qui sont envoyés immédiatement dans les classes SES (sections d'éducation spécialisées) appelées aujourd'hui SEGPA. Eduardo ne fait pas exception. Avant 1983, l'école s'arrête à quatorze ans, il commence légalement à travailler à cet âge, même si on peut noter qu'il seconde déjà son père tous les week-ends.

Chez lui rien n'est simple, le dimanche il n'y a qu'un poulet sur la table, avec des pommes de terre, pour onze personnes. Ses cousins, qui habitent près de chez lui, sont dans des situations encore plus compliquées, car leur père n'a pas de travail fixe. Une autre scène typique de chez les cousins : la saucisse. Si cela peut prêter à sourire au premier abord, la scène est en fait plutôt misérable : le cousin Luis met une saucisse dans son pain, qu'il tire au fur et à mesure, afin de laisser le goût de la saucisse dans le pain, mais sans manger la saucisse.

En bref, une enfance plutôt difficile dans une France en reconstruction, qui voit à ce moment-là d'un bon œil l'arrivée des immigrés qui viennent faire les sales boulots dont certains Français ne veulent pas, durant toutes les Trente Glorieuses. Eduardo travaille dès son plus jeune âge. Mais il ne connait pas la loi, bien que nul n'est censé l'ignorer. Son patron l'emploie sans contrat de travail, avec un simple papier, Eduardo pense que c'est bon. Les premières années, il reste chez ses parents et leur donne la moitié de son salaire. Il s'en fiche pas mal, il est heureux d'aider sa mère, car à ce moment-là, elle est la personne la plus précieuse à ses yeux.

Il rencontre sa future femme dans les années 70. Elle travaille dans une entreprise du coin, résiste parfaitement aux crises successives. Ensemble, ils ont un enfant. Eduardo a eu la chance de s'occuper déjà de sa famille auparavant, et c'est avec joie, et plus de moyens, qu'il prendra soin de celle qu'ils ont construit tous les deux. Il joue au tennis, depuis très jeune, et il transmet cette passion à son fils, qui deviendra professeur de tennis.

Eduardo travaille des années en tant que bucheron, puis trouve des contrats en scierie et en usine, où il exerce durant une vingtaine d'années. Mais dans les années 80, les usines ferment les unes après les autres. N'ayant aucune qualification, il est vite relégué derrière les autres personnes souvent plus qualifiés. Le chômage de masse arrive, il bosse là où il peut, souvent dans le bâtiment.

Eduardo arrive à la cinquantaine et a de plus en plus de problèmes de santé, au niveau des articulations, surtout. À cinquante-quatre ans, cela fait déjà quarante ans qu'il travaille. Lorsqu'il donne aux différents organismes ses premiers contrats, on lui dit qu'il n'a pas cotisé, et que ces cinq premières années ne compteront pas. Avec les interruptions de travail forcées dues à des blessures diverses, et avec les recherches d'emploi, il lui manque près de dix ans pour avoir sa retraite à temps plein. Avec le temps, sa femme et lui ont réussi à devenir propriétaires, dans une petite ville de Bourgogne, en banlieue.

Eduardo n'a pas le choix, il continue dans le bâtiment, mais les kystes se multiplient. Il a trente pourcents d'invalidité, n'a rien le droit de toucher, et ne peut plus exercer son métier devenu trop pénible. Le tennis est terminé pour lui, trop d'à-coups. Au bout de plusieurs années à chercher un métier qui ne serait pas physique, il laisse tomber, et prend la retraite anticipée qu'on lui offre : à peine la moitié d'un SMIC. Heureusement que sa femme travaille.

Mais Eduardo reste un homme simple, qui a vu pire dans la vie. Il se met au vélo, et renoue avec un grand amour : la photo. Aujourd'hui ça ne coûte plus rien, et ça fait du bien. Puis, son fiston a eu une fille, Romane. Quoi de mieux pour un retraité, même fauché ? Puis il s'en fout d'être fauché, il a acheté un camping-car, avec toutes ses économies, et vit sa vie maintenant, à travers la France. Il explore, il visite, il découvre, il parcourt. À photographier tout et rien, sa femme et son chien, sa petite fille et son fils, et cette France qui reste magnifique, malgré les difficultés.

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