Les mains propres

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Journal "Le Monde", édition du lundi 10 mars 2026
Le gouvernement al-Charaa multiplie les amnisties controversées. Plus d'un an après la chute du dictateur Bachar el-Assad, 847 anciens miliciens ont été graciés. Les associations druzes dénoncent "les bourreaux d'hier qui sont les fonctionnaires de demain". Le nouveau pouvoir de Damas affirme que ces actes de "Justice transitionnelle" garantissent le bon fonctionnement du gouvernement.
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Leïla pointe l'arme mais ses mains tremblent. "Ne pas flancher", pense-t-elle, "aucune faiblesse pour ces monstres !".

Face à elle un homme entre deux âges, résigné.

Dans la confusion du changement de régime, elle l'avait suivi, traqué. Cela n'avait pas été difficile depuis qu'il avait été gracié.

"Leïla Khoury. On m'a dit que tu avais survécu. Mais il faut m'écouter..."

"T'ECOUTER !!", hurle-t-elle, au comble de la fureur. Puis le coup de feu qui lui fracasse les oreilles.

Son esprit rationnel sait qu'il faut partir. Maintenant. Ses larmes de rage n'étaient pas prévues.

Elle appuie encore, encore, vide le chargeur sur le corps effondré de son bourreau.

Lorsque tout est terminé, elle essuie son visage et prend conscience des sirènes qui se rapprochent.

Elle pense "Déjà ? Pas déjà !" mais il est trop tard pour s'enfuir.
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Mars 2024. Leïla se souvient de chaque détail.

Avant, il y avait eu les regards insistants. Les compliments qui sonnaient faux. "Une belle Druze comme toi, toute seule... tu as besoin de protection." Elle avait refusé. Poliment. Puis fermement.

Sa mère la mettait en garde contre son intransigeance. Sans homme à la maison, comment lui faire entendre raison ?

Un matin, le petit lieutenant de milice semblait contrarié. Pas de compliment pour Leïla, ce jour-là. Il avait interpellé sa mère : "Dis à ta fille qu'elle vieillit ici. Je pourrais lui offrir une vie rêvée." mais c'est la réponse de Leïla qui avait fusé : "C'est vrai ce qu'on dit sur les petits hommes avec une grosse arme ?".

Il s'était rapproché et l'avait giflée très fort. Puis il la traîna par les cheveux et la jeta violemment dans le puits du village.

Sa mère accourue pour la défendre fut stoppée par le coude du soldat. Souffle coupé, elle tituba et il la poussa dans le puits à son tour.

Il sortit son arme, tira en l'air et hurla : "Maison par maison ! Ces chiens de Druzes cachent des armes !"

Recroquevillée au fond du puits, Leïla avait tenu sa mère mourante dans ses bras. Le sang coulait de sa bouche. Elle avait essayé de lui demander pardon mais aucun son n'était sorti. Pardon, maman, de ne pas avoir écouté, pensait-elle, ne me quitte pas. Mais le corps de sa mère, déjà, devenait froid.

Au-dessus, le village brûlait. Les cris. Les tirs. Le silence qui était venu, lentement, après des heures interminables. Elle avait attendu tout le jour et une partie de la nuit.

Réveillée en sursaut, transie de froid, elle avait réussi à sortir du puits au petit matin. Elle trouva le village rasé. Ses voisins assassinés. Tout le monde.

Son bourreau ne l'avait pas tuée. Elle serait témoin du massacre.
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Seule dans une cellule de garde à vue depuis vingt-quatre heures, Leïla était épuisée par l'interrogatoire incessant dans son esprit. Comment avait-elle été arrêtée si rapidement ? Pourquoi personne ne l'interrogeait ? Elle n'avait confié son projet à personne et elle avait assassiné un repenti. Sous le régime al-Charaa, quelle serait sa punition ?

Une gardienne entre, plateau de thé à la main. Elle est jeune, le voile soigneusement ajusté. Elle pose le thé devant Leïla avec un sourire timide.
"Vous savez... ce que vous avez fait... beaucoup de femmes ici vous admirent."
Leïla lève les yeux, surprise.

"Ce traître qui vendait notre pays aux étrangers. Il racontait des mensonges sur notre gouvernement. Grâce à vous, il n'y aura pas de témoignage".
La gardienne pose une main sur son épaule.
"Vous êtes courageuse. Une vraie Syrienne."
Elle sort. La porte se referme doucement.

Leïla fixe le thé.

Le petit lieutenant serait-il devenu informateur ? Avec les rats, il faut s'attendre à tout, pense-t-elle.

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La porte s'ouvre. Un officier, sourire compatissant.

"Madame Khoury, vous êtes libre. Justice transitionnelle. Un chauffeur vous attend."

Libre. Après un meurtre. En vingt-quatre heures.

Qu'est-ce que cela signifie ?

Dans le couloir, une affiche récente : "Programme national de Réconciliation Mémorielle - Participez à la reconstruction de la Syrie". Le logo du ministère. Celui de l'ONU. Et ce symbole qu'elle avait déjà vu... où exactement ?

Elle monte dans une voiture ; le chauffeur ne parle pas. Une longue route de campagne qu'elle ne reconnait pas. Ce n'est pas le chemin de Damas.

"Où m'emmenez-vous ?"

"Centre de réhabilitation psychologique, madame. Protocole standard pour les victimes de traumatisme post-conflit. Deux semaines. Gratuit."

Ils arrivent devant un bâtiment neuf. Propre. Presque luxueux. Une infirmière l'accueille, toujours ce même sourire professionnel.

"Simple procédure, madame Khoury. Pour votre bien-être."

L'injection est rapide. Leïla sent ses jambes se dérober.

Quand elle se réveille, la pièce est blanche. Un casque léger sur sa tête. Des électrodes. Une voix douce dans les haut-parleurs :

"Protocole de Réconciliation Mémorielle, séquence 1. Nous allons identifier les souvenirs sources de votre traumatisme."

Sur l'écran devant elle, des images défilent. Le puits. Sa mère. Le village en flammes.

"Parfait. Nous avons localisé les engrammes problématiques. L'effacement ciblé préservera votre identité tout en supprimant la douleur."

Leïla veut hurler, se débattre, mais son corps ne répond plus.

"Ne vous inquiétez pas. Vous vous souviendrez d'avoir eu une mère aimante. D'un village paisible détruit par la guerre. Mais sans haine. Sans ce besoin de vengeance qui vous empoisonne."

La voix marque une pause.

"Le gouvernement al-Charaa investit dans l'avenir. Pas dans les rancœurs du passé. Vous comprenez ?"

Le casque vibre légèrement. Leïla sent quelque chose se délier dans son esprit.

"Madame Khoury... vous souvenez-vous pourquoi vous êtes ici ?"

Elle cherche. Le puits. Sa mère. Mais... le visage du petit lieutenant s'estompe. Pourquoi avait-elle tiré sur lui ? Sur qui ?

"Très bien. Séquence 2. Dans quelques jours, vous serez une citoyenne modèle."

Sur l'affiche du couloir qu'elle avait vue, le symbole qu'elle n'avait pas identifié s'affiche maintenant clairement sur l'écran : une silhouette de tête humaine, traversée d'un trait lumineux.

Le logo international du Protocole de Réconciliation Mémorielle.

Utilisé dans quatorze pays post-conflit.

Financé par l'ONU. 100% de réussite annoncée.

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